Recensé : Olivier Zunz, La philanthropie en Amérique. Argent privé, affaires d’État, Fayard, 2012, 450p., 22,90 €
C’est une contribution importante qu’apporte La philanthropie en Amérique à la littérature déjà foisonnante qui existe sur la philanthropie aux États-Unis. Olivier Zunz, professeur d’histoire à l’Université de Virginie, revient sur l’histoire de la philanthropie en Amérique depuis la guerre de Sécession jusqu’à nos jours – rompant avec l’historiographie classique qui fait débuter la philanthropie moderne au tournant du XXe siècle [1]. L’auteur couvre de manière remarquable presque 150 ans d’histoire, dont il évoque à la fois les grands traits et les détails, les dynamiques et les continuités, la diversité et l’unité, démontrant des qualités de pédagogue indéniables. L’auteur de Why the American Century relève ainsi brillamment un défi de taille en offrant une synthèse complète, nuancée et très documentée sur l’histoire de la philanthropie américaine.
L’un des grands intérêts de l’ouvrage réside dans l’angle choisi. Se démarquant des travaux récents qui esquissent des rapprochements entre le secteur à but non lucratif et le monde des affaires, Zunz s’interroge avant tout sur le rapport entre la philanthropie et l’État, d’où le sous-titre du livre « Argent privé, affaires d’État ». Cette approche, particulièrement intéressante pour les lecteurs français, remet en cause l’idée d’une opposition entre le public et le privé, ainsi que celle d’un modèle américain qui s’appuierait presque uniquement sur le privé.
Naissance de la philanthropie moderne
Olivier Zunz date l’émergence de la philanthropie moderne à la fin du XIXe siècle, au lendemain de la guerre de Sécession. Il rappelle ainsi – et c’est un élément peu connu – le rôle central dans cette chronologie de la reconstruction du Sud des États-Unis et de la volonté de réconcilier le pays : la philanthropie est vue comme pouvant contribuer à la réunification nationale. Cette philanthropie moderne présente une double rupture. Elle se démarque de la charité traditionnelle sur deux points : elle ne soulage pas temporairement les plus démunis, mais tente de trouver des solutions durables aux problèmes sociaux en s’attaquant aux causes profondes ; elle embrasse l’humanité entière et tente d’œuvrer pour le bien et le progrès de l’humanité. Autre rupture, cette philanthropie moderne est rendue possible par une alliance entre grands philanthropes et réformateurs, qui permet aux premiers de mettre en œuvre une vision personnelle du bien commun, définie en collaboration avec les seconds. Cette puissante alliance permet aux grandes fortunes qui émergent alors de constituer « une ressource publique importante pour le progrès social » (p. 21).
Cette émergence s’accompagne d’une réforme du cadre légal de la philanthropie, une dimension souvent méconnue de la question. Tout au long de la période, l’État a accompagné le développement de la philanthropie, dans le but de la définir et de la réguler. Deux événements sont particulièrement marquants et conduisent à des évolutions significatives : la loi Tilden (1893), qui rend possible une philanthropie aux objectifs plus larges (elle autorise les legs sans prescription précise) et en phase avec son époque (les administrateurs doivent redéfinir les objectifs à chaque génération) ; et l’affaire Jackson vs Phillips, qui transforme la relation entre philanthropie et politique puisqu’elle débouche sur l’interdiction de participation de la philanthropie à la politique partisane, mais rend possibles de nouvelles formes de militantisme, notamment dans le domaine de l’éducation. Désormais, la distinction pertinente pour définir la sphère acceptable de la philanthropie n’est plus entre politique et apolitique, mais entre « généralement politique » et « techniquement politique » (p. 94).
Au début du XXe siècle, la régulation de la philanthropie change de mains ; elle passe des tribunaux (où les juges décidaient de la recevabilité des legs et donations) à l’État fédéral, à travers deux lois. En 1913, est adoptée la Loi de finance qui instaure l’impôt sur le revenu, et l’État met en place une politique d’exonération fiscale, dont l’un des objectifs est de canaliser l’intervention de la philanthropie dans la sphère politique. Puis la Loi de finance de 1934 ajoute la distinction formelle entre éducation et militantisme politique. D’autres lois viendront compléter ce dispositif légal pendant le New Deal et renforcer l’incitation fiscale à investir dans le domaine philanthropique.
Le début du XXe siècle représente un tournant majeur avec l’essor de la philanthropie de masse. En effet, au tournant du siècle, la lutte nationale contre certaines maladies, notamment la tuberculose, s’appuie sur de nouvelles techniques de collecte de fonds (comme la vente de timbres) qui systématisent la pratique philanthropique et permettent, non plus simplement à de grands philanthropes mais à tous les Américains, de faire des dons charitables en fonction de leur budget. La Première Guerre mondiale donne lieu à l’une des mobilisations les plus spectaculaires de l’histoire de la philanthropie, véritable tournant qui permet à la philanthropie de changer d’échelle et de portée. Cette « nouvelle matrice institutionnelle du don » va en ancrer la pratique dans les habitudes des Américains et leur mode de vie. Cette opportunité offerte à tous de contribuer au bien commun marque la philanthropie moderne en proposant une approche différente du don : voir le don comme un filet de sécurité, c’est-à-dire investir de l’argent pour le bien de tous et de soi-même, faisant de la philanthropie de masse une sorte d’épargne publique. C’est « l’intérêt bien compris » de Tocqueville. Zunz montre ainsi comment les notions d’intérêt et d’altruisme ne s’excluent pas, mais au contraire se renforcent. C’est l’ensemble de la société qui investit dans son avenir et non simplement les riches qui aident les pauvres. Zunz s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux – à l’instar de ceux de Nicolas Guilhot [2] – qui mettent en avant la continuité (et non l’opposition) qui existe entre philanthropie et capitalisme.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la philanthropie fait partie intégrante de la définition de l’américanité. La collecte de fonds contribue à la propagande gouvernementale, les Américains recevant sans cesse des injonctions patriotiques au don : contribuer financièrement à l’effort de guerre est présenté comme un devoir national et un moyen d’obtenir la victoire. Roosevelt a compris l’importance de cet élan généreux pour l’image des Américains dans le monde. Il s’agit de montrer aux Alliés qu’ils sont soutenus par le peuple américain, et pas seulement par le gouvernement.
Vers un partenariat État-philanthropie
Le deuxième grand moment s’étend de l’entre-deux-guerres aux années 1960, période pendant laquelle la philanthropie continue de se développer et entretient une relation ambiguë avec l’État : alors que le secteur à but non lucratif cherche à définir son rôle et sa place dans la société américaine, l’État collabore avec la philanthropie, tout en cherchant à la contrôler.
Dans la première moitié du XXe siècle, les relations entre la philanthropie et l’État vont connaître deux changements successifs sous Hoover, puis Roosevelt. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Hoover crée un « État associatif », fondé sur une alliance entre l’État et la philanthropie, qui subordonne celle-ci à la puissance publique. Cette « gouvernance à coût zéro » - l’État utilise les ressources de la philanthropie pour mener à bien ses propres objectifs - montre cependant ses limites : elle instaure une dépendance de la philanthropie vis-à-vis de l’État, et ne permet pas de traiter des questions de justice sociale dans une société fondée sur la domination raciale, ni de surmonter la Grande Dépression. Son successeur, Roosevelt, change de stratégie avec le New Deal et, souhaitant créer un filet de sécurité durable pour les Américains, renforce le rôle de la puissance publique dans les affaires économiques et sociales en augmentant l’autorité fédérale à tous les échelons locaux de l’État et en imposant une séparation stricte entre institutions publiques et associations privées. Le New Deal met ainsi un coup de frein décisif au partenariat entre État et philanthropie, amenant à redéfinir les relations entre autorités locales et œuvres caritatives, mais questionne aussi en profondeur la place de la philanthropie dans la gouvernance américaine et les affaires publiques.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la séparation entre sphère publique et sphère privée perd sa pertinence, et les années 1960 marquent le retour de la collaboration entre l’État et la philanthropie. Cette fois, la philanthropie n’est plus l’exécutante de la volonté de l’État (comme sous Hoover), mais un partenaire à part entière. Dans la Grande Société, la société civile collabore avec l’État, à tous les niveaux, pour fournir assistance aux pauvres tout en les incluant dans le processus d’aide (au moins théoriquement). Ce partenariat fonde une économie politique mixte des services sociaux dans laquelle argent public et argent privé travaillent au bien commun. Cette relation entre l’État et la philanthropie a essuyé de nombreuses critiques, notamment de la part des ségrégationnistes (qui s’opposent à l’intervention de la philanthropie dans les affaires publiques et la politique) et des conservateurs (qui s’opposent, eux, à l’intervention de l’État).
