Les Éditions de Minuit ont mené pendant la guerre d’Algérie un combat à la fois moral et politique. Il s’agissait, souligne Anne Simonin, à la fois de dénoncer la torture en faisant valoir les droits de la conscience et de réaffirmer les valeurs universelles de la République française, renouant ainsi avec l’engagement dreyfusard et résistant.
À l’occasion du cinquantième anniversaire des accords d’Évian, les Éditions de Minuit ont souhaité que sept ouvrages militants appartenant au catalogue algérien soient à nouveau disponibles. Ils sont accompagnés d’une plaquette, Le droit de désobéissance. Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie d’Anne Simonin, chercheur au CNRS, auteur de Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission (Imec éditeur) et de Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958 (Grasset).
7 ouvrages du catalogue algérien des Éditions de Minuit sont à nouveau disponibles :
Henri Alleg, La Question, 1958, suivi de « La torture au cœur de la République » par Jean-Pierre Rioux, 2008.
Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, 1961.
Robert Bonnaud, Itinéraire. Préface de Pierre Vidal-Naquet, 1962.
Provocation à la désobéissance. Le procès du déserteur, 1962.
La gangrène, 1959.
Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin (1957-1978), préface de Laurent Schwartz, paru initialement en 1958.
Noël Favrelière,Le désert à l’aube, 1960.
La Vie des Idées : Pourquoi les Éditions de Minuit ont-elles souhaité rééditer, à l’occasion du cinquantième anniversaire des accords d’Évian, sept ouvrages du catalogue algérien ?
Anne Simonin : Peut-être parce que l’engagement dans la dénonciation de la guerre d’Algérie est une prise de position encore aujourd’hui souvent mal comprise, et facile à délégitimer. Lus ensemble, les sept livres (dont celui qui est devenu un classique, La Question d’Henri Alleg) disent que la dénonciation de la torture, axe fondamental de la production éditoriale des Éditions de Minuit, n’est pas une position « morale » mais bel et bien une position « politique » qui conduit, à partir de 1960, à valider un comportement extrême : la désertion. Les livres qui ont été réimprimés ont pour fonction d’expliquer comment des hommes marqués par la Résistance, et son héritage patriotique, ont été conduits à opérer une véritable révolution, et à devenir traîtres pour rester fidèles à cet héritage, et préserver l’identité de la France patrie des droits de l’Homme. Dans Le Désert à l’aube, Favrelière raconte comment il devînt déserteur : pour sauver un jeune combattant algérien d’une exécution sauvage. Dans Itinéraire, Robert Bonnaud, lui aussi témoigne que ce qu’il a vu d’horreurs ordinaires en Algérie en tant que rappelé. Et comment, de retour en France, cette expérience oblige, et pousse au militantisme, et à la critique des positions adoptées par les partis de gauche, le parti communiste en particulier. Dans Les Belles Lettres, Charlotte Delbo, auteur à venir d’une trilogie majeure sur Auschwitz, laisse exploser son « indignation », – la chose était alors moins à la mode qu’aujourd’hui –, en produisant un livre d’une forme très neuve : une parodie de roman épistolaire, coupé-collé commenté des attaques et des réponses qu’échangent dans la presse les intellectuels des différents bords. Avec Provocation à la désobéissance, publication des actes du procès intenté en décembre 1961 à Jérôme Lindon pour la publication d’un roman, Le Déserteur de Jean-Louis Hurst (sous le pseudonyme de Maurienne), les motivations de l’engagement dans la dénonciation de la guerre d’Algérie sont précisément explicitées devant les juges. La Ve République n’a jamais été menacée de devenir totalitaire sous les différents régimes d’exception imposés par « les événements », elle n’a, en revanche, pas échappé à l’absurde ou à l’ubuesque, en poursuivant un éditeur pour des opinions émises par un personnage de roman dans un livre saisi que, pour condamner, les juges ont dû résumer de façon détaillée à l’audience...
La Vie des Idées : Dans le commentaire qui accompagne cette réédition, vous évoquez, pour qualifier le combat mené par ces intellectuels et porté par les Éditions de Minuit, la « tradition dreyfusarde ». Pour quelles raisons ?
