Les études malacologiques, c’est-à-dire l’histoire des escargots et plus particulièrement ceux d’Hawai’i, ainsi que leur extinction en cours, nous renseignent aussi sur la nôtre, tardivement.
Les études malacologiques, c’est-à-dire l’histoire des escargots et plus particulièrement ceux d’Hawai’i, ainsi que leur extinction en cours, nous renseignent aussi sur la nôtre, tardivement.
Voici un livre consacré aux escargots qui habitent O‘ahu, la plus peuplée des îles de l’archipel d’Hawai‘i. Ils arpentent leur monde insulaire en y laissant des rubans de bave qui, selon les dernières études malacologiques (la science des escargots), les aident à s’orienter et à se suivre les uns les autres, puisque chaque bave a une signature individuelle spécifique.
L’ambition de Thom van Dooren dépasse cependant le projet de nous faire « penser comme un escargot » à partir de projections anthropomorphiques. Il y a plus dans ce livre qu’un émerveillement face à ces formes de vie si différentes de la nôtre, et dont les coquilles remplissent parfois si parfaitement nos critères du beau. Si van Dooren mène une enquête précise sur ces mollusques pour lesquels il avoue s’être pris d’affection, c’est afin d’éclairer l’une des grandes questions politiques et morales qui se posent actuellement à l’humanité : celle de l’extinction des espèces avec la crise environnementale. Que veut dire penser l’extinction ? En tant qu’humains, que pouvons-nous et devons-nous faire de ce constat scientifique d’un processus apparemment inéluctable ?
Van Dooren se définit comme un « philosophe de terrain » (field philosopher). À le lire, on constate que sa démarche ressemble à celle des chercheur
ses en sciences sociales, à ceci près que les verbatims des entretiens réalisés et les descriptions des situations observées prennent sens par rapport à une réflexion épistémologique et éthique que Kant n’aurait pas reniée : qu’arrivons-nous à concevoir ? comment devons-nous agir ?Dans un livre précédent consacré aux corbeaux, Thom van Dooren faisait cette mise en garde : « Certains lecteurs seront sans doute d’avis que les corbeaux occupent une place trop importante dans ce livre. D’autres y verront trop d’êtres humains » [1]. Travailler sur des espèces éteintes ou en voie d’extinction tels que ces escargots hawaiiens pousse certainement le curseur davantage vers les êtres humains, c’est-à-dire davantage vers les sciences sociales que vers les sciences naturelles. Finalement, le livre ne raconte pas tant l’histoire d’escargots que celles d’humains qui ont croisé leur chemin et, souvent, eu un effet considérable sur leur destin d’individu ou d’espèce : des scientifiques, des collectionneurs, des planteurs de canne à sucre et autres agricultrices et agriculteurs, des soldats de l’armée états-unienne, des écologistes, des militant es de la cause hawaiienne.
En tant qu’étude enracinée dans l’histoire sociale et politique, le livre rappelle les grands jalons de l’histoire hawaiienne : l’arrivée des premiers polynésiens depuis le sud du Pacifique il y a environ mille ans, le débarquement du capitaine britannique James Cook en 1778, le coup d’État des planteurs de canne à sucre contre la monarchie hawaiienne en 1893, l’annexion unilatérale par les États-Unis en 1898, la militarisation à tout-va de l’archipel après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, l’accession au statut de 50e État de la fédération en 1959.
Les références principales de van Dooren sont les travaux de Vinciane Despret, Anna Tsingh, Isabelle Stengers et Donna Haraway. La bibliographie citée contient également de nombreux titres des sciences naturelles. Une certaine part du livre consiste en effet en un effort de diffusion vers le grand public du riche savoir scientifique produit en malacologie et en écologie.
L’auteur cite surtout de manière pertinente des œuvres récentes d’anthropologie politique et d’histoire contemporaine d’Hawai‘i, avec une grande précision dans les références à la langue et à la culture autochtones. Van Dooren reconnaît qu’il souhaite offrir une étude contextualisée plutôt qu’une réflexion générale et désincarnée sur les relations entre espèces : « le sujet de ces histoires n’est pas ‘l’humanité’ » en général mais bien la population spécifique qui peuple Hawai‘i, dans la mesure où elle interagit avec les escargots (p. 17). Au sein de cette population, l’auteur accorde une importance particulière aux Kānaka Maoli (Hawaiien
nes autochtones). Aujourd’hui, parmi le million d’habitants d’Hawai‘i, plusieurs dizaines de milliers de personnes s’identifient ainsi.Il est tentant de faire le parallèle entre le projet narratif du philosophe, dont le livre se veut une compilation d’« histoires d’escargots », et celui d’un des pères fondateurs de l’histoire environnementale contemporaine, William Cronon, qui place au cœur du métier d’historien le fait de raconter des histoires. « Notre cœur de métier est la résurrection : aider à faire revivre le passé mort », disait Cronon il y a une décennie dans un discours resté célèbre [2]. C’est que la narrativité est particulièrement importante lorsque l’on traite de l’histoire environnementale, soit de l’histoire de la Terre non seulement telle qu’elle était et telle qu’elle est devenue, mais aussi telle qu’elle ne sera plus jamais, et telle qu’elle aurait pu être.