Considérant ainsi que la philanthropie contribue au bien commun, Zunz souligne qu’elle joue ainsi, parfois, un rôle complémentaire à celui de l’État. En effet, le New Deal, qui participe pourtant à un renforcement du rôle de l’État, est plus généreux pour les travailleurs que pour les sans-emplois. Se dessine ainsi une séparation entre les « employables », dont s’occuperait l’État, et les « inemployables » (âgés, veufs, tuberculeux, fous, mutilés et handicapés) auxquels la charité privée viendrait en aide. C’est cette tentative de distinguer les « employables » des « inemployables » qui est à l’origine du système de protection sociale à deux vitesses, dont la naissance est généralement attribuée à la loi sur la sécurité sociale de 1935. Il en est de même pour les années Reagan pendant lesquelles l’État délaisse l’aide aux plus pauvres pour financer des programmes destinés aux classes moyennes, dont la participation aux élections est plus élevée. Ce retrait de l’État rend indispensable le travail de distribution des services sociaux mené par les associations, mais également celui des fondations qui font preuve d’un grand potentiel réformateur. Face à ce refus de la création d’un système de protection national, Zunz fait un constat un peu trop péremptoire : « Washington avait abdiqué sa responsabilité politique » (p. 250), tout en insistant – allant là à l’encontre de certaines idées reçues – sur l’importance du rôle de l’État pour lutter contre les problèmes sociaux.
Émancipation et internationalisation
A la fin des années 1960, la philanthropie est devenue un élément constitutif de la société américaine, mais rien n’unifie encore une multitude d’organisations et d’objectifs. Un petit groupe de personnalités (dont John D Rockefeller III) décide de fédérer et de définir ce « secteur d’activité », afin que toutes les organisations puissent parler d’une seule voix. Sont notamment fusionnés les deux principaux courants philanthropiques : la grande philanthropie (celle des fondations) et la philanthropie de masse. Le nom de « secteur à but non lucratif » s’impose. Ce groupe souhaite défendre l’indépendance du monde philanthropique en le libérant de « sa dépendance croissante vis-à-vis de l’État », tout en insistant pour que l’État honore ses engagements de financement aux services sociaux. Cependant, ces personnalités rencontrent l’opposition des conservateurs, qui souhaitent, au nom de la défense du capitalisme et de la liberté individuelle, mettre fin aux financements publics de services sociaux, mais également supprimer les aides de l’État à toutes les institutions philanthropiques engagées dans la protection sociale et la défense des droits des minorités. Ainsi, pendant trente ans, progressistes et conservateurs s’opposent sur la définition du secteur philanthropique et de sa relation à l’État. Ils finissent par trouver un terrain d’entente, lorsqu’une « convergence inattendue » se fait sur la question du soutien de l’État aux associations caritatives confessionnelles. Conservateurs et progressistes ont tissé des liens avec des groupes religieux et cherché des aides publiques pour leurs alliances respectives. De cette confrontation émerge lentement le secteur à but non lucratif tel qu’il existe aujourd’hui aux États-Unis, défini par le cadre légal 501 (c)(3) [3].
