Qu’est-ce que l’écoféminisme ? Une anthologie présentée par Émilie Hache introduit le lectorat français à ce courant de pensées très divers, qui s’attache à penser le lien entre nature et féminisme loin de tout essentialisme.
À propos de : Reclaim. Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Éditions Cambourakis
Qu’est-ce que l’écoféminisme ? Une anthologie présentée par Émilie Hache introduit le lectorat français à ce courant de pensées très divers, qui s’attache à penser le lien entre nature et féminisme loin de tout essentialisme.
Pour la première fois paraît une anthologie en français de textes écoféministes, publiée dans la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis, choisis et présentés par la philosophe Émilie Hache. Si le terme d’écoféminisme a été introduit par une Française, Françoise d’Eaubonne (1974), c’est dans le monde anglophone que l’idée s’est développée. Rencontre du féminisme et de l’écologie, à la fois mouvement militant, courant intellectuel, littéraire et politique, l’écoféminisme a émergé dans les années 1980 aux États-Unis.
En ayant pris le parti, dans cette anthologie, de présenter des textes écoféministes états-uniens (à l’exception du texte de Vandana Shiva [1]) et non pas sur l’écoféminisme, Émilie Hache montre que l’articulation que les écoféministes font entre l’oppression des femmes et la destruction de la nature n’est pas le fait d’une réflexion savante et abstraite mais qu’elle s’élabore collectivement et empiriquement au cours de mobilisations très diverses : manifestations antinucléaires à Washington, luttes des femmes contre les pollutions dans divers États américains, mobilisations contre la déforestation en Inde ou encore expérimentation de communautés rurales lesbiennes en Oregon.
L’hétérogénéité des mobilisations caractérise l’écoféminisme tout autant que la diversité de ses écrits [2], ce que le recueil met bien en évidence. Le choix des textes « de style et de nature variés, à cheval sur plusieurs disciplines, mélangeant théorie, poésie, thérapie, histoire, diction, politique » (p. 16) montre que loin de se réduire à une seule définition, d’être une doctrine ou un projet politique unique, l’écoféminisme est un mouvement pluriel qui « tire sa cohésion non pas d’un point de vue épistémologique unifié, mais plutôt d’un désir commun de ses partisanes de résister aux différentes formes de domination dans l’intérêt de l’émancipation humaine et de la survie planétaire » (p. 321).
Les écoféministes, en établissant un lien entre les femmes est la nature, sont accusées d’essentialisme, notamment par les féministes : « il y a suspicion a priori à l’égard de la nature de l’articulation qui est faite entre femmes et nature », celle-ci étant soupçonnée de reproduire « le discours patriarcal dominant » qui se fonde précisément sur « l’idée que les femmes sont plus proches de la nature » (p. 29).
En effet, pour les féministes, la nature est avant tout un moyen de justifier la domination sociale subie par les femmes : celles-ci sont réduites à leur fonction biologique et subissent des discriminations du simple fait de leur appartenance sexuelle. Libérer les femmes consisterait donc à les arracher à la nature, au biologique. Les écoféministes, loin de servir la cause des femmes, contribueraient alors, pour les féministes, à perpétuer « des stéréotypes patriarcaux fondés sur les caractéristiques biologiques “innées” des femmes » (p. 324). C’est en ce sens que qu’on pourrait lire, selon ces critiques, le poème en prose Woman and Nature de Susan Griffin (présenté p. 59) ou encore le texte Staying Alive de Vandana Shiva (p. 183).
