Essai Philosophie

Deleuze et la philosophie de l’éducation
Néo-pragmatisme et pédagogie critique


par , le 8 octobre


Que serait une pédagogie deleuzienne ? Elle opposerait à l’« image dogmatique de la pensée » une théorie de l’apprentissage plus ouverte, sensible aux hasards et aux rencontres susceptibles de former des vocations.

Cet essai est extrait du livre Deleuze aujourd’hui, dirigé par Camille Chamois & Thomas Detcheverry dans la collection Vie des idées/Puf.

« Ce ne sont pas seulement les prisonniers qui sont traités comme des enfants, mais les enfants comme des prisonniers. Les enfants subissent une infantilisation qui n’est pas la leur. En ce sens il est vrai que les écoles sont un peu des prisons […]. »
Deleuze, L’Île déserte, Textes et entretiens (1953-1974), p. 292-293

Chez Deleuze non moins que chez Platon, Hegel ou Dewey, la théorie de l’apprentissage n’est pas une partie régionale de la philosophie, mais elle la concerne dans son ensemble et en son essence propre. Dans le troisième chapitre de Différence et répétition le plus important et le plus concret », selon son auteur), Deleuze présente explicitement l’apprentissage comme le modèle sur lequel doivent être prélevées les conditions transcendantales de tout acte de penser [1]. En quel sens l’acte de penser coïncide-t-il avec un processus d’apprentissage ? De quelle façon le mouvement de l’apprendre sert-il de modèle pour redéfinir les conditions et la nature de la pensée ? Corrélativement, quelle théorie de l’apprentissage exactement est-elle requise pour redéfinir la pensée en philosophie ? De quelles fausses images de l’apprentissage faut-il inversement se défaire ?

Pour Deleuze, la théorie de l’apprentissage repose sur une jointure entre une conception sensualiste originale de l’expérience, et une conception néopragmatiste (ou constructiviste) de la pensée. Apprendre, c’est toujours partir d’affects vécus, puis construire des problèmes dans une activité créatrice [2]. Or, Deleuze conçoit en même temps l’apprentissage comme un processus d’individuation qui implique une part de solitude. Il va de soi que nous apprenons toujours en rapport avec les autres, dans des contextes collectifs et sociaux. Mais cela n’empêche pas que tout acte de création authentique comporte aussi une part essentielle que Deleuze s’est efforcé de thématiser dans un concept de solitude.

Au sensualisme et au pragmatisme, il faut joindre la thèse volontairement provocatrice du solipsisme du penseur [3]. Deleuze est peut-être, avec Sade, l’un des seuls grands noms de l’histoire de la philosophie à avoir fait du solipsisme une catégorie positive, jusqu’au point de s’en revendiquer en un sens particulier. Enfin, dans son application à l’éducation en contexte scolaire, la théorie deleuzienne de l’apprentissage, et la didactique fonctionnaliste à laquelle elle conduit ne sont pas séparables d’une critique politique radicale du rôle que joue l’institution de l’École dans le fonctionnement du champ social capitaliste contemporain [4]. Chez Deleuze, la philosophie de l’éducation, au carrefour de la métaphysique et de la politique, se présente à la fois comme une théorie de l’apprentissage originale et comme une pédagogie critique anti-autoritaire [5].

Apprendre et savoir

Dans le troisième chapitre de Différence et répétition, Deleuze critique ce qu’il appelle l’Image dogmatique de la pensée [6]. L’Image n’est pas un concept précis, mais un système articulé de présupposés non-interrogés qui déterminent les moyens et les fins, les conditions et les buts de l’acte de penser ; elle consiste en un ensemble de postulats vagues, transformables et différenciables qui reviennent d’une pensée philosophique à l’autre, sous des formes chaque fois différentes [7]. Or, le dernier postulat que l’analyse de Deleuze met en évidence est peut-être le plus important, car il synthétise et récapitule tous ceux qui le précèdent. Pour cet ultime présupposé dogmatique, l’apprentissage est toujours subordonné à la prééminence d’un savoir qui lui préexiste en droit et en détermine la finalité indépassable [8]. Certes, en fait, la pensée est toujours tributaire d’un apprentissage empirique ; mais en droit, penser signifie essentiellement connaître, savoir, posséder le vrai.