Anne Simonin : C’est Pierre Vidal-Naquet qui, dans un article devenu classique, a inventé une typologie pour penser les divers engagements dans la dénonciation de la guerre d’Algérie, et identifié les « dreyfusards », les « bolcheviques » et les « tiers-mondistes ». Les Éditions de Minuit exemplifiant la première catégorie, celle des « dreyfusards ». Pierre Vidal-Naquet était un ami personnel de Jérôme Lindon, mais il fut aussi l’historien maison pendant la guerre d’Algérie, celui qui écrivait des textes (L’Affaire Audin), celui qui expertisait certains textes, celui qui apportait des textes, celui qui, grâce au Comité Audin, dont il était l’un des membres fondateurs, aidait à leur diffusion... Qualifier de « dreyfusard » le combat mené par les Éditions de Minuit insiste sur la dimension morale de leur engagement, et son inscription dans une sphère franco-française. Ce que Jérôme Lindon résumera en une phrase, citée par Pierre Vidal-Naquet : « Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la France, non pour l’Algérie ». Si cette typologie a une portée heuristique évidente, il me semble toutefois nécessaire de lui apporter un correctif : le « dreyfusisme » des Éditions de Minuit traduit, entre 1957 et 1962, la permanence d’un gaullisme de gauche, peu ou pas institutionnalisé, qui permet de comprendre qu’en 1965, après avoir été dans une opposition apparemment radicale à la politique menée par le général de Gaulle, Jérôme Lindon puisse rédiger une tribune dans Le Monde... et annoncer qu’il votera de Gaulle.
La Vie des Idées : C’est aussi de la Résistance que ces intellectuels engagés se réclament. Est-ce là une manière de légitimer la désobéissance, en montrant que, en faisant la guerre en Algérie, la République française a cessé d’être pleinement républicaine ?
Anne Simonin : La référence à la Résistance est effectivement essentielle, moins pour délégitimer la République, que pour légitimer le combat des insoumis. Les Éditions de Minuit sont la seule maison d’édition à avoir été fondées dans la clandestinité, sous l’Occupation allemande en 1942, et à avoir toujours pignon sur rue en 1957. La Résistance dans l’histoire de la maison c’est, pour le dire dans les termes de Pierre Bourdieu, un « capital symbolique » prestigieux qui anoblit les causes défendues. Mais la résistance c’est aussi, et ça c’est lié au facteur homme, à la personnalité de leur directeur, Jérôme Lindon, une obligation. Résistant – il a rejoint le maquis du Tarn à l’âge de dix-huit ans –, Jérôme Lindon a toujours eu une claire conscience de l’importance de son engagement, mais en donnait aussi toujours une version minimaliste : dans la mesure où il était juif, il avait bien été obligé de... Quand il arrive aux Éditions de Minuit, après guerre, Jérôme Lindon appartient à la fois à la « génération de la Résistance », mais pas à la génération « fondatrice » de la maison (Pierre de Lescure, Jean Bruller-Vercors, Yvonne Paraf-Desvignes). Et s’il en devient le président-directeur général en 1948, il ne « reprend » véritablement les Éditions de Minuit qu’en 1958-1959, quand il publie La Question d’Henri Alleg – le livre emblématique de la lutte des intellectuels pendant la guerre d’Algérie –, et La Gangrène – le recueil des plaintes de cinq étudiants algériens pro-FLN torturés, à Paris, rue des Saussaies. Autrement dit, la Résistance survit aux Éditions de Minuit sous la forme non d’une dévotion au passé, mais d’une perplexité – « Serais-je jamais capable, ou en mesure de, faire aussi bien que mes prédécesseurs ? ». À cette question, les choix de l’éditeur pendant la guerre d’Algérie fournissent une réponse positive : La Question et La Gangrène étant, en quelque sorte, l’équivalent historique du Silence de la mer. En conservant toutefois toujours présent à l’esprit que cette équation est vouée à demeurer imparfaite, parce que, j’y insiste, la République en état d’exception reste un régime démocratique, ce que n’a jamais été le régime de Vichy. En publiant La Question et La Gangrène, les Éditions de Minuit risquaient la faillite ; en publiant Le Silence de la mer, la déportation et la mort.
La Vie des Idées : La République en état d’exception reste démocratique, mais en pratiquant la torture, en appliquant la censure, elle se coupe des valeurs qui doivent l’inspirer : celles des Lumières, qui sont invoquées par ceux qui s’engagent contre la guerre en désobéissant. Leur combat n’est-il donc pas tout autant politique (pour le bien commun) que moral (le cas de conscience) ?
Anne Simonin : Oui, tout à fait. Mais l’enjeu est de « reprendre » plutôt que de « délégitimer » la République. Le combat des Éditions de Minuit est incontestablement un combat politique. Leur grande réussite, si je puis dire, est d’être parvenu à transformer une mobilisation « morale » (la dénonciation de la torture) en une position politique. Faire consensus autour de la dénonciation de la torture s’est révélé assez vite une bonne stratégie : quand Pour Djamila Bouhired de Georges Arnaud et de Jacques Vergès est publié, à l’automne 1957, c’est la presse de droite qui est le premier relais de la dénonciation. Ensuite, le scandale de La Question, l’écho et la saisie du livre après que 70 000 exemplaires aient été vendus, en juin 1958, la protestation au nom de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, signée par les prix Nobel (à l’exception de Camus, qui refusa, et en incluant Sartre qui accepta de signer) auraient pu faire penser que « c’était gagné », et qu’il y allait avoir un mouvement fort de l’opinion publique pour contraindre les pouvoirs publics à interrompre une guerre coloniale, donc par nature injuste. La guerre d’Algérie ne devait s’interrompre que quatre ans plus tard. Le calendrier politique contraindra les intellectuels oppositionnels à une très nette radicalisation. La pratique de la torture, consubstantielle à la guerre coloniale, est une atteinte directe aux Droits de l’Homme et du Citoyen. Formulés en 1789, ces derniers ont été constitutionnalisés en 1946 : « Toute rigueur ou contrainte qui n’est pas nécessaire pour appréhender une personne ou la maintenir en détention ainsi que toute pression morale ou brutalité physique, notamment pendant l’interrogatoire, sont interdites » (art. 9). Le combat pour la dénonciation de la torture est un combat légal. Que faire quand les pouvoirs publics d’un régime démocratique, connaissant de façon indiscutable l’existence généralisée de la torture, tolèrent cette pratique ? « Quand le gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la Constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs. » (art. 21). Ces principes ont été réaffirmés au sortir de la Seconde Guerre mondiale, après la terrible épreuve de l’Occupation. Dix ans après, ils sont impunément violés. Ce qui atteste, à tout le moins, que les gouvernants ont « la mémoire courte », – selon le titre du pamphlet publié par Jean Cassou aux Éditions de Minuit en 1953... La « résistance » à la guerre d’Algérie est un rappel des positions de principe au fondement de la République démocratique.
La Vie des Idées : Comment expliquer que l’engagement contre la guerre coloniale et contre la soi-disant mission civilisatrice de la France, se fasse, paradoxalement, au nom des valeurs de la France universelle et dans une veine patriote ?
Anne Simonin : La fin des années 1950, et le début des années 1960 est une période difficile à penser parce qu’elle se trouve « coincée » en quelque sorte entre deux événements majeurs : la fin de la Seconde Guerre mondiale suivie par la Guerre froide et Mai 68. Pour comprendre ces années 1955-1965, il convient de retirer ces deux focales : la Guerre froide et la banalisation de l’anticommunisme ; Mai 68 et la généralisation d’une idéologie libertaire, pour le dire vite. Quand, le 23 avril 1961, à minuit quarante-cinq, à la suite du putsch des généraux à Alger, Michel Debré lance à la télévision un appel à la population à se rendre sur les aéroports « à pied ou en voiture » pour barrer la route aux éventuels parachutistes, certains commentateurs sont goguenards. Pierre Goldman, lui, y croit. Dans Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (1975), il évoque « le frisson de plaisir » éprouvé au « signe d’un orage majeur et historique » : « J’ai informé mon père que j’allais répondre à l’appel du Parti et de la CGT, que la radio avait répercuté et diffusé. Il [...] me dit : « Ils vont se rendre, c’est du cinéma, [...] ». Et il s’endort. Mais je sens qu’il est heureux de ma décision. J’attendis les parachutistes toute la nuit, et des armes pour les combattre [...]. Ce fut une nuit d’attente impatiente et exaltée [...] ». Nulle honte à se revendiquer patriote, et à mobiliser ce patriotisme contre des généraux félons. Et si le patriotisme fait alors bon ménage avec tout ou presque, (la gauche, la famille, le tiers-monde, la désertion), c’est à une certaine idée de la Résistance qu’il le doit. La dénonciation de la guerre d’Algérie ne ferait ainsi que réactiver les valeurs (patriotisme, humanisme, lutte pour la dignité de l’homme) d’une Résistance idéelle. Si l’on fait intervenir la Résistance comme « répertoire » de valeurs et d’actions, plutôt que comme « mémoire », rien de surprenant à ce que le patriotisme soit l’une des clefs explicatives du refus de la guerre d’Algérie.
Florent Guénard, « Désobéir en République. Un éditeur dans la guerre d’Algérie. Entretien avec Anne Simonin »,
La Vie des idées
, 16 mars 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Desobeir-en-Republique-Un-editeur
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