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Recension Société

Des lectures pour changer la vie

À propos de : Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Puf


par Vincent Chabault , le 4 décembre 2014


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En analysant le contenu des livres de développement personnel et les modalités d’appropriation des textes par leurs lecteurs, l’ouvrage de Nicolas Marquis permet de comprendre comment s’opère la rencontre entre ces ouvrages à succès et le public.

Recensé : Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, Puf, collection « Partage du savoir », 2014, 213 p.

Tiré d’une thèse de sciences sociales distinguée par le prix Le Monde de la recherche, l’ouvrage de Nicolas Marquis étudie les pratiques de lecture de livres de développement personnel et les usages qui sont faits de cette littérature. À travers une enquête qui mobilise une analyse d’une soixantaine d’ouvrages, une série d’entretiens menés avec des adeptes recrutés dans quatre grandes librairies de Belgique francophone (42 femmes, 13 hommes), puis l’examen de près de 300 lettres et courriels de lecteurs reçus par des auteurs de premier plan, l’enjeu est de réfléchir au contenu de ces livres à succès ainsi qu’à leur réception [1]. « Être soi dans un monde difficile », « Cessez d’être gentil, soyez vrai ! », « Que se passe-t-il en moi ? », « Les hommes viennent de Mars, les femmes de Venus », tels sont quelques uns des titres, écoulés à des dizaines de milliers d’exemplaires, sur lesquels Nicolas Marquis s’est patiemment penché afin d’étudier leur construction, leurs codes rédactionnels, leurs points communs stylistiques, et leur signification pour les lecteurs interrogés dont on aura du mal à connaître précisément le positionnement social (« ils appartiennent à une strate socio-économique moyenne voire supérieure », p. 202). Au-delà d’une simple sociologie des pratiques de lecture, le but de l’enquête est d’interroger le succès des ces livres et de réfléchir, en écoutant leurs adeptes, aux effets produits par cette littérature.

Un objet disqualifié

La sociologie de la réception que l’enquête met en place permet de dépasser les deux modèles d’analyse que le développement personnel (DP) a jusqu’à présent engendrés.

Le premier modèle d’analyse considère que le DP représente, hormis des succès économiques pour les éditeurs et les auteurs, « le symptôme d’un malaise culturel » (p. 11). Ce type de lectures, par des individus en quête de repères, serait révélateur du déclin de la société et des institutions, caractérisé par l’individualisme, la dépersonnalisation des rapports sociaux, la psychologisation et le repli identitaire. Le second modèle, inspiré de la pensée de Michel Foucault, traite le DP comme l’indice d’une transformation du pouvoir et des normes. Il s’agit alors d’un dispositif d’un nouveau genre : l’individu est à la fois assujetti à la « culture psy » et encouragé à être responsable, réflexif et libre au terme d’un « travail sur soi ». S’ils accordent l’un et l’autre un pouvoir d’influence au DP, ces deux modèles ne permettent pas d’analyser réellement l’ajustement entre une production éditoriale et des lecteurs. Déceler, dans le succès de ces ouvrages, un indice annonçant une société de forme nouvelle ou un type de pouvoir inédit nécessite un investissement empirique indispensable que n’ont pas mis en œuvre ces deux modèles d’analyse. Une sociologie de la réception de la littérature de DP s’avère alors incontournable afin de ne pas négliger les modalités d’appropriation des écrits par les lecteurs. « Quand on suppose qu’un texte possède une signification sociale et/ou des pouvoirs, il ne semble pas suffisant de consulter ce texte, de le décortiquer et d’exprimer son inquiétude, même avec brio, quant à ses conséquences ou ses effets en faisant comme si on était à la fois un lecteur bardé de ressources analytiques et un lecteur lambda, supposément naïf, comme si on pouvait ressentir les effets et les analyser » (p. 36). Analyser les textes en profondeur puis écouter les récepteurs sur leurs motivations et les stratégies d’interprétation qu’ils mettent en place sont les orientations des cinq principaux chapitres du livre.

Comment les livres de développement personnel s’adressent-ils aux lecteurs ?

Définir les livres de DP constitue une tâche difficile. Certains best-sellers sont des œuvres non fictionnelles mais d’autres, comme L’alchimiste de Paulo Coelho ou L’homme qui voulait être heureux de Laurent Gounelle, sont bel et bien des romans. Les classements usuels ne fonctionnent pas. Sans en faire un ensemble faussement homogène, Nicolas Marquis dégage quelques caractéristiques communes. Premièrement, tous « mobilisent une vision de l’être humain en tant qu’il serait doté de ressources inexploitées » (p. 60). Ces ressources, propriétés de tous, permettraient de franchir les obstacles du quotidien à condition que le lecteur réalise un travail sur soi. Ensuite, une grande partie des ouvrages sont prescriptifs. Conseils, ordres, règlements sont dispensés afin d’encadrer le lecteur dans un travail sur soi sans relâche. Les références étudiées par Marquis construisent également une critique contre la société actuelle. Consommation de masse, plaisirs artificiels, communication superficielle, excès publicitaires sont les caractéristiques d’un environnement vis à vis duquel les lecteurs doivent se détacher pour mieux exploiter leurs ressources individuelles.

Les ouvrages de DP se définissent enfin selon l’expérience née de la rencontre entre « un dispositif et une disposition ». Ces rencontres reposent sur plusieurs leviers : l’investissement attendu du lecteur, qui prend la forme de demandes stimulant une réflexion sur sa propre vie (« posez le livre et essayer d’observer vos états d’âme » C. André), le paratexte qui confère au livre une forme de pouvoir (« collection Pocket évolution : des livres pour faciliter la vie !), et la légitimité scientifique de l’auteur (D. Servan-Schreiber ou B. Cyrulnik sont médecins). Ces éléments génèrent une certaine connivence qui contribue à convaincre le public du bienfait de la lecture et de l’existence de changements prochains.

Pourquoi lire des ouvrages de développement personnel ?

Avant de démontrer que l’ajustement entre les textes et les récepteurs ne se réalise pas sans une participation du lecteur, Nicolas Marquis identifie les modalités de socialisation à ce genre éditorial. Comment et quand ce type de lecture intervient-il dans le parcours des individus ? Toutes les personnes interrogées sont en mesure de répondre à cette question. Pour une petite minorité d’entre eux, ce type de littérature a toujours fait partie de leur bibliothèque personnelle ou familiale. Les parents, grands consommateurs de livres de DP, ont ainsi pu encourager leurs enfants à se diriger vers ces ouvrages. Mais, pour l’écrasante majorité, l’arrivée du DP est liée à un événement particulier qui a conduit à un questionnement sur soi et son environnement social. Ce moment « fondateur » fait suite à une séparation, un drame ou un conflit familial après lequel ils déclarent s’être sentis démunis. La question n’est pas de croire ou de ne pas croire au DP. Le but est avant tout de « tester de nouvelles pistes puisqu’ils n’avaient – selon leur expression – ’plus rien à perdre’ » (p. 92).

Travail du lecteur et crédibilité des ouvrages

En attente de conseils, les lecteurs considèrent que la compréhension de ce type d’ouvrages requiert un investissement important. Lecture utilitaire, elle est également fragmentée et discontinue : l’objectif, en faisant parfois l’impasse sur des chapitres qui ne les concernent pas, est de retenir « ce qu’on peut prendre pour soi en fonction de ce qu’on attend ». La description, élaborée par les récepteurs interrogés, de leurs pratiques de lecture révèle le « travail du lecteur », c’est-à-dire un ensemble d’actions sans lesquelles le texte ne pourrait prendre sens. La sélection de passages, le surlignage, la prise de notes sont autant de petites opérations réalisées sur le texte visant à la compréhension et à l’actualisation du contenu en fonction de des problèmes relationnels rencontrés.

La confiance accordée par les récepteurs aux livres de DP ne va pas de soi. Il ne s’agit pas d’une communication de masse à laquelle de nombreux lecteurs adhéreraient sans recul critique. Un certain nombre d’éléments contribuent à construire une connivence avec le lecteur. Selon les personnes interrogées, le livre « ne doit pas raconter n’importe quoi ». Il ne doit pas offrir non plus de « solution miracle » et les changements promis doivent être raisonnables. Nombreux sont également les lecteurs à dénoncer les abus du cadre psychanalytique qui « ramène tout à l’enfance » (p. 105). La figure de l’auteur, en grande majorité de sexe masculin, revêt aussi une grande importance. Les adeptes semblent accorder du crédit à ceux cumulant deux espèces de capital : une autorité scientifique d’une part, et, d’autre part, la capacité à s’adresser à un large public auprès duquel il peut, selon les lecteurs, innover et « faire bouger les lignes ». La figure du « scientifique transfuge », ne reniant rien de son milieu professionnel mais critiquant parfois ses carcans et ses pesanteurs académiques, constituerait l’auteur par excellence. Rédigés par des charlatans ou des « purs commerciaux », les ouvrages « trop compliqués », « prises de tête », trop « tarte à la crème » et trop « clés en mains » n’ont pas la faveur du public.