Le postulat qui sous-tend l’image dogmatique de l’apprentissage consiste en la préexistence du savoir du maître sur le procès d’acquisition des savoirs de l’élève. L’apprentissage serait le processus momentané, empirique et provisoire qui supprime le rapport d’inégalité séparant le maître de l’apprenti. Apprendre, c’est abolir, réduire, franchir tendanciellement la distance intermédiaire qui disjoint le non-savoir et le savoir, le problème non-résolu et le problème toujours déjà résolu, l’apprenti qui ne sait pas et le maître qui connaît la solution. En droit, un temps idéel de la science invariante précède toujours déjà le temps concret de l’apprentissage empirique. Apprendre ne serait jamais que dépasser le douteux vers le certain, ou partir de l’hypothétique pour rejoindre l’apodictique. Le point d’arrivée de l’apprentissage philosophique consisterait dans l’élément invariant du savoir vrai – préexistant sous la forme du possible, déjà donné tout fait dans une idéalité de droit, et attendant d’être découvert ou retrouvé par l’esprit [9]. Dans ce contexte, apprendre ne signifie pas créer du sens, inventer un problème nouveau, ou produire un espace de l’expérience inédit, mais seulement acquérir un savoir en découvrant une vérité préexistante [10].

D’après le modèle promu par l’Image dogmatique de la pensée, apprendre signifie rejoindre un savoir déjà possédé par un maître réel ou idéal ; bien plus, seul le maître dispose de la formulation des problèmes, et l’élève ne fait que travailler à les résoudre [11]. Ainsi, le rapport pédagogique classique implique l’antécédence du savoir du maître sur la créativité de l’apprenti. Le procès de l’apprentissage ne crée pas de nouveauté radicale, mais il ne fait que conduire progressivement l’apprenti au savoir du maître.

Dans son analyse des conditions transcendantales effectives, matérielles et impersonnelles de l’acte de penser, Deleuze distingue deux formes d’apprentissage : l’empirique et l’essentiel [12]. L’apprentissage empirique correspond au procès d’acquisition de savoirs théoriques déjà tout constitués, exprimables dans des contenus propositionnels et susceptibles d’être évalués selon l’opposition du vrai et du faux (« Jules César est né en 44 av. J.-C. »). Par contraste, l’apprentissage essentiel consiste à créer un problème et une solution radicalement nouveaux, qu’aucun maître (réel ou idéal) ne possède à l’avance [13]. À ce niveau, apprendre ne signifie pas rejoindre un savoir supposé déjà donné tout fait dans une intemporalité idéale, mais fabriquer un sens qui ne préexistait pas à son processus pratique de constitution [14].

Si l’asymétrie du rapport maître/élève est aliénante ou abrutissante, ce n’est pas parce que le premier conserve sa supériorité lorsqu’il transmet son savoir au second, et qu’il consacre ainsi l’inégalité de la relation pédagogique, contre l’égalité des intelligences émancipatrice. L’effet aliénant imbriqué dans la logique répressive du rapport éducatif classique consiste bien plutôt dans le fait que l’élève soit dépossédé de son pouvoir, de sa liberté et de son droit d’intervenir dès la formulation du problème à résoudre [15]. Le rapport transcendantal de la pensée à l’expérience est un rapport d’apprentissage – à condition de ne pas décalquer l’activité d’apprendre sur le pouvoir social de l’institution éducative répressive, dans laquelle un maître dispose des problèmes et les donne déjà tout constitués aux élèves. Dans la mesure où l’éducation traditionnelle éteint l’esprit critique des élèves, elle renforce le pouvoir social des oppresseurs [16].

