La question de la surveillance des populations en démocratie est doublement hypothéquée, comme le montre dans ce très beau livre Alexandre Rios-Bordes. En premier lieu parce que la surveillance contrevient à ce droit, fondamental en démocratie, à l’intime et à la tranquillité, que les citoyens peuvent opposer à l’État. En second lieu, parce qu’en démocratie, les citoyens ou leurs éventuels représentants ont pour prérogative d’exercer un contrôle sur les institutions étatiques. Or, dans le cas de la surveillance, ce rapport est inversé : ce sont les institutions étatiques qui exercent un contrôle sur des catégories d’individus ou des groupes sociaux ou politiques. Ainsi appréhendée, la pratique étatique de surveillance policière ou militaire constitue l’un des passionnants plans d’épreuve des systèmes démocratiques. Alexandre Rios-Bordes se propose de l’explorer en prenant pour cadre les États-Unis, du début du XXe siècle à l’entrée en guerre en décembre 1941.
Mener ce type d’enquête est particulièrement délicat : les institutions en question, abritées derrière la raison d’État et l’autorité régalienne, laissent peu transparaître leurs pratiques et interdisent bien souvent l’accès à la majeure partie de leur documentation. Néanmoins, l’enquête d’Alexandre Rios-Bordes est un vrai succès, appuyé sur une grande connaissance de la bibliographie spécialisée et sur un usage intensif des sciences sociales les plus innovantes. L’auteur s’est concentré sur deux services de renseignement militaire, la Military Intelligence Division (MID) et l’Office of Naval Intelligence (ONI). Ces agences ont laissé des centaines de cartons d’archives auxquels l’auteur a eu accès. Mais ces archives ont été produites par des spécialistes de la clandestinité et du secret qui ont une habitude consommée de la non-consignation d’une partie non négligeable de leurs discours et de leurs pratiques, au point qu’Alexandre Rios-Bordes parle d’une véritable angoisse de l’écrit chez les praticiens du renseignement militaire. L’auteur retrace d’une plume vive les réflexions qui, au long de la période, émaillent le rapport complexe que les services entretiennent avec leur propre documentation. Il montre qu’au-delà du versement officiel de la documentation aux archives fédérales créées en 1938, les pratiques de destruction sont massives, comme le révèle indirectement l’étude du quotidien des services. Néanmoins, l’enquête d’Alexandre Rios-Bordes, modèle d’ingéniosité historique, montre que la destruction ne constitue pas toujours un handicap irrémédiable.
Sociogenèse et histoire d’une pratique étatique
Les services de renseignements sont inexistants au XIXe siècle. À l’orée du siècle suivant, des organes de renseignement stratégiques militaires apparaissent, et le MID et l’ONI émergent progressivement. Les (més)aventures coloniales des États-Unis constituent un premier facteur de mutation de ces organes de taille extrêmement réduite : les nécessités de la « pacification » et du « maintien de l’ordre » soulignent le besoin criant de renseignement sur les acteurs de la désobéissance, cubains ou philippins. À l’entrée dans la Grande Guerre, les deux institutions portent leur regard au lointain, que celui-ci soit européen pour le renseignement stratégique, ou colonial, traitant dans ce cas ce que l’on n’appelle pas encore la contre-insurrection. Mais c’est la Grande Guerre qui constitue l’impulsion décisive, parce qu’elle coïncide avec un basculement du lointain vers l’intérieur et qu’elle voit les deux services croître de manière importante. C’est en effet par le contre-espionnage que les services basculent vers le renseignement intérieur. Surveillance de bases, collecte proactive de données, logiques régionales de l’implantation liées aux régions militaires président à la croissance des deux services, sans cependant qu’ils gagnent en autonomie. Pourtant, les chiffres sont là : en novembre 1918, le MID compte 280 officiers et un bon millier d’employés civils, alors qu’il n’était doté en tout et pour tout que de 4 officiers et 2 employés de bureau en mai 1917.
En toute logique, des services de renseignement militaire n’ont pas vocation, en temps de paix, à conserver un rôle de surveillance intérieure. Les infrastructures continentales des deux services auraient donc dû être démantelées en novembre 1918. Mais c’était sans compter sans l’idée, présente chez de nombreux responsables, que l’armistice n’est pas la fin de la guerre et que les éléments qui devaient être surveillés et identifiés ne désarmeraient pas et qu’il n’était pas de bonne politique de baisser la garde.
La grande instabilité sociale de la transition, sur fond de révolution bolchevique et de montée de séquences insurrectionnelles en Europe, alimente de manière déterminante la conviction qu’il est nécessaire de maintenir un appareil militaire continental de surveillance. Ce qui fait nécessité fait peut-être loi, mais ce qui fait loi ne fait pas obligatoirement légitimité : c’est ce paradoxe qu’étudie Alexandre Rios-Bordes, en retranscrivant dans une belle démarche compréhensive usant avec talent du style indirect libre, reconstruisant en quelques maximes l’argumentation morale et fonctionnelle des officiers qui sous-tend cette curieuse position. Il faut bien dire que la situation se complique d’une véritable injonction paradoxale, quand tous les acteurs s’accommodent d’une interdiction de « toute activité qui pourrait de la moindre façon faire sentir l’espionnage militaire de notre propre peuple » [1], ainsi que l’énonce l’une des commissions d’enquête ayant pris la MID les mains dans le pot de confiture de la surveillance de dirigeants syndicaux.
Qui sont donc les hommes qui peuplent ces organes de l’ombre ? C’est la dernière question que pose ce premier volet de l’enquête. Alexandre Rios-Bordes décrit ici en cercles successifs ce monde du renseignement comme une société militaire, dont le centre est occupé par un groupe d’officiers et de sous-officiers de carrière. L’auteur a recours au vocabulaire de l’astronomie, nous décrivant un « univers clos, socialement clivé et idéologiquement conforme, qui s’insère de surcroît à l’échelle nationale et plus encore locale dans des mondes sociaux en partie souterrains » ; un univers clos qui, par ailleurs, a conscience de sa singularité et de son existence en tant que groupe. Il s’agit d’un groupe uniformément masculin et blanc, aux revenus solides sans pouvoir soutenir la comparaison avec les salaires de cadres du privé, un groupe de classe moyenne supérieure généralement diplômée, se voulant apolitique, mais adhérant plus ou moins consciemment à un éthos politique conservateur, prompt à amalgamer « libéraux » roses et rouges, et non dénué de préjugés racistes et/ou antisémites. Autour de ce cœur de nébuleuse gravite une seconde ceinture d’astéroïdes, composée des auxiliaires civils, hommes jeunes très souvent issus de la meilleure société et des universités de la Ivy League, des hommes « loyaux » et patriotes. Recrutés à la faveur de la guerre, pour une grande partie, ils subissent la décrue des effectifs dans les années suivantes. Le récit vivant de cet univers se double d’une pénétrante analyse de ce que l’auteur appelle « un monde social de la surveillance », difficile à saisir car en partie souterrain, mais qui mêle groupes de surveillance, officines de propagande, services d’enquêtes privés, organisations patronales. C’est tout un milieu qui apparaît ici, gravitant de manière informelle, mais tenace autour de la structure du renseignement militaire et de ses auxiliaires, un milieu interlope peuplé souvent de vétérans de ces services.
Au total, les structures militaires, nées en contexte colonial, ont connu un basculement continental et une croissance matricielle durant la guerre, et ont assuré leur survie après celle-ci, au prix cependant d’une illégitimité fondamentale aux yeux d’un monde extérieur profondément attaché aux libertés constitutionnelles. C’est ce paradoxe qui explique aussi en partie une mutation adaptative de ces structures, au prix, cependant d’une fermeture idéologique et sociologique.
Ethnographie de la fabrique d’un savoir
Le second axe de l’enquête d’Alexandre Rios-Bordes est une histoire des pratiques de constitution des savoirs d’État et du renseignement, en organisant la démarche en trois grands champs de pratiques.
Fabriquer les savoirs de l’ombre c’est, d’abord, chercher et enquêter. Et l’enquête commence avec, et se cantonne souvent à, des sources ouvertes, essentiellement de la littérature grise et des publications, mais aussi des comptes rendus de réunions politiques publiques. À la lisière de celles-ci, cependant, agents et officiers de renseignements savent se mêler aux groupes informels, se promener dans les quartiers ouvriers, « prendre la température » d’une manifestation. De l’exploitation des sources ouvertes aux pratiques de renseignement confidentielles, il y a une porosité certaine, bien décrite par l’auteur. C’est dans ce second type d’activités que se situe l’activité inquisitoire, fondée sur la dénonciation et l’exploitation de réseaux d’informateurs. S’il est très difficile pour l’historien d’avoir accès à ce type d’activité, Alexandre Rios-Bordes montre bien en quoi les réseaux d’informateurs constituent un élément essentiel de l’acquisition d’informations. Les collaborations institutionnelles plus ou moins informelles avec les organes de police, mais aussi avec des agences de détectives privées relèvent aussi de cette activité.
Mais alors, comment enquête-t-on à la MID et à l’ONI ? C’est ici que l’historien se fait ethnographe et délimite les cadres matériels de l’activité d’enquête, décrivant les défraiements aux enquêteurs, en termes de vêtements ou de frais de séjour et de déplacements. Construisant pratiquement ex nihilo leurs savoir-faire inquisitoriaux, les services ont massivement recours à des agences privées et établissent peu à peu leurs propres procédures décrites sous la forme de routines, y compris illégales et clandestines, d’ouverture du courrier, d’effraction voire de mise sur écoute de suspects. Entre 1937 et 1939, ces savoirs et ces routines de l’enquête et de la surveillance sont désormais suffisamment fixés pour que chacun des deux services envisage de créer une école chargée de pérenniser et diffuser ces procédures.
Alexandre Rios-Bordes s’attarde ensuite sur ce qu’il dénomme des « savoir-faire centraux », capitaux pour la bonne marche des enquêtes. L’expression est, à dessein, ambiguë : ces savoir-faire sont-ils centraux parce qu’ils sont exercés dans les institutions centrales ? Parce qu’ils revêtent une importance centrale dans les procédures que les services sont en train de mettre au point ? Parce qu’ils sont déterminants pour les représentations collectives que ces institutions de l’ombre génèrent ? La réponse réside dans les deux dernières interrogations. Au cœur de ces savoir-faire se trouve la « gestion » du binôme officier/agent et sa relation, marquée par le moment clé du recrutement et le traitement ultérieur de l’agent par l’officier, ainsi que les techniques d’infiltration. L’enquête montre combien les considérations politiques et morales sont importantes dans la relation et comment la valorisation du travail, de l’estime, et des affects d’amitié — surjoués ou non— constitue un impératif constant, à côté d’indispensables et relativement confortables gratifications financières et de la contrainte. Le traitement des sources par les officiers peut être assorti ou non de menaces, et de leur protection, notamment au moment de la circulation des rapports que les agents transmettent aux officiers.
À ce stade, ce qui est collecté par les sources ouvertes, grâce à l’action des informateurs et des agents ou à la surveillance et aux écoutes ne constitue encore que de l’information. Alexandre Rios-Bordes montre comment se fabrique ensuite le renseignement. « Peser, digérer interpréter » : tels sont les maîtres mots du processus de production des savoirs de l’ombre. L’historien décrit les vertus et les talents qui président à ces opérations : la prudence, le « flair » et la traque des indices parsèment un discours qui dessine des opérations de constitution de savoirs. Mais la confrontation entre le réel et l’interprétation que les services en font est parfois cruelle. Tel « général Smith, commandant général de […] [l’]unité est ouvertement communiste » alors qu’il est manifeste, dans le croisement des sources, que ledit individu est plutôt un aventurier de seconde zone vaguement mussolinien. Dur métier que celui d’interprète : les biais s’observent partout dans la documentation.
Une fois cependant que les savoirs sont établis, il faut les diffuser et les communiquer, convaincre les hiérarchies. C’est là qu’intervient la redoutable « épreuve interne de vérité », qui voit l’établissement du vraisemblable s’incarner dans la mise à l’écrit, laquelle passe par une série d’opérations : la mise en forme, le classement et, enfin, l’identification. Cette dernière, contrainte par le jeu des taxinomies, reflète les biais idéologiques de l’institution et des personnels qui l’animent, en conférant une dimension à l’activité militaire de renseignement intérieur.
Cette étude ne serait pas complète si elle négligeait les canaux de circulation des centaines de rapports qui constituent ces corpus des savoirs de l’ombre, circulation qui suit des voies hiérarchiques internes, mais aussi, inexorablement, des circuits externes qui constituent l’un des points délicats de l’activité des services. L’auteur, ici, est amené à opérer un double constat. D’une part, les savoirs de l’ombre sont appelés à circuler et constituent la raison d’être des services, mais, cette circulation est aussi un indubitable point faible dans l’impératif de confidentialité. D’autre part, loin de constituer une difficulté pour l’historien, le caractère biaisé et idéologique de la documentation érige cette dernière en porte d’entrée d’une étude des logiques de représentation du social et livre une image saisissante des images internalisées par les officiers qui peuplent ces services.
Dans les derniers chapitres de son ouvrage, l’auteur propose une étude de la constitution, par la documentation de ces services, d’une image de la subversion et des adversaires que ces derniers, silencieusement, surveillent et affrontent ces « éléments hostiles », ces rouges, ces radicaux, ces communistes essentiellement. L’intérêt de la MID et de l’ONI bascule alors des supposées menées ennemies de la Grande Guerre vers les syndicats qui sont, les services en sont persuadés, en instance de « bolchevisation ». Ils prennent ainsi soin, tout au long des années 1920 et 1930 de surveiller les « activités radicales » et « subversives », le danger numéro 1 étant le « communisme », suivi de près par les « pacifistes ». Les seconds sont souvent considérés comme manipulés par les premiers. L’omniprésence présumée des radicalités de gauche vire suffisamment à l’obsession pour que les subversions de droite radicale, influencées par le fascisme ou le nazisme, restent toutes dans un cône d’ombre voire un angle mort. Enfin, le livre se termine sur les combats que les services devront peut-être un jour mener contre les forces de la subversion. Ici, l’enquête figure l’anticipation de la menace future, et ouvre grand la porte de ce que l’on pourrait appeler (même si, à notre connaissance, Alexandre Rios Bordes ne le fait pas) un imaginaire sécuritaire légitimant le maintien d’une surveillance de guerre dans une société démocratique.
Au total, nous disposons là d’un très bel essai dont la diversité d’approches est frappante : histoire sociale compréhensive et pragmatique de l’État ; histoire des pratiques de constitution de savoirs d’État ; histoire, enfin, des représentations et des imaginaires qui exsudent de la documentation produite par les institutions du secret et de la représentation. Il constitue aussi une réflexion teintée de philosophie politique sur la part d’ombre de la démocratie et sur l’ambiguïté que les deux institutions étudiées ont entretenue, entre contexte de guerre et agitations du temps de paix, pour légitimer un mélange de contrôle et de défiance qui se situe à l’exact opposé de ce que devrait professer un système démocratique.
Alexandre Rios-Bordes, Les savoirs de l’ombre. La surveillance militaire des populations aux États-Unis 1900-1941, éditions de l’EHESS, 2018, 348 p., 23 €.