Thom van Dooren ne semble pas dire autre chose, lorsqu’il justifie son projet de rendre compte des phénomènes d’extinction des espèces animales et végétales par des histoires d’une forme nouvelle. Pour l’auteur, les médias sont prisonniers de quelques récits-types pour rendre compte de l’extinction, par exemple le récit qui se centre sur le dernier représentant d’une espèce, tel cet escargot hawaiien curieusement baptisé d’un prénom humain, George, mort en 2019 sans laisser de descendance. Selon van Dooren, ce genre de récit ne suffit pas à créer en nous un sentiment de compréhension, d’admiration et de responsabilité vis-à-vis de notre environnement et des espèces qui y sont menacées d’extinction. Surtout, il éveille en nous un intérêt trop tardif pour le monde plus qu’humain dont nous ne sommes qu’une des composantes. Avec des histoires d’un genre nouveau, il est possible de comprendre que « chaque escargot – chaque individu de chaque espèce – est remarquable à sa façon si l’on prend le temps d’apprendre à le voir » (p. 42).
L’ouvrage est composé de six chapitres, qui sont six manières de raconter des histoires d’escargots. Chacun débute par un récit à la première personne du singulier et au présent dans lequel l’auteur relate sa visite d’un site en compagnie d’unXIXe siècle), « anonymes » (que faire des espèces éteintes avant d’avoir pu être identifiées par les naturalistes), « massacrés » (en anglais, exploded, car il est ici question des escargots qui ont eu le malheur de vivre dans les champs de tir de l’armée états-unienne), et enfin, « captifs » (où l’on rencontre les escargots retenus dans des cages de tout confort car le monde extérieur est devenu trop hostile à leur survie).
e spécialiste des mollusques. Ces derniers y jouent le rôle résumé par le titre du chapitre : « vagabonds » (comment les escargots quadrillent le monde avec leurs rubans de bave), « dériveurs » (comment ils sont arrivés sur l’archipel, arrimés à des bouts de bois ou nichés dans les plumes d’oiseaux), « collectionnés » (comment ils ont été classés, et décimés, par les naturalistes duL’histoire des escargots d’Hawai‘i est en partie celle des effets d’une entreprise de colonisation de peuplement, nourrie par les profits de la baleine, de la canne à sucre et de l’ananas, et facilitée par la diminution rapide de la population des HawaiienXIXe siècle, le classement et la collecte des spécimens d’escargots par des hommes issus d’Europe et d’Amérique du Nord s’inscrivent dans le projet colonial. En 1895, une espèce fut ainsi nommée Achatinella Dolei, en référence à Sanford Dole, premier président de la république (illégitime) d’Hawai‘i après le coup d’État contre la reine Lili‘uokalani (et par ailleurs cousin du Dole qui ferait fortune dans l’ananas à Hawai‘i). Van Dooren laisse percer sa colère lorsqu’il évoque les collectionneurs de l’époque qui, ayant constaté qu’une espèce ne vit que sur quelques arbres, s’empressent pourtant d’en saisir le plus grand nombre.
nes autochtones sous l’effet des maladies introduites. AuCes histoires racontent aussi l’absurdité de certains comportements humains vis-à-vis de l’environnement. On apprend par exemple que telle espèce d’escargot fut inscrite au début des années 1980 sur la liste des espèces menacées, uniquement parce qu’on avait déterminé auparavant qu’elle ne vivait pas là où l’on souhaitait construire une nouvelle autoroute combattue par les écologistes (quant aux espèces qui vivaient sur les lieux, elles ne firent pas l’objet d’un zèle taxonomique particulier). Telle autre espèce trouva une protectrice inespérée en l’armée états-unienne, qui après avoir testé ses explosifs dans la vallée de Mākua pendant des décennies, explosant les mollusques par milliers, acquit une compétence reconnue en malacologie afin de s’éviter des poursuites judiciaires.