De ce point de vue, peu importe que le maître réel soit savant ou ignorant. Le renversement du rapport pédagogique traditionnel n’implique pas seulement que le maître existant soit ignorant en fait ; il demande qu’aucun maître possible ne puisse connaître la solution à l’avance en droit. La pédagogie de Joseph Jacotot mobilisée par Rancière ne remet pas radicalement en question ni l’antériorité de droit du savoir par rapport à l’apprentissage, ni le dogme traditionnel de la contrainte émancipatrice, promue par certaines des Lumières républicaines, puis contestée par les pédagogies anti-autoritaires [17]. Au contraire, selon Jacotot, l’éducateur doit contraindre la volonté de l’élève pour le forcer à vérifier le présupposé de l’égalité des intelligences [18]. Dès lors, l’élève est dépossédé de sa liberté de choisir ses problèmes en fonction des affinités électives qu’il se découvre au cours d’une libre expérience du monde.

À l’inverse, la pédagogie deleuzienne repose sur un certain droit aux rencontres, et à l’errance qu’elles suscitent. On ne sait jamais à l’avance par quelles rencontres hasardeuses, quelles émotions intenses ou quelles cassures passives de l’identité personnelle on en vient à se découvrir une vocation profonde ou un désir irrésistible pour certains problèmes [19]. Dans l’acte de penser, ce n’est pas l’apprentissage qui est au service du savoir, mais ce sont les savoirs qui sont mobilisés au service de la créativité d’un apprentissage individuant. Le savoir est le moyen de l’apprendre, et non l’inverse ; on n’apprend pas pour savoir, on sait pour apprendre, en se plaçant à la limite mouvante qui sépare le savoir de l’ignorance. L’apprentissage n’est pas le moyen provisoire, mais le but ultime et la finalité dernière du savoir. L’acte de penser consiste dans le mouvement dépersonnalisant d’un apprentissage essentiel qui ne manque de rien, mais qui est à lui-même sa propre fin [20].

Un nouveau Ménon : sensualisme, néopragmatisme, solipsisme

Dans Différence et répétition, Deleuze évoque le modèle pédagogique de la maïeutique platonicienne et évoque la nécessité d’un « nouveau Ménon  » (amendé de la thèse du réalisme des essences) pour définir cet apprentissage essentiel en lequel consiste l’acte de penser. Selon la théorie platonicienne de la réminiscence, la pensée est inséparable d’un procès temporel incompressible. D’une part, la pensée dépend d’un choc du dehors, qui lui fait prendre conscience de sa propre ignorance ; d’autre part, elle entre en contact avec la chose même dans le ressouvenir de l’essence oubliée. La pensée consiste en un procès dialectique par lequel elle va de l’ignorance qui s’ignore à l’ignorance qui se sait, puis de l’ignorance consciente d’elle-même au savoir de l’essence [21].

Ainsi, chez Platon, le procès de l’apprentissage va de la sensation à la mémoire, puis de la mémoire à la pensée pure. Or, Deleuze mobilise Proust pour amender ce schéma platonicien et décrire l’acte de la pensée comme un mouvement d’apprentissage. Dans Proust et les signes, Deleuze décrit la Recherche du temps perdu comme un roman d’apprentissage qui ne porte pas tant sur la mémoire que sur la recherche de la vérité [22]. Chez Proust, la recherche du vrai prend la forme d’une interprétation temporelle du sens des signes distribués dans des mondes distincts. Dans une expérience d’apprentissage, ce que je sais, pense ou perçois est appréhendé et constitué comme le signe de quelque chose d’inconnu que je ne sais pas encore. Le signe exprime, enveloppe, implique un sens obscur que la pensée a pour tâche de dérouler. Ce n’est plus la contradiction héraclitéenne du sensible, mais c’est la structure expressive du signe qui rend l’apprentissage possible [23].

