Recensé : Le perfectionnisme libéral. Anthologie de textes fondamentaux, textes choisis par Alexandre Escudier et Janie Pélabay, Paris, Hermann, 2016, 434 p., 39 €.
Il faut savoir gré à Alexandre Escudier et Janie Pélabay, tous deux chercheurs au Centre de recherches politiques de Sciences Po, d’avoir mis à notre disposition une anthologie, composée de 12 textes inédits en français, consacrée à un courant majeur de la philosophie politique contemporaine, le perfectionnisme libéral. Avec l’ouvrage, en langue anglaise, de Roberto Merrill et Daniel Weinstock, Political Neutrality. A Re-Evaluation, publié en 2014 chez Palgrave Macmillan, nous avons désormais les moyens de mesurer les enjeux d’un débat fondamental au sein du libéralisme politique.
La liberté négative, telle que l’entend Isaiah Berlin, représente-t-elle la théorie la mieux à même de garantir les idéaux égalitaires et libertaires chers au libéralisme politique ? Dans la mesure où elle exclut toute interférence de la part des autres, et tout particulièrement de l’État, et considère, dès lors, que nous sommes d’autant plus libres que de nombreuses possibilités s’offrent à nous, cette conception de la liberté apparaît en effet entretenir une affinité élective avec le neutralisme. Elle reste d’ailleurs probablement majoritaire chez les philosophes du libéralisme, d’autant qu’elle est habilement fondée sur le rejet de l’escalade normative, c’est-à-dire de l’illimitation des conditions à remplir pour qu’une personne puisse être considérée comme pleinement libre.
En revanche, la liberté positive, qui consiste non seulement à s’arracher à des entraves mais surtout à atteindre des fins expressément poursuivies comme telles, implique une valorisation de certains biens que l’État est fondé à promouvoir. Si l’on admet que ce dernier peut agir en législateur moral, on défend alors une position perfectionniste. Mais reste-t-on libéral si, comme Joseph Raz, on considère que « le but de toute action politique est de rendre les individus capables de poursuivre des conceptions du bien valables et de décourager les conceptions mauvaises ou vides » (p. 147) ? Oui, répondent la très grande majorité des auteurs ici convoqués, dans la mesure où les biens défendus sont typiquement libéraux (autonomie, tolérance pour se limiter aux deux plus importants).
Qu’est-ce que le perfectionnisme ?
Le terme de perfectionnisme , popularisé par Rawls dans sa Théorie de la justice en 1971, est un emprunt à l’usage qu’en faisaient au 19e siècle T. H. Green ou H. Sidgwick. [1] Pour un perfectionniste, c’est en eux-mêmes (on pourrait écrire pour leur valeur intrinsèque), et non pour le plaisir ou la satisfaction qu’ils procurent, que sont valorisés, entre autres, l’autonomie individuelle, l’amitié, le plaisir esthétique, etc. Leur absence est source d’appauvrissement, même quand elle ne fait pas l’objet d’un regret de la part de ceux qui en sont privés. Cela signifie qu’une vie consacrée, par exemple, au savoir, est meilleure qu’une autre consacrée à la consommation de stupéfiants. Ce qui différencie les perfectionnistes, c’est évidemment la nature des biens qu’ils choisissent de privilégier et, surtout, la justification de ces choix. Dès lors, il existe une diversité irréductible des perfectionnismes, qui touche également les libéraux puisque ceux-ci peuvent, parmi les valeurs historiquement « libérales », privilégier par exemple la tolérance, comme William Galston, ou l’autonomie, comme Joseph Raz et George Crowder.
Le premier mérite de cette anthologie est de fournir un panorama quasi exhaustif de ce courant théorique qu’est le perfectionnisme libéral. Il ne peut être question ici d’en explorer toutes les facettes, mais principalement de montrer, en prenant le contre-pied des auteurs qui considèrent, avec Alfonso Damico, que quelque chose « ne tourne pas rond dans le perfectionnisme libéral », la légitimité des critiques adressées au neutralisme libéral.
L’État sans valeurs ?