Mais ces suspicions sont-elles fondées ? Pour Elisabeth Carlassare (p. 319), les critiques essentialistes ne sont pas légitimes dans la mesure où l’objectif commun des écoféministes est précisément de souligner, pour mieux le dénoncer, que le lien qui rive les femmes à la nature est historiquement construit. Carolyn Merchant (p. 129), écoféministe et historienne des sciences, démontre que le développement de la science moderne, en s’appuyant sur une nouvelle conception, mécaniste, de la nature [3], conduit à penser la nature et l’humanité comme séparées. L’écoféminisme soutient que ce dualisme moderne entre nature et culture contribue, d’une part, à faire de la nature une simple ressource à exploiter et, d’autre part, à faire des femmes, associées à la nature, ce « deuxième sexe » dominé. Les écoféministes s’attachent à mettre en lumière le fait que
au sein de la culture occidentale hiérarchiquement dualisée, des relations spécifiques sont tracées entre les femmes (naturalisées) et la nature (féminisée). (p. 298)
L’usage qu’elles font de l’association entre les femmes et la nature doit donc être compris, non pas comme l’affirmation d’une essence, mais comme une forme de constructivisme ou d’ « essentialisme stratégique » (p. 328). C’est ainsi que devrait se lire, par exemple, le poème en prose de S. Griffin :
À travers l’emploi répété de la voix patriarcale qui épouse les arguments essentialistes au sujet de « la nature de la femme » (…) ce texte montre à quel point l’essence des femmes a été historiquement construite par le discours patriarcal scientifique comme inférieure à celle des hommes. (ibid.)
Loin de perpétuer des schémas patriarcaux ainsi, le discours écoféministe jette une lumière critique sur l’identification historiquement construite entre les femmes et la nature, considérée comme extérieure et entièrement maîtrisable.
Tout l’enjeu pour les écoféministes est alors de sortir de ce dualisme moderne qui conduit à la domination et à l’exploitation des femmes et de la nature. S’il implique une déconstruction de la naturalisation des femmes, ce dépassement ne doit cependant pas se faire en tournant le dos à la nature. Mais pourquoi revenir à la nature et revendiquer un lien avec elle alors que les écoféministes s’attachent à dénoncer un tel lien ? Sortir de l’identification à la nature, dans une culture qui se définit tout entière par opposition à elle, ne passe pas, pour l’écoféminisme, par le rejet de la nature parce que ce serait réitérer le dualisme entre nature et culture que, précisément, elles dénoncent et, par là, tomber dans le même écueil que les féministes lorsqu’elles professent un antinaturalisme. Si l’émancipation de la femme ne passe pas, pour elles, par le rejet de tout ce qui nous rattache au biologique ou à la nature, c’est parce que la nature dont elles parlent n’est pas celle à laquelle les femmes ont été historiquement identifiées. Les écoféministes soutiennent, par conséquent, que le dépassement du dualisme moderne ne peut se faire qu’en défendant une autre conception de la nature et en se réappropriant « ce qui a été distribué du côté de la féminité puisque c’est par là que les femmes ont été identifiées à la nature » (p. 24). C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre donné au recueil : reclaim « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, le modifier comme être modifié par cette réappropriation » (p. 23) [4].
Dans la perspective de cette réappropriation, les écoféministes considèrent qu’il est primordial d’encourager les femmes à aimer et à redécouvrir leurs corps contre la haine de soi encouragée par la culture patriarcale, à ne pas dénigrer ses menstruations ou son pouvoir de donner la vie. Pour Carol P. Christ (p. 83), la (re)découverte du culte pré-indoeuropéen de la Déesse [5] permet justement de relier les femmes avec un passé non patriarcal dans lequel elles étaient les égales des hommes, et de réaffirmer l’importance du corps féminin, ses cycles comme ses processus, notamment grâce aux rituels centrés autour de la Déesse [6]. Pour dépasser le dualisme moderne, il est nécessaire, pour les écoféministes, de concevoir les humains comme faisant partie de la nature, avec laquelle ils ont des relations d’interdépendance.