Or, un signe fait l’objet d’une rencontre essentielle. Dans Proust et les signes, puis dans Différence et répétition, Deleuze évoque une distinction platonicienne entre deux types d’expérience d’objet [24]. D’un côté, l’expérience ordinaire correspond à la représentation, la récognition et l’identification des choses, dans un commerce quotidien avec les objets environnants. De l’autre, certains types d’objets s’emparent de la pensée, la violentent et la forcent à s’exercer ; ils la confrontent au paradoxe, à l’opacité et au problématique. La solitude du penseur provient du hasard des rencontres ; elle consiste en la passivité involontaire de la vocation qui le voue à des problèmes singuliers.
Lorsque je me rapporte à la perspective d’autrui pour la confirmer ou la nier, j’y participe ou je la démentis [25]. Dans les deux cas, la divergence des perspectives est perdue au profit de l’homogénéisation d’une représentation commune. À l’inverse, lorsqu’autrui émet des signes, je ne participe pas tant à son monde que je n’enrichis le mien en maintenant une distance incompressible avec son point de vue. Le perspectivisme des points de vue incompossibles est l’envers du solipsisme de l’apprenti. Aussi le problème de l’éducation n’est-il peut-être pas tant de mettre l’apprenti en activité par des projets à mener en collaboration avec autrui que de respecter son droit à la passivité, à l’expérience de la rencontre affective, et aux parcours de l’errance solitaire [26].

Dans Différence et répétition, Deleuze ne mobilise plus le concept d’interprétation du sens (comme si celui-ci préexistait à son acte de constitution), mais il évoque la tâche de sa production par la construction, la détermination progressive et de la résolution des problèmes. Apprendre signifie d’abord investir des champs de problèmes et de signes. En effet, la théorie deleuzienne de l’apprentissage repose sur le modèle pragmatique de l’acquisition de savoir-faire pratiques sensori-moteurs (apprendre à nager, apprendre une langue étrangère, apprendre à manier le bois – le savoir comment, plutôt que le savoir que). Or de tels apprentissages, corporels, graduels et contextuels (ou situés), impliquent toujours une distribution de singularités dans un continuum matériel. Tout problème est un système de potentiels en déséquilibre qui fonde un processus de résolution. Apprendre à nager, c’est distribuer les points singuliers des vagues, discerner peu à peu les rapports, répartir les forces, les tensions et les éléments par rapport aux points singuliers de son propre corps. Résoudre un problème, c’est transformer l’état initial d’un système connu en état final plus ou moins inconnu, en l’absence des connaissances toutes prêtes dans la mémoire qui permettraient de différencier immédiatement le système en question [27].
Deleuze ne dispose pas du vocabulaire classique de la psychologie cognitive contemporaine, qui distingue « problèmes bien définis » (l’état final que l’on veut obtenir est parfaitement connu) et « problèmes mal définis » (l’état final que l’on veut obtenir n’est connu que globalement et approximativement – par exemple, faire un échec et mat sans savoir précisément dans quelle configuration) ; ainsi que « problèmes à états finis » (le nombre de procédures à accomplir pour atteindre l’état final est fini – résoudre un sudoku) et « problèmes à états non finis » (le nombre de procédures à accomplir pour atteindre l’état final est indéfini – atteindre ou maintenir une vie heureuse). La distinction entre mémoire permanente (opératoire, sémantique, épisodique), mémoire de travail et mémoire sensorielle, issue du paradigme cognitiviste, constitue la toile de fond de cette théorie de l’activité de résolution de problème. La mémoire sensorielle collecte les informations initiales ; la mémoire de travail les manipule pour formuler et exécuter des stratégies ; la mémoire permanente fournit les connaissances mobilisées au cours de la résolution. La psychologie cognitive peut rendre compte de la créativité en étudiant en particulier les problèmes mal définis à états non finis. La création est un processus d’engendrement de solutions nouvelles dans des situations où les objectifs sont relativement vagues et les étapes non prescrites [28].

