Recherche

Essai Société

Des indicateurs pour les Ministres au risque de l’illusion du contrôle


par Anne Pezet & Samuel Sponem , le 22 février 2008


Télécharger l'article : PDF

Deux professeurs et chercheurs en management, Anne Pezet et Samuel Sponem, mettent l’accent sur la prudence avec laquelle il convient d’utiliser les indicateurs de performance, singulièrement quand, suivant le mouvement de « managérialisation » de la société, on entend les appliquer au monde de l’action publique.

Lire aussi :

 Incitations et désincitations : les effets pervers des indicateurs
par Maya Beauvallet, 22 février 2008

Grâce aux indicateurs mis en place par le gouvernement (Le Monde daté du 4 janvier 2008), le citoyen saura enfin bientôt de façon objective ce que vaut notre personnel politique, ou tout au moins ses actions. A l’aide d’une batterie d’indicateurs, la performance de chaque ministre sera ainsi mesurée publiquement. La ministre de la Culture sera par exemple jugée sur l’évolution de la fréquentation des musées devenus gratuits ou l’évolution du piratage des fichiers audio et vidéo sur Internet. Le ministre des Affaires étrangères, pour sa part, sera jugé sur le nombre de ministres français présents dans les conseils européens, etc. C’est un cabinet de consultants privé qui a conçu les indicateurs, leur conférant ainsi sans doute une plus grande légitimité (notons incidemment que la pauvreté de conception des indicateurs retenus interroge sur la bonne utilisation des fonds publics).

L’intention est claire, il s’agit d’importer les méthodes du secteur privé dans la sphère publique, tout comme cela se fait déjà dans d’autres pays. D’ailleurs les réactions des citoyens, lues dans la presse ou entendues à la radio, témoignent de leur approbation pour ce type de démarche. Approbation d’autant plus forte qu’ils les connaissent déjà dans leurs entreprises ou organisations (administrations, hôpitaux, associations, etc.). Ce consensus apparent, autour de la performance et de l’efficacité, masque cependant l’essentiel.

Le développement d’une véritable « managérialisation » de la société, à laquelle nous assistons depuis quelques années avec la LOLF, l’entrée des méthodes de mesure de la performance dans toutes les sphères y compris non marchandes, laissent un peu perplexes les professeurs et chercheurs en management que nous sommes. Ces techniques de contrôle et de pilotage, que nous enseignons dans les filières de gestion des universités, sont bien connues. Mais quand nous les enseignons, nous en soulignons aussi bien les avantages que les inconvénients. En effet, ces techniques comportent de nombreuses limites sur lesquelles il convient de s’interroger avant de les plébisciter par simple mimétisme.

En cela, la fascination du secteur public et maintenant politique pour les méthodes du privé a quelque chose de malsain. Les effets pervers d’une simple stratégie d’affichage, ou pire d’une mauvaise compréhension de ces techniques managériales relevant alors de l’incompétence, peuvent être redoutables. Elles n’ont en effet jamais empêché les entreprises d’être mal gérées, voire de disparaître. Notons d’ailleurs au passage que, contrairement à une idée répandue, l’Etat et ses administrations sont déjà évalués. L’évaluation des politiques publiques est une idée ancienne et mise en pratique depuis des années, y compris par des cabinets privés. En revanche, si nombre de tentatives de réformes du fonctionnement de l’administration se sont soldées par des échecs, c’est peut-être parce que, comme le suggérait dès 1920 Henri Fayol, l’un des pères fondateurs du management, les choses sont un peu différentes dans le domaine public. Plusieurs problèmes se posent en effet.

Mettre en place des indicateurs pour mesurer la performance d’un individu nécessite qu’il ait un certain degré de contrôle sur les résultats à obtenir. Or, beaucoup de nos actions obéissent à des contingences qui nous échappent. C’est d’autant plus vrai que l’action n’a pas lieu entre les murs fermés d’une organisation. Notre Président le sait bien, l’évolution de la délinquance dépend tout autant du montant des franchises d’assurance ou encore du progrès technique (qui vole encore des autoradios aujourd’hui ?) que du travail de la police. La question qui se pose est alors de savoir quel degré de contrôlabilité les ministres vont avoir sur l’objet de ces indicateurs. Madame Albanel est-elle vraiment en mesure de contrôler la part de marché des films français en France ?