On sait que la plupart des libéraux neutralistes défendent le principe de la neutralité des justifications. Celui-ci exige que les actions coercitives de l’Etat soient justifiées de façon impartiale, c’est-à-dire sur la base de raisons qui ne dépendent pas de l’adhésion à une vision particulière de la vie morale et qui, dès lors, laissent les citoyens libres de mener les projets de vie qu’ils désirent. C’est cette version que discutent les perfectionnistes, tels Joseph Raz (« Le souci politique de la neutralité », p. 123-149), George Sher (« Les droits, la neutralité et le pouvoir oppressif de l’État », p. 189-206) ou Steven Wall [2].
Les perfectionnistes libéraux reprochent fondamentalement à la neutralité d’être impossible voire nocive. Stephen Macedo (« Cartographier les vertus libérales », p. 89-119) évoque un véritable « mirage », le libéralisme incarnant un ensemble de valeurs morales substantielles (p. 95). Il fait écho au diagnostic de William Galston qui parle de principe « absurde » : la neutralité n’étant jamais possible, elle ne saurait être violée. Comme il l’écrit dans « Défendre le libéralisme » (p. 67-88), la promesse de se passer d’une théorie substantielle du bien est condamnée à être trahie :
Toutes [les théories libérales] s’appuient de manière implicite sur la même théorie triadique du bien, qui présuppose la valeur de l’existence humaine, la valeur de la capacité humaine de poursuivre des fins et de les réaliser, et la valeur de la rationalité comme principale contrainte s’exerçant sur les principes sociaux et les actions sociales. (p. 79)
Quant au reproche de nocivité, il se fonde sur la critique de la « méthode d’évitement » préconisée par le libéralisme politique (celui de Rawls, à partir de 1985). Cette stratégie consiste à éviter d’avoir à affronter la question de la vérité en politique, et préconise en particulier d’éviter d’invoquer la vérité de ses propres positions politiques pour les justifier aux yeux des autres [3]. L’ « abstinence épistémique » rawlsienne invite les citoyens à ne recourir qu’à des « vérités simples », c’est-à-dire non contestées, et à des modes de raisonnement consensuels. Ainsi les objectifs poursuivis par une théorie de la justice doivent être compris et acceptés de tous.
Mais la liberté est-elle réellement respectée si l’individu est invité à fonder ses choix sur des raisons acceptables par les autres plutôt que sur de bonnes raisons [4] ?
Vigueur du perfectionnisme libéral
Le libéralisme est contraint de reconnaître la subjectivité des valeurs et la persistance du conflit moral. Mais cette réalité implique-t-elle de renoncer à la défense de nos convictions ? Il paraît nécessaire de donner une épaisseur à la neutralité. On a vu en outre que l’on peut douter de la capacité du libéralisme à user d’un langage normatif neutre. On pourrait, dès lors, fonder les politiques publiques, dans le respect des valeurs libérales fondamentales, sur une conception du bien humain.
Ainsi, pour S. Macedo et W. Galston, l’éducation civique est un moyen de donner au libéralisme une substance morale que lui refuse la neutralité. L’État doit alors orienter l’action publique vers la réalisation de biens libéraux, suffisamment partagés pour lui assurer une solide base motivationnelle, mais également suffisamment restreints pour ne pas attenter à la diversité des conceptions individuelles et collectives de la vie bonne. W. Galston considère que, dans ces conditions, l’État respecte et fait respecter la « liberté expressive » du citoyen, c’est-à-dire son droit à mener son existence d’une manière qui exprime ses convictions les plus profondes sur ce qui donne sens et valeur à la vie.
Cependant, ces auteurs se séparent sur des points importants. S. Macedo prône un « libéralisme civique » se proposant de prendre l’idéal ancien de liberté publique davantage au sérieux. Mais reste-t-on alors dans un cadre libéral ? W. Galston souscrit quant à lui à une approche dite « libérale-pluraliste » en matière d’éducation, restreinte à l’essentiel mais « robuste ». Il défend un libéralisme de la tolérance, par contraste avec un libéralisme de l’autonomie. Mais peut-il alors éviter d’être aporétique ? En effet, s’il souhaite conserver un droit de sortie [5] pour les individus membres de groupes illibéraux, exigence libérale minimale, comment peut-il le faire sans faire appel à une conception forte de l’autonomie [6] ?