L’apport possible du modèle deleuzien à une réflexion sur la dimension créative de l’activité de résolution de problème réside peut-être en une triple accentuation. 1° D’abord, elle insiste sur la constructibilité des problèmes eux-mêmes [29]. Non seulement un problème bien déterminé est un système de potentiels qui ne manque de rien, mais il doit en outre lui-même être produit, fabriqué et inventé non moins que la solution. 2° En second lieu, le problème est investi dans un désir, un affect ou une vocation. Aussi est-il inséparable d’un hasard essentiel, duquel la pensée ne peut jamais complètement se déprendre. L’origine radicale du sens et de la pensée, c’est l’immanence du jeu du monde [30]. 3° Pour cette raison, le problème est toujours investi dans la solitude [31]. Le solipsisme du penseur vient de l’unicité de sa perspective sur le monde, de l’affinité singulière qui le voue à des questions obsédantes, et de la distance positive qui différencie son point de vue de celui d’autrui.

À tous ces niveaux, la théorie deleuzienne de l’apprentissage, au cœur de sa description des conditions transcendantales de la pensée, rompt avec le volontarisme et l’intellectualisme des philosophies du sujet [32]. Or, la didactique qui découle d’une telle théorie n’est pas séparable d’une critique politique de l’institution scolaire.

Une pédagogie critique, fonctionnaliste et anti-autoritaire

Dans un texte écrit dans l’horizon de Mai 68, Deleuze se distancie par avance de la critique althussérienne de l’école comme appareil idéologique d’État [33]. Le problème n’est pas l’inculcation de l’idéologie bourgeoise pour expliquer la reproduction de la formation sociale, mais l’organisation d’un champ de pouvoir du double point de vue de l’agencement institutionnel et de la nature des pratiques d’enseignement qui y sont opérées [34]. Dans l’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari récusent la pertinence de la distinction entre la science et l’idéologie, corrélat de l’opposition entre l’infrastructure et l’hyperstructure, au profit d’une conception matérialiste alternative du social [35]. Le champ social n’est pas une structure à instance dominante qui se reproduit en partie au moyen de la fausse conscience constituée et entretenue par l’École républicaine ; c’est un système machinique qui fonctionne, produit des phénomènes d’auto-répression du désir, mais se déstabilise aussi parfois sous l’effet d’inventions collectives [36].

Dès lors, le problème n’est pas de défaire la fausse conscience idéologisée (ou symboliquement violentée) pour parvenir à une prise de conscience collective des mécanismes de la domination, mais de construire des agencements collectifs de désir capables de reconfigurer autrement l’organisation des formations institutionnelles qui constituent la trame du champ social. Autrement dit, ce n’est pas la compréhension scientifique ou intellectuelle des mécanismes de domination (dissimulés à la conscience ordinaire par un voile d’illusion), mais c’est la mutation affective du désir qui est le moteur potentiel de transformations sociales dans l’histoire des luttes. Pour Deleuze et Guattari, la participation des dominés au processus de domination qui s’exerce sur eux repose sur la logique immanente d’une auto-répression du désir, non sur le mécanisme inconscient d’une violence symbolique qui s’exerce dans un champ (ou d’une méconnaissance intellectuelle qui résulte d’un voile idéologique) [37].

L’institution scolaire est un espace de pratiques d’enseignements répressifs qui soumettent les corps par son système hiérarchisé, ses examens de connaissance ou son fonctionnement punitiviste ; mais c’est aussi une machine de constitution de subjectivités, des corps et des cerveaux disponibles à l’insertion dans l’entreprise et employables au service du capital [38]. L’École est répressive par le jeu de sa logique propre, non moins que par la finalité objective qui la commande. Elle n’est pas un appareil idéologique d’État, ou un champ qui fonde sa légitimité sur une violence symbolique, mais une machine désirante, i.e. un champ de pouvoir institutionnel dont le mode d’organisation joue un rôle matériel dans le fonctionnement de la machine capitaliste [39].

