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Des abeilles et des hommes

À propos de : « Apicultures. Des mondes en recomposition », Études rurales, n° 206, juillet-décembre 2020.


par Matthieu Calame , le 28 juin 2021


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L’abeille est notre sentinelle environnementale. Si elle meurt, nous aussi. Pollution, ravage des insecticides, recul de la biodiversité : si l’on veut sauver le monde des ruches, et le nôtre avec, il faut rapidement changer de modèle.

Depuis la médiatisation du phénomène de surmortalité des abeilles dans le courant des années 1990, qui avait même suggéré un essai à Philippe de Villiers que l’on n’attendait guère sur le sujet, l’abeille et les apiculteurs sont devenus très populaires. D’autant plus que l’on prête à Albert Einstein l’aphorisme selon lequel « si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quelques années à vivre ». Raison absolue et non relative, donc, de nous intéresser à un animal devenu notre sentinelle environnementale.

Cette popularité a justifié que la revue Études rurales lui consacre un dossier formé de sept articles passant en revue les aspects juridiques, techniques, écologiques et sociaux de cette activité pas comme les autres, avec des détours en Chine et au Maroc.

Une forme particulière d’agriculture ?

L’apiculture est une activité difficile à classer. Fait-elle même partie de l’agriculture ? Certes, le législateur s’était déjà posé cette question pour l’élevage en général, l’agriculture étant stricto sensu et étymologiquement la culture d’un champ (ager). Mais, même comparée à l’élevage extensif, activité dont elle se rapproche le plus, l’apiculture se distingue par un rapport beaucoup plus lâche aux animaux, puisqu’il est a priori exclu de diriger les abeilles comme on dirige un troupeau de moutons.

Agriculture « sans terre » presque par nature, l’apiculture se glisse dans les interstices des productions qui structurent le territoire (grandes cultures, arboriculture, viticulture, élevage) et avec lesquelles elle cohabite, partageant les mêmes espaces, pourvu que l’apiculteur.rice puisse trouver de petits endroits propices pour poser ses ruches.

Par ailleurs, historiquement, le monde de l’apiculture a été caractérisé – et dominé ? – par une très grande majorité de membres ne faisant pas de l’apiculture leur source principale de revenus. La proportion de « professionnels » est donc très réduite. Dès lors, l’apiculture a longtemps été peu intégrée aux dispositifs d’encadrement de l’agriculture. Ainsi, tant sur le terrain que dans les schémas institutionnels, l’apiculture s’est maintenue sur les marges de l’activité agricole.

Une activité interstitielle

L’absence de propriété des terrains amène les apiculteurs à négocier leur présence auprès des propriétaires. Or, si le rôle des abeilles comme insectes pollinisateurs est connu et les rend bienvenues, l’insecte pique, comme nous en avons presque tous fait l’expérience, ce qui peut rendre la cohabitation difficile.

Par ailleurs, l’abeille elle-même a ses exigences, notamment en termes d’exposition et de protection du vent, ce qui n’autorise pas à la mettre n’importe où. En outre, pour un apiculteur de profession possédant plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de ruches, il est exclu de concentrer ses ruches en un seul endroit – il n’y aurait pas à butiner pour tout le monde ! Cela entraîne une organisation réticulaire de l’apiculture, en termes à la fois géographiques et sociaux, puisque l’apiculteur doit entretenir un réseau social de propriétaires acceptant sa présence.

Ce réseau n’est pas limité à un petit territoire. Afin d’augmenter sa production, mais aussi de la diversifier, l’apiculteur n’hésite pas à déplacer ses ruches pour suivre les floraisons successives, pratiquant une transhumance qui peut s’effectuer sur plusieurs milliers de kilomètres, comme en Chine où la plupart des apiculteurs doivent mener une vie nomade.

Problèmes liés à l’industrialisation de l’agriculture

L’apiculture étant dépendante des autres activités, particulièrement agricoles, il est inévitable qu’elle ressente les effets de leur évolution. La réduction des productions, allant même jusqu’à la monoculture, l’agrandissement des parcelles et la suppression des délaissés, associés à un usage de plus en plus massif de pesticides, ont bouleversé l’apiculture. La monoculture sur de grandes surfaces concentre la floraison et donc la disponibilité alimentaire sur une période très courte. Les pesticides contribuent à affaiblir les essaims et à provoquer une surmortalité et une chute de la production.