Le dernier chapitre de l’ouvrage, l’un des plus convaincants, aborde la question de l’internationalisation de la philanthropie américaine, en montrant combien la philanthropie façonne l’image des États-Unis dans le monde. Les fondations, qui ont collaboré avec l’État à la « guerre psychologique » contre le communisme pendant la guerre froide (notamment la Fondation Ford) et exporté les valeurs américaines en coordonnant leurs stratégies avec celles du gouvernement, vont peu à peu s’en émanciper. Deux épisodes marquants permettent à la philanthropie américaine de manifester son indépendance vis-à-vis du gouvernement. La campagne contre la famine en Éthiopie en 1984 signe le début d’une réinvention de l’aide humanitaire internationale, dans laquelle les États-Unis vont jouer un rôle de leader. La philanthropie américaine y marque sa volonté de travailler directement avec les associations locales – sans intervention des gouvernements – et de concevoir l’aide d’urgence comme la première étape d’un programme de développement social et économique. Ainsi, la philanthropie se démarque des gouvernements et affirme une action internationale autonome. L’éclatement de l’URSS offre aux organisations philanthropiques une autre occasion de montrer leur indépendance et leur réactivité, même si les sommes qu’elles peuvent mobiliser sont très inférieures à celles des gouvernements. Dans les anciennes républiques soviétiques, ces organisations veillent à promouvoir les mécanismes du marché pour remplacer le système étatique de redistribution et stimuler la vie associative, pour renforcer la société civile, la rendre indépendante de l’État et respectueuse des différences culturelles. Les initiatives de Georges Soros et de son Open Society Fund, créé en 1979, sont particulièrement emblématiques.
Enfin, la philanthropie américaine internationalisée et autonome va très vite jouer un rôle central au niveau international, notamment dans l’humanitaire et l’aide au développement. Les fondations défendent une idée centrale, celle du pouvoir de la communauté, que les milieux du développement reprennent à leur compte. Il s’agit de faire parvenir les aides directement aux communautés locales et de les aider à améliorer elles-mêmes leurs conditions. Deux initiatives sont décisives. La première est celle de Yunus et sa Grameen Bank en 1980 (prix Nobel de la Paix en 2006) qui lance le microcrédit au Bangladesh. La deuxième est celle de l’économiste Amartya Sen, qui élabore une théorie du développement humain particulièrement féconde. Enfin, Zunz souligne le rôle de la Fondation Gates : créée en 2000, fondation la plus riche du monde, se distinguant des « nouveaux philanthropes » [4] de sa génération, elle se tourne très vite vers l’étranger. Deux projets illustrent sa contribution : la seconde révolution verte en Afrique et la lutte mondiale contre le Sida, surtout en Inde. L’auteur insiste sur deux innovations majeures : son rôle de médiateur entre le niveau mondial et l’échelle micro-locale ; son indépendance et son approche pragmatique qui donnent à la philanthropie globale une teinte plus progressiste.
Olivier Zunz retrace ainsi dans cet ouvrage l’histoire de la philanthropie et de ses relations à l’État avec une grande objectivité, sans jamais tomber dans l’apologie naïve ni la critique simplificatrice. Il esquisse une lecture optimiste de la philanthropie et termine l’ouvrage par une conclusion qui ouvre de nouveaux débats : pour Olivier Zunz, la philanthropie « renforce la démocratie, à condition que le plus grand nombre y participe » (p. 311), affirmation qui souleva un certain nombre d’interrogations lors d’une table ronde qui fut organisée à l’EHESS en 2012 [5]. Il ouvre également de nouvelles pistes de recherche fécondes, sur la question du rôle de la philanthropie à l’international – relais ou complément d’une politique étrangère gouvernementale – mais aussi sur celle de l’impact des nouvelles technologies sur la philanthropie – il évoque rapidement les dons sur Internet lors de la crise du Kosovo en 1999, le développement des dons par sms ainsi que les effets d’une « communication à grand débit » qui met à la portée de « presque tous la participation financière personnelle à un mouvement associatif mondial » – , esquissant déjà les transformations futures d’une philanthropie en phase avec son époque.