L’École exerce son autorité sur la jeunesse au nom d’un discours qui la re-présente, et la dépossède de sa capacité d’intervenir directement dans l’organisation de l’espace scolaire [40]. Pour la pédagogie critique deleuzienne, le problème n’est pas seulement de promouvoir une didactique technico-scientifique capable de créer les conditions d’émergence d’un désir d’apprentissage (rencontre et problématisation), mais il est d’abord celui de transformer l’institution scolaire sous l’impulsion des désirs, parfois révolutionnaires, de groupes d’usagers et d’agencements collectifs qui incluent les enfants, les élèves et les étudiants.

Par contraste, l’expérience de Vincennes, en dépit de ses difficultés ou de son bilan parfois contrasté, ouvre la voie à une organisation alternative de l’enseignement supérieur, ainsi qu’à des pratiques pédagogiques différentes [41]. L’Université expérimentale de Vincennes se caractérise par plusieurs traits : sa volonté de promouvoir la pluridisciplinarité et la recherche théorique contemporaine ; son ouverture à un public très divers, dans le but de démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur ; son fonctionnement par système modulaire et personnalisé plutôt que par système hiérarchique, linéaire et standardisé (le « rhizome » plutôt que l’arbre) ; son engagement politique omniprésent (marxiste, maoïste ou gauchiste), à rebours de la neutralité républicaine prétendue et de son idéalisme universaliste de façade (l’École ne doit pas avoir pour fonction de transmettre un patrimoine universel, de créer les conditions formelles de l’égalité politique entre les citoyens d’une république démocratique, ou de préparer l’insertion des jeunes dans le marché du travail capitaliste ; elle doit plutôt travailler à l’abolition des structures autoritaires du champ social, ou habiter ses marges) [42] ; l’implication directe des étudiants dans les décisions institutionnelles ou la conception des cours ; enfin, ses expérimentations pédagogiques non-conventionnelles (séminaires participatifs, ateliers pratiques, rejet des structures hiérarchiques traditionnelles, modes d’évaluation flexibles adaptés à l’abandon des programmes rigides).

Dans sa carrière de professeur à Vincennes, Deleuze est passé du séminaire participatif au cours magistral [43]. Pour Deleuze, le cours magistral n’est pas la transmission autoritaire d’un savoir, mais l’émission d’un flux de paroles et d’affects à destination d’un collectif d’auditeurs libres. Chaque auditeur, à partir de sa propre discipline, prend du cours ce dont il a besoin pour constituer ses propres problèmes [44]. Non moins qu’une théorie, un cours est une boîte à outils qui doit servir à des usagers. Ainsi, dans une didactique fonctionnaliste, il ne s’agit plus de communiquer un savoir à l’ignorant, de mettre en forme une matière vierge, ou d’apposer des connaissances dans un esprit prêt à les recevoir, mais de construire devant lui un problème, puis de le laisser libre de construire les siens selon ses propres rencontres (le vol et le don plutôt que l’échange dialogique) [45].

La didactique fonctionnaliste promue par la pédagogie deleuzienne n’est pas séparable d’une critique politique radicale des pratiques d’enseignement autoritaires et de l’organisation de l’institution scolaire. Chez Deleuze, la philosophie de l’éducation dépend d’un problème de philosophie politique plus général sur le statut du rapport de domination de l’adulte majeur sur les enfants mineurs. L’éducation n’est certes pas le moyen, le lieu stratégique ou l’instrument tactique du projet révolutionnaire, comme elle l’est dans certaines pédagogies critiques ; mais la pédagogie deleuzienne n’en reste pas moins ancrée dans le contexte plus général d’une critique révolutionnaire du champ social capitaliste et de la domination adulte, dont l’École républicaine est un rouage.

par , le 8 octobre

Pour citer cet article :

Thomas Detcheverry, « Deleuze et la philosophie de l’éducation. Néo-pragmatisme et pédagogie critique », La Vie des idées , 8 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Deleuze-et-la-philosophie-de-l-education

Nota bene :

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Notes

[1Différence et Répétition, Paris, Puf, 1968, p. 216  ; Deux régimes de fous, Textes et entretiens. 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 283.