Ceci signifie aussi que les questions relatives à la nature ne concernent donc pas uniquement la protection d’une nature sauvage (wilderness), comme le défend l’environnementalisme dominant aux États-Unis. En se mobilisant contre le dépôt de déchets toxiques, les femmes (majoritairement issues de la classe ouvrière, migrantes noires ou natives) soutiennent que les problèmes de pollution et les questions de santé publique sont tout autant des questions environnementales. Si les femmes s’engagent plus volontiers dans les mouvements environnementaux, ce n’est pas parce qu’elles entretiendraient un rapport privilégié avec la nature mais bien parce qu’elles sont souvent les premières concernées et les plus touchées par les situations de dégradations environnementales : « ce sont principalement les femmes, à travers leur rôle traditionnel de mère, qui font le lien entre les déchets toxiques et les problèmes de santé de leur enfants. Ce sont elles qui découvrent les dangers de la contamination par les déchets toxiques : fausses couches à répétition, anomalies congénitales, décès par cancer » (p. 218). Au travers de ces mobilisations environnementales populaires (grassroots) féminines (p. 211), les femmes revendiquent alors l’inclusion des collectifs humains dans la nature, et une idée de la « nature comme communauté » [7]. Les communautés rurales lesbiennes de l’Oregon, présentées par Catriona Sandilands (p. 243) proposent également une autre culture de la nature en remettant en cause l’appropriation privée, considérée comme un rapport individuel à la nature dominée, en proposant de travailler la terre de façon non industrielle et de vivre collectivement un autre rapport à la nature : celle-ci n’est pas une ressource à exploiter mais un monde vivant avec lequel coexister [8].
Un des fils rouges de ces différentes mobilisations environnementales de femmes est la question du soin prodigué à la communauté, ce qui fait dire aux écoféministes que « l’écologie est une question de reproduction » (p. 51). Le terme « reproduction », entendu au sens large, désigne les conditions sociales, biologiques et affectives nécessaires pour assurer la continuité de la communauté. Soutenir que l’écologie est une question de reproduction, c’est vouloir relier ce que la modernité a séparé – la production et la reproduction [9] – c’est « ramener l’écologie à la maison » [10]. La maison dont il est ici question, souligne Catherine Larrère dans la postface du recueil, n’est pas celle des sociétés modernes, « doublement délimitée (car séparée du public mais aussi de la nature : elle appartient au social) » ; il s’agit de « l’oikos grec, cette maison qui est la racine commune de l’écologie et de l’économie » (p. 376). Lors de leurs mobilisations – que cela soit en tant que paysannes (comme dans le mouvement Chipko) ou en tant que mères (dans la lutte contre le dépôt de déchets toxiques) – ces femmes rappellent le lien entre production et reproduction en portant sur la scène publique des préoccupations er des sentiments ordinairement circonscrits à la sphère privée par là, elles les dénaturalisent et leur donnent une dimension politique. Si les mobilisations environnementales des femmes contribuent à politiser l’écologie, elles sont également un moyen pour les femmes de retrouver un pouvoir de changement (empowerment). Lorsqu’elles protestent contre la violence militaire et écologique, « bloquant les entrées, tissant les portes fermées avec de la laine et des rubans incluant des objets de la vie quotidienne » (p. 319) [11] ou se mobilisent contre le dépôt de déchets toxiques afin de protéger leur lieu de vie, elles retrouvent une puissance d’agir, font de leur positon de vulnérabilité une ressource et utilisent « leur expérience d’organisation de la vie familiale comme une source d’empowerment » (p. 223).
En subvertissant ainsi les frontières (privé/public, nature/culture) qui assignent une place aux femmes, les écoféministes réussissent, souligne Émilie Hache, à retourner « l’association négative des femmes avec la nature propre à notre culture patriarcale, qui nous coupe de nous-mêmes et de la nature/terre, en un objet de revendication et de lutte politique qui concerne tout le monde » (p. 25). Ce recueil a le grand mérite de tirer l’écoféminisme de l’essentialisme auquel il est à tort trop souvent réduit – « bloquant encore aujourd’hui l’accès à ce dernier pour un grand nombre de personnes » (p. 29) – pour faire ressortir la richesse créative du corpus ainsi que la dimension politique du mouvement.
par , le 20 avril 2017
Claire Larroque, « Dames nature », La Vie des idées , 20 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dames-nature
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[1] Vandana Shiva est une philosophe, féministe et écologiste indienne. Depuis plus de dix ans, elle s’engage aux côtés des citoyens contre la destruction de l’environnement. Elle a publié de nombreux livres parmi lesquels Staying Alive : Women, Ecology and Development qui présente notamment le mouvement Chipko et dont un extrait figure dans le recueil. Pour Émilie Hache ce texte a toute sa place dans Reclaim, puisque la mobilisation des femmes indiennes en faveur de la sauvegarde de leurs forêts, constitue dès le départ pour les écoféministes « un exemple privilégié (…) pour répondre aux critiques accusant ce courant d’idées de ne concerner que les femmes privilégiées du Nord » (p. 42).