Lire, pour quels effets ?

Le succès des ouvrages de DP repose enfin sur l’appropriation des textes par les lecteurs. Alors que ces derniers attribuent au talent de l’auteur et à sa compétence scientifique le fait de s’identifier au contenu de l’ouvrage (« ça, c’est tout moi ! »), les lecteurs ne semblent pas avoir conscience des nombreuses opérations de sélection et d’ajustement réalisées pour établir cette connexion. Sans compétence et sans travail, point d’échange entre le texte et l’individu.

Poursuivant l’écoute des lecteurs, Nicolas Marquis décrit les différents effets ressentis et formulés par le public. Avant toute chose, les ouvrages aident les individus à mettre en évidence un problème, à le décrire, à le déchiffrer, à le comparer à d’autres. Ils fournissent ensuite des « clés » de compréhension, des « plans », des « trucs » pour travailler « la communication avec les autres ». Grâce à cette formalisation, les textes sont perçus comme « un activateur de possibles qui donne des prises sur un monde ». L’enjeu serait de rendre une situation explicite pour que l’individu puisse « reprendre la main » (p. 142). L’analyse des courriers reçus par plusieurs auteurs révèle que les lecteurs sont nombreux à décrire les effets perçus en reprenant les projets fixés par les ouvrages : beaucoup confient « y voir plus clair », « avoir accéder à une certaine vérité », « avoir accéder à de nouveaux modes d’être au monde » (p. 144) ». Difficilement observable, l’efficacité est toutefois exprimée.

Basé sur une enquête rigoureuse et rédigé avec soin et souci de clarté, le livre de Nicolas Marquis apporte une contribution à deux domaines de la sociologie contemporaine. Il est un apport sérieux à la sociologie de la culture en étudiant la réception, son contexte, les usages et les significations pour les lecteurs d’un genre éditorial déconsidéré. Tout l’intérêt de cette enquête est de comprendre ce qui se joue dans les lectures d’ouvrages de DP en prenant au sérieux un objet disqualifié ou rapidement traité comme l’un des signes du déclin de la société et de la perte de repères d’individus aliénés. Il constitue également une stimulante réflexion à la sociologie de l’individualisme [2]. Les ouvrages de DP sont à la fois les révélateurs et les vecteurs d’une injonction sociale construite autour de l’affirmation et de la responsabilité de soi. Les relations tissées entre textes et auteurs et le lectorat sont autant d’indices de cette transformation des liens sociaux.

Pour le lecteur peu informé sur ce secteur éditorial, l’ouvrage de Nicolas Marquis, qui se donne pour objet l’étude le « marché du malaise », aurait pu porter un éclairage sur le marché du livre de DP et les politiques éditoriales menées [3]. Comment cette production culturelle est-elle élaborée chez les éditeurs ? Quelle est la part de livres traduits parmi les best-sellers ? Quelle est également la répartition entre les titres commandés aux auteurs phares et ceux dont le manuscrit a été spontanément transmis au service éditorial de la maison ? La presse et d’autres intermédiaires jouant un rôle dans la diffusion et la reconnaissance du DP sont également absents de l’enquête. Concernant les auteurs, la quasi-totalité sont des hommes – du moins dans le corpus retenu – s’adressant à un public plutôt féminin. Comment cette dimension peut-elle être intégrée à l’analyse de la réception des textes ? Autant d’interrogations auxquelles le livre aurait pu également chercher à répondre mais qui ne réduisent en rien l’intérêt et la qualité de la recherche.

par Vincent Chabault, le 4 décembre 2014

Pour citer cet article :

Vincent Chabault, « Des lectures pour changer la vie », La Vie des idées , 4 décembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-lectures-pour-changer-la-vie

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Notes

[1Marquis s’appuie sur la théorie de la réception des œuvres littéraires élaborée par Hans Robert Jauss qui cherche à cerner la compréhension active des lecteurs, la signification accordée aux écrits ainsi que les effets possibles de l’expérience de la lecture. Cf. Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

[2Alain Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.

[3Comme l’avaient fait Annie Collovald et Erik Neveu dans leur enquête sur les lecteurs de polars. Annie Collovald, Erik Neveu, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Rennes, PUR, 2013, pp. 53-102 (1re éd. 2004, éditions de la BPI).

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