[2Sébastien Charbonnier, Deleuze pédagogue. La fonction transcendantale de l’apprentissage et du problème, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 23-37  ; 68-78.

[3Différence et Répétition, p. 361. Voir Frédéric Fruteau de Laclos, L’existence des autres. Deleuze, Sartre, Chastaing, Paris, Vrin, 2023  ; Camille Chamois, Un autre monde possible : Gilles Deleuze face aux perspectivismes contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022.

[4L’Île déserte. Textes et entretiens. 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 338  ; Deux régimes de fous, p. 152-154.

[5Bien qu’il ne s’en réclame pas explicitement, l’approche deleuzienne se situe dans le prolongement des pédagogies critiques anti-autoritaires promues par Paulo Freire ou Francisco Ferrer.

[6Henry Somers-Hall, Deleuze’s Difference and Repetition, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2013  ; Igor Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), thèse pour le doctorat de philosophie effectuée sous la direction de P.-F. Moreau, Lyon, 2013.

[7Différence et Répétition, p. 172-173  ; 195-196. L’Île déserte, p. 192-193.

[8Différence et Répétition, p. 215.

[9G. F. W. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier-Montaigne, p. 25-27. Sur la conception hégélienne de l’enfance et de la pédagogie classique, marquée par le Wilhelm Meister de Goethe, et caractérisée par son développementalisme dialectique, voir aussi Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, 2020, §175, p. 339-340, et Textes pédagogiques, Paris, Vrin, 1978. Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 16-24.

[10Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 187-197  ; Pourparlers, p. 93-95.

[11Michel Fabre, Qu’est-ce que problématiser  ?, Paris, Vrin, 2017.

[12Camille Chamois, «  Se rendre sensible. Une théorie participative de l’apprentissage  », in C. Chamois, D. Debaise (dir.), Perspectivismes métaphysiques, Paris, Vrin, 2023, p. 115-129.

[13Différence et Répétition, p. 233.

[14Logique du Sens, Minuit 1969, p. 88-90, p. 116.

[15Différence et Répétition, p. 205-206.

[16C’est le nerf de l’argument du «  modèle bancaire de l’éducation  », développé par Paulo Freire dans La pédagogie des opprimés, Paris, Agone, 2023, p. 57.

[17Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1990.

[18Jacques Rancière, Le Maître Ignorant, Paris, Fayard, 1987, p. 24-27.

[19Différence et Répétition, p. 215. La pédagogie deleuzienne se distancie du schéma développementaliste qui gouverne l’éducation négative de l’Émile de Rousseau, ou la Phénoménologie de Hegel  ; c’est aussi ce qui la sépare du modèle constructiviste de Piaget ou Vygotski. Au lieu d’un développement arborescent soumis à la logique d’une succession d’étapes prédéfinie (le plan d’organisation), Deleuze et Guattari privilégient les lignes de fuite «  rhizomatiques  », qui ne préexistent pas à leur acte de constitution créatrice par mise en rapport hasardeuse des différences hétérogènes (le plan d’immanence). Voir Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille Plateaux, écrit avec Félix Guattari, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 328.

[20Cf. Stéphane Madelrieux, La philosophie de John Dewey, Paris, Vrin, 2016, p. 202.

[21Platon, République, 523b-525b  ; Ménon, 81e-86d  ; Théétète, 148e-150e.

[22Proust et les signes, Paris, Puf, 1964, p. 9-10, 23, 36, 109, 111, 115.