Ensuite, il faut prendre en compte le temps. On n’obtient pas des résultats par miracle, du jour au lendemain. Les entreprises connaissent bien ces grands projets où les coûts baissent de 10% en trois mois, avant de remonter durablement par la suite. Bluff et communication vont de pair. L’important pour les chefs de projet est d’obtenir rapidement une promotion avant le retour de boomerang. Une politique demande du temps pour faire sentir ses effets durablement. Est-il sérieux de penser que Madame Pécresse puisse être tenue pour responsable des échecs en première année de licence, elle qui vient d’arriver en juin dernier ? En revanche, grâce aux indicateurs, c’est un résultat assez facile à obtenir : laissons passer les étudiants et le problème ne se fera sentir que quatre ans plus tard quand ils arriveront en master.

Un indicateur va objectiver la performance des uns et des autres ? Grande naïveté. Un indicateur ne dit pas le vrai et le faux. Il faut le faire parler, l’interpréter. Il est toujours associé à une convention de lecture qui véhicule des hypothèses lourdes de conséquences. Là encore, cela n’a pas pu échapper à notre Président. La police et la gendarmerie avaient, par exemple, initialement proposé, dans le cadre de la LOLF, un même indicateur : « le taux de dépistages positifs d’alcoolémie ». Mais ces deux institutions tiraient des conclusions différentes de la lecture des chiffres (voir le rapport Arthuis, 2005). La police voyait dans l’augmentation de ce chiffre un signe de l’efficacité de son action (meilleur ciblage des contrôles) alors que la gendarmerie interprétait sa baisse comme le résultat de sa présence dissuasive. Les élus ont dû demander une clarification et une homogénéisation des interprétations. Mais une telle situation n’est pas inhabituelle. C’est même la norme, comme le montrent les situations d’entreprises que nous sommes amenées à rencontrer.

La mise en place d’indicateurs n’est pas la panacée des problèmes de performance. C’est une des solutions possibles mais elle est à manier avec précaution. Qui le dit ? Peter Drucker, l’inventeur, dans les années 1960, de la gestion par objectifs. Mais comme souvent en la matière, on oublie les conditions de la mise en œuvre pour mieux foncer tête baissée vers tous les poncifs dictés par un comportement prétendu pragmatique. La gestion aussi a ses intégristes, leurs comportement aventureux a parfois des conséquences lourdes comme le montrent les erreurs qu’ont réalisé les entreprises occidentales dans les années 1970 et 1980, et qui les ont conduites à perdre une partie de leur compétitivité face aux entreprises japonaises du fait du management par les chiffres. Quelles sont alors ces fameuses conditions ? Etre capable d’avoir des objectifs les moins ambigus possibles et s’assurer que ces objectifs sont bien reliés aux stratégies (ou aux politiques, dans le domaine public). Et encore, ces objectifs ne seront pas utilisables de la même manière selon que l’organisation est capable ou non de décortiquer ses modes opératoires. Des conditions qu’il est souvent difficile, par nature, de réunir dans le domaine politique ou le secteur public dont l’un des objectifs est de créer des externalités (c’est-à-dire d’avoir des retombées sur l’ensemble de la société) par définition difficilement mesurables. Peter Drucker pensait pour sa part que dans 90% des cas, ces conditions n’étaient pas réunies.

En fait, les indicateurs sont des instruments de gestion très utiles à condition de ne pas y accorder trop d’importance, pour préserver un jugement discrétionnaire (qui est l’essence de l’homme d’action, bien plus que ne le sont les indicateurs) et surtout de les manier avec précaution. Si vous ne connaissez pas votre métier, ils ne vous rendront pas meilleurs. Ils peuvent dans certains cas aider à y voir plus clair dans une situation confuse, ils peuvent aussi vous aider à comprendre de vos erreurs, mais ils ne ferment jamais tout à fait les débats sur la performance. Ils peuvent surtout être utilisés pour faire avancer, non pas la vérité mais ses propres intérêts. Les chercheurs en gestion les présentent ainsi parfois comme des outils de légitimation ou des « machines de guerre ». Leurs fonctions sont alors très différentes de la recherche de l’objectivité qu’ils sont censés permettre… Un mauvais indicateur ou un mauvais chiffre sert ainsi bien d’autres fins que l’efficacité.

par Anne Pezet & Samuel Sponem, le 22 février 2008

Aller plus loin

- Incitations et désincitations : les effets pervers des indicateurs
par Maya Beauvallet, le 22 février 2008

La demande politique d’une plus grande clarté dans l’administration des fonds publics et l’exigence d’efficacité à l’égard des fonctionnaires a nécessité la mise en place d’un suivi des performances de ces administrations. Néanmoins, aux inconvénients des primes à la performance déjà connus dans les secteurs privés, s’ajoutent des difficultés spécifiques à leur utilisation dans les secteurs publics. Lire la suite...

Pour citer cet article :

Anne Pezet & Samuel Sponem, « Des indicateurs pour les Ministres au risque de l’illusion du contrôle », La Vie des idées , 22 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-indicateurs-pour-les-Ministres

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet