Analysant les comportements des animaux, Florence Burgat explore avec brio un continent laissé inexploré par le freudisme : l’intériorité animale. Mais la psychanalyse est-elle la référence appropriée ?
Analysant les comportements des animaux, Florence Burgat explore avec brio un continent laissé inexploré par le freudisme : l’intériorité animale. Mais la psychanalyse est-elle la référence appropriée ?
Dans son Abrégé de psychanalyse, Freud avait admis « l’existence d’un surmoi partout où, comme chez l’homme, l’être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance ». Cette hypothèse constitue le point de départ et le fil conducteur d’une exploration originale des abysses de l’intériorité animale dans L’inconscient des animaux, que vient de publier Florence Burgat. Les êtres éligibles à l’audacieuse proposition freudienne sont les « animaux supérieurs ». N’espérons donc aucune révélation sur le « moi d’une punaise ou le ça d’une huître », s’amuse la philosophe.
Pour comprendre le monde intérieur des animaux, il ne faudra pas compter sur le langage. Il en découle que la vaste bibliographie de l’ouvrage, qui honore nommément les classiques de la psychanalyse (Klein, Laplanche, Rank …) ignore Jacques Lacan. En effet, l’inconscient animal, tapissé de représentations non verbales, ne saurait dévoiler ses méandres par des soliloques de divan. D’ailleurs, le primat ordinairement accordé au verbe pour l’analyse des faits psychiques n’est-il pas sujet à caution même dans notre espèce, déplore l’auteure, tant la maîtrise de la langue et son raffinement varient ?
Florence Burgat adopte la perspective phénoménologique qui lui est chère et admet comme tel « le mystère de la communication étroite entre deux substances hétérogènes, l’âme et le corps ». Appréhender « la face sombre » de l’existence animale dans une optique freudienne la conduit à évincer le behaviorisme (approche comportementaliste et objectivante qui met l’accent sur l’effet des récompenses et punitions sur la vie psychique) et à écarter les conceptions teintées de cartésianisme qui ne savent concevoir l’animal autrement que de manière privative, comme un être a-conscient. L’on est également invité à s’affranchir du mépris spéciste qui porte à ne voir dans l’inconscient animal que le réservoir primitif des plus viles inclinations humaines, une « part animale » qu’il faudrait juguler coûte que coûte.
Accéder à l’inconscient des animaux, c’est leur reconnaître, par la phénoménologie, une vie égologique longtemps récusée par les canons du réductionnisme épistémologique. Ceux-ci, en imposant une approche appauvrie de la vie psychique des bêtes et en atomisant trop souvent l’étude de leurs comportements dans des contextes artificiels, ont été les plus fidèles complices de l’instrumentalisation scientifique des animaux. Discrète ici, mais constante dans l’œuvre de Florence Burgat, la dénonciation de la réification animale rejoint son fil rouge analytique lorsqu’elle rappelle que Freud lui-même contestait l’idée que le but de la vie animale serait de « servir à l’homme ». Incidemment, c’est une même instrumentalisation des animaux qui a permis de démontrer que des expériences traumatisantes infligées à des rongeurs après leur naissance perturbaient leur vie émotionnelle ou leurs capacités d’apprentissage. Mais cette forme d’inconscient biopsychologique, qui n’a rien de freudien, ne trouve pas sa place dans la réflexion de la philosophe, qui n’émarge pas davantage aux savoirs des neurosciences affectives. Pourtant, les travaux contemporains consacrés à la psychologie des émotions, qui explorent les états internes s’échelonnant du non-conscient au conscient et leurs déterminants contextuels ou biographiques, n’auraient pas été accessoires.
L’ouvrage étoffe la réalité psychobiologique vitale unissant les grands mammifères à leur environnement conspécifique et naturel. Il donne à voir que ceux-ci possèdent une biographie psychique intime, font l’expérience d’une subjectivité non verbale, ou encore sont dotés d’une vie onirique. On découvre qu’ils connaissent des conflits internes et parfois aussi l’abattement mélancolique du deuil. Occasionnellement, ils s’éloignent des critères de normalité et d’adaptation de leur espèce, déviances dont témoigne la psychiatrie vétérinaire. Les animaux connaissent en effet « les états de stress post-traumatique ; l’hyperattachement ; les dépressions aiguës ou chroniques ; les dépressions d’involution ; les phobies ; les troubles compulsifs ; les syndromes dissociatifs (comportant des phases de perte de contact avec la réalité, des hallucinations, des stéréotypies) ; des maladies de peau d’origine psychique ; des automutilations ; le pica (ingestion de substances non comestibles » (…). Ces manières d’être inadaptées, qui ne sont en rien le propre de l’homme, permettent à Florence Burgat d’étoffer sa contribution à l’ontologie animale. Celle-ci ne se limite pas aux phénomènes intrapsychiques : les cultures animales sont, elles aussi, les matrices de transmission de phénomènes inconscients qui font agir ensemble les êtres vivants et posent leurs marques d’une génération sur l’autre.
Pour Florence Burgat, la psychanalyse est une phénoménologie appliquée à l’inconscient, à partir du symptôme. Ce décryptage se révèle aussi chez les animaux à travers les comportements observables, authentiques « ambassadeurs » de l’intériorité comme l’a proposé le naturaliste et fondateur de la psychologie comparative, Georges Romanes dans l’Intelligence des animaux (Felix Alcan, 1887) Mais à quel gisement d’observations faut-il s’éclairer ? L’un des obstacles n’est-il pas l’excessive plasticité que confère la psychanalyse aux faits malgré le positivisme professé par le neurologue autrichien ? Puisque c’est ici d’animaux qu’il s’agit, doit-on rappeler que les deux vitrines psychanalytiques que sont les cas fameux de « l’homme aux loups » et de « l’homme aux rats » ont été largement « arrangées » pour correspondre à la vision freudienne, comme l’ont montré le philosophe Mikkel Borch-Jacobsen, l’historien des sciences Frank Sulloway, le psychologue Jacques van Rillaer ? Est-on tenu de suivre Florence Burgat lorsqu’elle se réfère, certes brièvement, aux travaux de la psychanalyste austro-britannique Melanie Klein, qui croit savoir que l’enfant « est habité des tendances meurtrières les plus diverses et qu’il tire plaisir de la cruauté » ou nous rappelle avec Ferenczi que « le pénis dans le vagin, l’enfant dans le ventre maternel ou encore le poisson dans l’eau exprimeraient un même « savoir » phylogénétique inconscient lié aux origines de la vie aquatique que tout animal, dont l’homme, chercherait à retrouver » ?
Seul un inconscient de facture freudienne permettrait, pour l’auteure, d’ouvrir la voie à une psychologie des profondeurs de la psyché animale. Mais la théorie de Freud peut-elle réussir avec l’animal ce qu’elle a échoué avec l’humain ? Le freudisme continue de disparaître des départements universitaires dans le monde car l’inconscient, l’idée fondamentale associée à l’œuvre de Freud, non seulement lui prééxistait largement, mais se manifeste sous des modalités bien plus riches que celles qu’il a imaginées. L’ouvrage reprend des pans entiers d’une théorie que l’histoire récente de la psychanalyse et des sciences humaines a pourtant largement démonétisée. Sans évoquer ici le naufrage thérapeutique bien documenté du traitement de l’autisme, citons simplement (puisque l’auteure les endosse) les concepts de pulsion de mort, ou la reprise par Freud du récapitulationnisme de Haeckel, qui voudrait que le développement d’un organisme passe par les stades représentant ses espèces ancestrales. Précisons aussi que la thérapie des humains ou des animaux n’est pas l’objet du livre de Florence Burgat, pour qui le freudisme est un socle épistémologique permettant d’éclairer la vie psychique des animaux.
L’un des passages captivants du livre de Florence Burgat aborde les fonctions psychologiques des conduites ritualisées auxquelles s’adonnent de nombreux animaux, humains ou non. Le rituel, en s’opposant à la pensée discursive d’une manière ramassée mais signifiante, par l’accentuation comportementale qu’il manifeste et par ses fonctions anxiolytiques, s’impose comme un remarquable phénomène intégral où des systèmes psychologiques trans-spécifiques manifestent leur part commune. Cette idée si féconde, et tant d’autres, l’élégance de l’écriture et la fascinante narration qu’esquisse Florence Burgat de l’intériorité animale suffisent à faire de L’inconscient des animaux un livre important. Cependant, pour y parvenir, sacrifier au freudisme, ce rite intellectuel très français (comme le montre l’historienne des idées Sherry Turkle) était-il une nécessité ?
par , le 24 mai 2023
Laurent Bègue Shankland, « Dans l’âme de l’animal », La Vie des idées , 24 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dans-l-ame-de-l-animal-malade
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.