[23Jean-François Pradeau, Héraclite, Paris, Éditions du Cerf, 2022, p. 91.

[24Proust et les signes, p. 122-123  ; Différence et Répétition, p. 180-181.

[25Différence et Répétition, p. 333-335. Comme le souligne C. Chamois, la participation deleuzienne n’est pas une contagion, une fusion ou une simulation. Toutefois, chez Deleuze, «  participer  » n’est que l’envers et le complément de «  démentir  ».

[26En ce sens, Deleuze est à la fois proche et éloigné de John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2022. Sur la solitude, voir Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.

[27Gilbert Simondon, L’individu à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éditions Jérome Millon, 2017.

[28Sur l’émergence historique de la «  résolution de problème  » comme objet central de l’activité cognitive, et sur la façon dont le cognitivisme néo-structuraliste s’est dégagé du béhaviorisme, s’inspirant tout à la fois de la théorie des automates de Turing, de la théorie de la communication de McCulloch et Pitts, et de la théorie de la cybernétique de Wiener, voir la synthèse introductive de Jacqueline Bideaud, Olivier Houdé, Jean-Louis Pédinielli, L’homme en développement, Paris, Puf, 2020, p. 86 et suivantes.

[29Différence et Répétition, p. 204-213  ; 228-235.

[30Kostas Axelos, Le jeu du monde, Paris, Minuit, 1969.

[31Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 55.

[32C’est pourquoi Deleuze oppose la culture nietzschéenne à la méthode cartésienne  ; Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 168-169  ; Différence et Répétition, p. 215.

[33Louis Althusser, Positions, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 105-110. Voir aussi Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971.

[34L’Île déserte, p. 368.

[35Capitalisme et schizophrénie, t. 1 : L’Anti-Œdipe, écrit avec Félix Guattari, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 31, 316, 327, 369.

[36Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe, La production du désir, Paris, Puf, 2010, p. 45-55  ; Igor Krtolica, Gilles Deleuze Félix Guattari. Une philosophie des devenirs-révolutionnaires, Paris, Éditions Amsterdam, 2024, p. 48-51.

[37De ce point de vue, Deleuze et Guattari semblent plus proches de Rancière que de Bourdieu et Passeron. Voir Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008 p. 56-92, 112-113  ; Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 624-625  ; La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 47.

[38Deleuze esquisse cette critique dans son texte sur les sociétés de contrôles, P, p. 242-243. Après l’exploitation salariale impliquée dans le rapport de production capitaliste, et l’exploitation masculine du travail reproductif domestique féminin fourni gratuitement, Tal Piterbraut-Merx identifie une exploitation spécifiquement éducative par laquelle l’adulte majeur, au moyen d’un mécanisme d’appropriation temporelle, met l’enfant mineur au travail et prépare son employabilité sur le marché de l’emploi. Tal Piterbraut-Merx, Les relations adultes – enfants, un problème pour la philosophie politique, 2024, hal-04579568, p. 280.

[39Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1966  ; La reproduction, Paris, Minuit, 1970.

[40L’île déserte, p. 292-293.

[41Philippes Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008, p. 509-522. – La désinstitutionnalisation de l’apprentissage, défendue par Ivan Illitch dans sa théorie de la convivialité, constitue un autre exemple de pédagogie libertaire.

[42Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF Flammarion, 2021, p. 61-67.

[43Pourparlers, p. 20.

[44Pourparlers, p. 17-18, 35, p. 190  ; L’Île déserte, 290-291.

[45Le problème de la philosophie de l’éducation ne réside pas tant dans l’opposition des pédagogies actives aux pédagogies transmissives que dans la distinction entre les pédagogies arborescentes et les pédagogies «  rhizomatiques  ». Or, ces dernières n’excluent pas tant la pratique du cours magistral (lequel peut être ouvert au foisonnement des rencontres, des connexions imprévues et des relais multiples) que l’organisation autoritaire et verticale de l’institution scolaire, en particulier dans un régime capitaliste.

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