Le 4 août 1789, l’Assemblée nationale abolit les privilèges, le féodalisme et la société d’ordres. Quelques semaines plus tard, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est approuvée par les députés ; elle trace les contours d’un nouveau type d’ordre social, politique et juridique fondé sur des droits universels. Ces droits – liberté, sécurité, résistance à l’oppression, liberté d’expression etc. – appartiennent à tous de manière égale et promettent à chacun la plus grande liberté civile possible. Mais l’un de ces droits – la propriété – est, depuis, devenu la source d’importantes inégalités héréditaires croissantes.
La façon dont cet ordre « propriétariste » inauguré en août 1789 est devenu le fondement des inégalités modernes est le sujet du dernier ouvrage de Thomas Piketty. Le livre adopte une perspective historiciste, tout en s’appuyant sur d’importantes connaissances juridiques ; il s’intéresse aux évolutions des constructions idéologiques de la propriété à travers les siècles, les formes sociales et les continents. Malgré l’ampleur impressionnante de son travail, qui emmène le lecteur de la société ternaire indo-européenne à l’hypercapitalisme mondialisé d’aujourd’hui, Piketty a le don de repérer les détails révélateurs. Il place la contingence au cœur de son analyse, et accorde une grande attention aux « bifurcations » – ces moments où les choses auraient pu évoluer dans une autre direction. Il met également l’accent sur les « carrefours d’idées » historiques (p. 150) qui fournissent aux critiques des ressources intellectuelles pour s’attaquer aux injustices criantes de l’hyperpropriétarisme d’aujourd’hui. Ces inégalités, constate-t-il, n’ont fait que croître de manière démesurée depuis 1789. Plusieurs décennies après la nuit du 4 août et la Déclaration des Droits de l’Homme, les inégalités matérielles avaient déjà atteint des niveaux plus élevés que ceux connus sous l’Ancien Régime, époque où l’élite très minoritaire formée par une noblesse et un clergé privilégiés possédait déjà l’essentiel du territoire français. 1789 avait involontairement accouché d’un monstre. Les régimes qui ont suivi, de Napoléon à la IIIe République, ont, avec leur propriétarisme décomplexé, consolidé ce règne de la propriété. C’est en effet sur la base d’un tel programme que les divisions sociales ayant émergé au moment de la révolution politique de 1789 et de la révolution industrielle au XIXe siècle ont finalement pu être maîtrisées et qu’un nouvel accord a pu émerger au sein des élites.
Après la Seconde Guerre mondiale, la montée de la social-démocratie européenne a considérablement ralenti la croissance des inégalités, mais Piketty conclut que ses solutions étaient inadéquates. Dans les années 1980, la renaissance de l’idéologie propriétariste, qu’il appelle « néopropriétarisme » ou « propriétarisme exacerbé », a emmené les inégalités vers les sommets sans précédent que l’on connaît aujourd’hui. Pour aggraver les choses, les institutions éducatives et citoyennes – abordées sous l’angle plus large du problème de la définition des frontières de la communauté –, conçues pour aider à réaliser la promesse de l’égalité des droits et des libertés publiques, servent aujourd’hui à perpétuer les privilèges et l’exclusion sociale. Les événements récents aux États-Unis montrent que les soins de santé et les services de police pourraient bien être ajoutés à la liste des institutions impliquées dans la perpétuation des inégalités.
Ce qui a échoué avec la propriété privée
Les choses n’étaient pas censées se passer ainsi. Ce n’était pas ce que les révolutionnaires avaient en tête. Piketty reconnaît pleinement la véritable « dimension émancipatrice » (p.151) du propriétarisme de 1789, qui promettait « l’émancipation individuelle au travers du droit de propriété, réputé ouvert à tous, indépendamment des origines sociales et familiales » (p.241). Piketty adhère à cette vision. Pour lui, la société idéale reconnaît non seulement que « différences entre individus en termes de projets et aspirations sont légitimes », mais aussi que la propriété privée, « correctement régulée et limitée dans son étendue », est essentielle pour permettre l’épanouissement de « cette richesse humaine que constitue la diversité des aspirations et des informations, des talents et des qualifications » (p. 692). Il ne se fait aucune illusion sur le nivellement social, ni sur la collectivisation à la soviétique (dont la manière d’étouffer « la diversité des aspirations individuelles » est explicitement qualifiée de tragédie, p. 153). Il vise plutôt une « inégalité juste » (p. 1114), à l’instar des députés révolutionnaires : une inégalité fondée sur un accès vraiment égal aux droits, à l’éducation, à l’emploi, à l’accomplissement de soi et, oui, même à la propriété privée. Son but ultime est ce que le député Pierre-Louis Roederer croyait avoir été l’objectif fondamental de la Révolution de 1789 : « l’égalité des droits qui permet d’aspirer à tout ce que la société peut accorder » (Roederer, L’esprit de la Révolution de 1789, 1831, p. 8).