Le chapitre quatre, consacré aux « anonymes », est l’un des plus marquants du livre. En suivant des malacologues, on y apprend que sur les quelque 750 espèces d’escargots d’O‘ahu connues à ce jour, 450 ont déjà disparu, et seules 11 sur les 300 restantes sont considérées « stables », c’est-à-dire non menacées à court terme. Cependant, la réalité de l’extinction est bien au-delà de ces chiffres. Elle se situe dans le continent sombre de centaines, voire de milliers d’autres espèces d’escargots qui sont aujourd’hui menacées ou ont déjà disparu, sans que les scientifiques aient eu le temps de les nommer.
Les malacologues rencontrés par l’auteur sont engagés dans ce qu’il appelle « taxonomie de triage », à la manière dont on parle de triage medicine pour caractériser les gestes des médecins humanitaires ou militaires, qui doivent choisir qui soigner en premier. S’ils doivent faire des choix complexes pour déterminer l’espèce la plus urgente à nommer et classer, c’est que la survie de ces espèces en dépend. Comme l’explique Ken Hayes à l’auteur : « si nous ne savons pas les nommer, nous ne pouvons rien dire de leur biologie. Nous ne pouvons pas dire combien de descendants ils ont chaque année, nous ne savons pas comment ils s’accouplent ce qu’ils mangent, nous ne savons presque rien d’eux » (p. 206). Nommer est la condition sine qua non pour protéger une espèce menacée, ainsi que pour pleurer une espèce éteinte.
C’est ici que la réflexion philosophique sur l’extinction rejoint des considérations politiques sur le financement des institutions scientifiques. La connaissance que nous avons de la vitesse et de l’ampleur de l’extinction des espèces d’escargots dépend du soutien donné aux malacologues – certaines périodes d’austérité comme les années 1980 se sont ainsi caractérisées par un véritable « silence malacologique ». Ces périodes de silence sont d’autant plus regrettables qu’elles interrompent la filiation scientifique, obligeant les nouvelles générations à faire un surcroît d’effort pour comprendre ce qu’avaient bien pu vouloir faire leurs lointains prédécesseurs. Le seul avantage qu’ont les malacologues sur les spécialistes des autres espèces réside dans la permanence de la coquille, qui permet parfois d’attester de l’existence passée d’une espèce (encore que ce serait une erreur de penser qu’une espèce d’escargot se déduit de sa seule coquille).
Considérant le sort des escargots retenus « captifs » dans des écosystèmes artificiels pour les empêcher de succomber à un environnement naturel devenu trop hostile, Thom van Dooren décrit la geste des malacologues, et la sienne en écrivant ce livre, comme relevant de l’ « espérance mélancolique » (mournful hope). Il s’agit de tenir ensemble l’espoir et le deuil, l’idée qu’il est peut-être déjà trop tard avec la conviction que « raconter [ces histoires] importe malgré tout » (p. 304).
Cet essai remplit admirablement sa mission de donner à penser sous un autre angle les considérations morales et politiques qui naissent de la crise environnementale. Cependant, un prolongement bienvenu serait d’articuler plus systématiquement la posture de « philosophe de terrain » avec les travaux en histoire environnementale des îles du Pacifique, dans le sillage de ceux de Patrick Kirch, afin d’interroger plus profondément la distinction « autochtones vertueux » / « colons de peuplement destructeurs ».
Comme le montre Kirch dans un article cité mais non discuté par van Dooren, la datation de l’arrivée des premiers polynésiens sur l’archipel d’Hawai‘i – estimée à il y a environ un millénaire – découle presque entièrement de l’examen des perturbations occasionnées : pratiques agricoles entraînant une déforestation, disparition d’espèces endémiques, traces de feu [3]. S’il y a incontestablement une pertinence à distinguer les échelles et l’intensité des atteintes portées à la nature, on ne peut néanmoins balayer l’hypothèse selon laquelle les êtres humains seraient fondamentalement destructeurs vis-à-vis de leur environnement – ce qui donnerait une coloration encore plus sombre à l’espérance mélancolique.
par , le 23 août 2023
Pascal Marichalar, « Des escargots et des hommes », La Vie des idées , 23 août 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-escargots-et-des-hommes
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[1] Thom van Dooren, Dans le sillage des corbeaux. Pour une éthique multispécifique, Paris, Actes Sud, 2022, traduit par Amanda Prat-Giral, p. 19.
[2] William Cronon, « Storytelling : Presidential Address », American Historical Association, 2013.
[3] Patrick V. Kirch, « When Did the Polynesians Settle Hawai‘i ? A Review of 150 Years of Scholarly Inquiry and a Tentative Answer », Hawaiian Archeology, vol. 12, 2011, p. 3-26.