Ceci a conduit à tendre les relations avec les agriculteurs. Parmi les dossiers emblématiques, les néonicotinoïdes, une famille d’insecticides s’attaquant au système nerveux des insectes et utilisés notamment dans l’enrobage des semences. La gestion du dossier par les pouvoirs publics est un modèle du genre, articulant trois étapes : le déni du problème (quel rapport entre la santé des insectes et les insecticides ?), la disqualification des observations de terrain faites par les apiculteurs et la diversion en ergotant sur l’analyse du phénomène, la multifactorialité interdisant de conclure (selon le schéma bien connu des marchands de doute).

Dernier avatar en date, après l’interdiction des produits incriminés, au bout de vingt ans de procédés dilatoires, leur réautorisation dans le cas de betteraves. Ceci ouvre la porte à d’autres exceptions, la France faisant partie des pays où les règles sont faites pour n’être appliquées que de manière sélective.

Le lecteur se consolera – peut-être ? – à la lecture de l’article sur les apiculteurs chinois. En bas de l’échelle sociale, ces derniers sont amenés à exploiter à outrance leurs insectes, en récoltant tous les trois jours un « miel » non mûr, plus proche du sirop que du miel et ayant perdu, outre la plupart de ses qualités nutritives, sa capacité de conservation. Conclusion : « Les conditions de travail des apiculteurs transhumants mettent en évidence les dérives imposées par les règles commerciales ultralibérales qui régissent désormais la vie économique chinoise ».

Pollinisation et apiculture urbaine

Face à cette situation, deux phénomènes se sont développés : la pollinisation et l’agriculture urbaine.

La pollinisation est une rémunération de l’apiculteur pour le rôle pollinisateur de ses ruches. Le phénomène est apparu aux États-Unis dans les années 1950 et a pris une importance croissante, conduisant à une transhumance des ruches à travers tout le pays.

En effet, la spécialisation des territoires a eu comme conséquence des périodes très courtes de floraison, situation peu propice au maintien des populations de pollinisateurs sauvages ou domestiques. Quand les fleurs apparaissent, la population sédentaire de pollinisateurs est trop réduite, d’où l’idée de requérir les services des ruches nomades, qui viendront butiner avant de repartir ailleurs. Le marché est estimé à plus de trois cents millions de dollars, et le miel apparaît parfois comme un sous-produit économique de l’activité de pollinisation.

Fuyant cette campagne, les abeilles et les apiculteurs trouvent paradoxalement dans les villes des conditions propices à leur développement, notamment en raison de l’abondance des arbres ornementaux et des jardins fleuris. L’apiculture bénéficie en outre d’une image et d’un accueil très favorables. Même si, pour les apiculteurs, les conditions d’exploitation s’avèrent compliquées, ces difficultés sont compensées par le prix auquel il est possible de vendre le miel.

Le service est aussi lucratif. Car il est désormais de bon ton d’avoir une ruche sur le toit de son siège social et de louer les services d’un apiculteur. Et tant pis s’il s’agit d’« opérations de communication sans grands effets sur la biodiversité. [...] On bousille la planète, mais d’un autre côté on a trois ruches, c’est sympa » (p. 83).

Le paradoxe de l’abeille

Derrière le symbole ecofriendly, il y a un paradoxe. Par souci de productivité, les apiculteurs tendent à privilégier les espèces les plus productives. Comme pour le troupeau laitier « holsteinisé » (avec un quasi-monopole de la race Holstein pie noire sur le lait de consommation), la biodiversité des abeilles domestiques tend à diminuer.

Par ailleurs, la multiplication des essaims domestiques soumet les espèces sauvages de butineurs, qui partagent la même couche écologique, à commencer par les abeilles sauvages, à une rude concurrence. Si l’on veut sauver tout ce petit monde, et le nôtre avec, il va falloir sérieusement penser à changer de modèle.

« Apicultures. Des mondes en recomposition », Études rurales, n° 206, juillet-décembre 2020.

par Matthieu Calame, le 28 juin 2021

Pour citer cet article :

Matthieu Calame, « Des abeilles et des hommes », La Vie des idées , 28 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-abeilles-et-des-hommes

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