[2] Si cette hétérogénéité montre toute la vitalité du mouvement, on peut néanmoins se demander, comme le souligne Émilie Hache, si le terme d’écoféminisme n’est justement pas un peu trop abstrait pour désigner ce qui rassemble les textes présentés et les formes d’action qui le constitue, et s’il ne vaudrait pas mieux parler « d’activisme environnemental des femmes » (p. 44).
[3] Carolyn Merchant montre que la vision organique de la nature qui a prévalu dans le monde et en Europe jusqu’à la Renaissance, a été graduellement remplacée par une vision de la machine que l’on contrôle et que l’on répare de l’extérieur. Cette conception s’est imposée en Europe avec le développement de l’idéologie mécaniciste qui a accompagné la science moderne et la révolution industrielle. Pour C. Merchant, « le changement de conception dominante fut directement lié au changement d’état d’esprit et de comportement envers la terre » (p. 129).
[4] Le verbe « reclaim », emprunté au lexique écologique, signifie, au sens propre, assainir, défricher, reconvertir un terrain.
[5] Cette religion païenne, dont se revendiquent certaines écoféministes, s’inscrit dans le sillage de l’ancien culte de la Déesse mais sous la forme d’une véritable réappropriation : elle fait partie du mouvement Wicca qui se présent comme la réinvention contemporaine de rituels païens/sorciers qui existaient en Europe au cours des siècles passés.
[6] Carol P. Christ décrit, dans son texte, certains de ces rituels et souligne que les femmes retrouvent, notamment dans « les cercles de la déesse », une puissance d’agir et une évaluation positive de la volonté : « l’accent mis sur la volonté est important pour les femmes puisqu’elles ont été traditionnellement poussées à la dévaluer, à croire qu’elles ne peuvent pas réaliser leur volonté à travers leur propre puissance et même à soupçonner que l’affirmation de leur volonté était mauvaise » (p. 99).
[7] Cette expression est de Giovanna Di Chiro dans « Nature as Community : The Convergence of Environnemental and Social Justice » (in William Cronon (dir.) Uncommun Ground : Rethinking the Human Place in Nature, New York/Londres, W.W. Norton & Company 1996) ; l’article a été traduit en français dans l’ouvrage d’Émilie Hache, Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, sous le titre « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale ».
[8] Cette volonté de changer de culture dans la façon d’appréhender les espaces naturels développe, pour Joanna Macy (p.161), une autre forme de pouvoir qui n’est pas un pouvoir « sur » mais un pouvoir « avec ».
[9] L’économie capitaliste a transféré à la société les capacités régénératives auparavant associées à la nature, mais l’idée d’une autonomisation de l’économie ne tient pas dans la mesure où elle repose sur l’occultation de la double dépendance de la sphère économique par rapport à la nature (l’exploitation des ressources naturelles permet la perpétuation des activités productives) et à la famille (la production ne fonctionne que parce qu’elle est entretenue pas un travail domestique non payé). Réinsérer la production dans la reproduction, c’est donc rappeler cette double dépendance.
[10] Voir l’article de Giovanna Di Chiro « Ramener l’écologie à la maison », publié et traduit dans De l’univers clos au monde fini, textes réunis et présentés par Émilie Hache, Éditions Dehors, 2014.
[11] Il s’agit de la Women’s Pentagon Action en 1980, première action explicitement écoféministe ; voir le récit de l’écoféministe Ynestra King (p. 105).