Dans ce qui est à mes yeux la contribution la plus stimulante de l’ouvrage (« Deux concepts du pluralisme libéral »), George Crowder suggère qu’il est possible de concilier la préservation de la diversité, en tant qu’exigence centrale du pluralisme libéral, et la priorité à l’autonomie, non seulement en tant que présomption, c’est-à-dire en tant que capacité présumée à se donner à soi-même une loi, mais comme vertu à promouvoir. Il place en effet non seulement l’autonomie au centre de son pluralisme libéral [7], mais considère le régime libéral comme le plus apte à permettre l’expression de la diversité des valeurs [8]. Dès lors, l’autonomie est valorisée comme le meilleur moyen de promouvoir la pluralité des biens à l’intérieur d’une culture :
Le pluralisme axiologique engendre des arguments qui favorisent de façon décisive le libéralisme pro-autonomie aux dépens du libéralisme de la tolérance. (p. 264)
Mais l’un des points les plus intéressants dans la position de G. Crowder est son argumentation sur la question de la valeur de la diversité culturelle. Celle-ci est décrite comme subordonnée à la préservation de la diversité des biens humains, dite « diversité interne ». La valeur d’une culture dépend de la capacité des individus à l’interpréter et à poursuivre, par de multiples moyens, les mêmes biens. La diversité des schémas axiologiques ainsi permise peut donc être considérée comme l’indice de la qualité d’une entité culturelle.
Le primat de l’éthique
Le perfectionnisme part du principe que certains biens sont partagés par les membres d’une société pluraliste, et que ces biens peuvent être protégés par l’État. Défendre ce point de vue est certainement plus aisé si l’on accepte de poser un lien entre perfectionnisme politique et perfectionnisme éthique. Ce dernier défend deux thèses principales, l’une méta-éthique qui considère que les « jugements éthiques sont réductibles en dernière instance à des croyances qui peuvent être vraies ou fausses » [9] (ce qui constitue un des traits caractéristiques du cognitivisme moral), l’autre normative qui admet que certaines conceptions de la vie bonne peuvent être objectivement meilleures que d’autres. Il est dès lors légitime que l’État les promeuve, c’est-à-dire pratique une politique perfectionniste.
Mais si elle souhaite ne pas rompre avec le libéralisme, cette politique ne peut être qu’incitative et, par conséquent, chercher à articuler une conception libérale du bien et une théorie de la justice sociale. On peut regretter à cet égard qu’aucun des textes, à l’exception d’une mention par J. Raz (p. 148), ne s’attache réellement à montrer la distance radicale entre coercition et incitation.
Ce sont bien nos convictions éthiques qui nous fournissent des raisons consistantes d’adopter les principes centraux de la philosophie libérale. En d’autres termes, les principes du libéralisme doivent être justifiés et ils ne peuvent l’être qu’en recherchant leur fondement dans une théorie morale. Dans les termes de Ronald Dworkin, on distinguera intérêts critiques et intérêts volitionnels. Selon le bien-être volitif, le bien-être d’un individu est amélioré lorsqu’il atteint ce qu’il veut alors que selon le bien-être critique, il l’est lorsqu’il atteint ce qu’il devrait vouloir, c’est-à-dire lorsqu’il atteint des buts dont la non-réalisation rendrait objectivement sa vie moins bonne. Les exemples fournis par Dworkin permettent de mieux saisir la portée de cette distinction.
Si nous avons de l’intérêt pour la voile, la pratiquer permet d’atteindre le bien-être : ainsi cette activité est une bonne chose parce que nous la désirons, mais notre vie n’aurait pas été moins réussie si nous avions préféré la marche en montagne. En revanche, si nous désirons entretenir de bonnes relations avec nos proches, c’est parce que nous sommes convaincus que notre vie serait moins bonne si nous ne le désirions pas. Alors que, dans le premier cas, les choses sont bonnes parce que nous les désirons, dans le second nous les désirons parce qu’elles sont bonnes. Le fait de prendre les intérêts critiques au sérieux (de se demander ce que nous devons vouloir) « est en soi un motif moral d’adhérer aux principes politiques de l’égalité libérale et d’avoir l’obligation d’y conformer sa conduite » [10].
On peut donc se demander, à la lumière de ces remises en cause de la neutralité, si le libéralisme ne devrait pas plutôt assumer ses conceptions morales et montrer leurs vertus. Il serait alors probablement mieux armé face aux critiques républicaines ou communautariennes s’il assumait, dans les termes ainsi définis, une dose modérée de perfectionnisme. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se concentrer sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, il se donnerait les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation.
Au total, nous disposons désormais avec cette anthologie d’un irremplaçable instrument de travail.