Il n’a pas fallu longtemps aux révolutionnaires pour s’apercevoir que les inégalités de richesse étaient en train de pervertir leur idéal. Dans son célèbre discours du 24 avril 1793, Robespierre dénonçait « l’extrême disproportion des fortunes » comme « la source de bien des maux et bien des crimes » en même temps qu’il rejetait la « chimère » qu’est « l’égalité des biens. » En conclusion, il exhortait ses collègues à empêcher que le droit à la propriété d’un citoyen n’empiète sur les droits d’un autre, comme le promet le quatrième article de la Déclaration. Mais ces mots sont tombés dans l’oreille d’un sourd. Il y a cependant un domaine dans lequel les législateurs révolutionnaires ont pris des mesures importantes pour rendre plus égalitaires les droits de propriété : le domaine de l’héritage. Ils ont adopté, au sujet de la succession, une série de lois restrictives rendant enfin obligatoire l’héritage absolument égal entre tous les enfants d’une famille, sans distinction d’âge ou de sexe. Si le Code napoléonien a rendu aux parents une certaine latitude dans la manière de disposer de leurs biens post mortem, il est resté largement fidèle à l’esprit républicain de l’égalité successorale. Aujourd’hui encore, dans les pays de droit civil, une part conséquente de l’héritage est toujours répartie entre les enfants de manière égale. Cette tendance à la division égale contraste fortement avec les systèmes juridiques basés sur la Common law anglaise, qui accordent aux parents une autorité testamentaire pratiquement illimitée. Comme le démontre Piketty en s’appuyant sur des statistiques, ces pays, les États-Unis et la Grande-Bretagne en tête, ont des niveaux d’inégalité plus élevés que leurs homologues continentaux.
L’engagement des révolutionnaires français en faveur de l’égalité successorale révèle la conscience aiguë qu’ils ont de la manière dont la transmission des richesses d’une génération à l’autre installe durablement des modèles d’inégalités sociales. Mais leur approche intrafamiliale, bien que bénéfique pour les jeunes fils et filles, n’est pas parvenue à remédier aux inégalités croissantes entre les familles. Cet échec a largement contribué à l’augmentation des inégalités de richesse du XIXe siècle à nos jours.
Sans le formuler explicitement, Piketty identifie implicitement la transmission héréditaire du patrimoine – et, plus largement, le principe de l’hérédité – comme un facteur essentiel de la perpétuation et l’accroissement des inégalités.
Les institutions qu’il identifie comme étant à l’origine de nos inégalités actuelles – la propriété, l’accès à l’éducation et les droits relatifs à l’appartenance à la communauté politique – font toutes partie de la transmission héréditaire. Certains qualificatifs utilisés par Piketty dans son analyse laissent penser que c’est en réalité la mise en œuvre héréditaire de certains droits, et non ces droits eux-mêmes, qu’il juge critiquables. Il dénonce ainsi les « droits de propriété établis dans le passé » (p. 151, je souligne) plutôt que le droit de propriété en lui-même. Il déplore la « logique d’accumulation infinie » du néopropriétarisme (p. 339, je souligne) et non l’accumulation tout court. De même, sa condamnation de la manière dont « l’hypocrisie méritocratique » (p. 828) du système éducatif sert à reproduire les privilèges sociaux génération après génération met en évidence ses aspirations réelles : une méritocratie franche, fondée sur un accès véritablement égal pour chaque individu aux mêmes possibilités en termes d’éducation. Piketty approuve les droits proclamés dans la Déclaration des Droits ; ses critiques portent sur la manière dont ils ont été pervertis par leur application selon des principes d’hérédité.
Cet ouvrage sera certainement critiqué sous différents angles, mais on ne peut pas accuser son auteur de manquer de fidélité aux principes de 1789. Au contraire, sa critique subtile du microbe héréditaire dont ils ont été infectés fait de lui un défenseur de ces principes plus ardent que beaucoup de ceux qui ont siégé à l’Assemblée nationale.
On voit mal, en effet, comment l’esprit de 1789 et le texte de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen peuvent être conciliés avec la manière – héréditaire – dont l’article sur la propriété (art. 17) a été appliqué. Le document est intégralement traversé par un élan individualiste. Le fait même d’adopter un tel texte était en effet le cri de toute une génération s’émancipant des traditions et des restrictions de ses ancêtres. Ce texte rejetait directement l’idée selon laquelle les droits d’une nation sont, pour reprendre les termes du très conservateur Edmund Burke, un « héritage inaliénable qui nous est venu de nos aïeux » que les générations futures doivent vénérer et faire respecter. Le sentiment que le présent ne peut être enchaîné au passé, que chaque nouvelle génération est libre de réviser à la fois la Déclaration et la Constitution selon ses propres lumières, était répandu en 1789. Ce type de formulation apparaissait dans de nombreux cahiers de doléances, et dans plusieurs projets de déclarations des droits, y compris dans ceux rédigés par Condorcet et Brissot. Dans la version finalement adoptée en 1789, pas un seul droit n’est déclaré héréditaire. Même le droit de propriété, bien que proclamé « inviolable et sacré », n’est nulle part déclaré comme héréditaire. Mais en pratique – davantage par habitude, par convention et par intérêt que par respect de la loi –, le principe d’hérédité a survécu de manière tacite dans le droit de propriété, maintenant ainsi un embryon d’aristocratie au cœur du nouveau régime.
Retour à l’esprit de 1789
La stratégie de Piketty pour résoudre le problème de l’inégalité ne consiste pas à remettre en question le droit de propriété privée lui-même, mais plutôt à éliminer ou atténuer le principe héréditaire qui a faussé son application et transformé la richesse en un mécanisme permanent de supériorité et d’exclusion transgénérationnelle – en un titre de noblesse transmissible. Ce que prescrit Piketty, pour commencer, c’est « un impôt progressif [et annuel] sur la propriété », qui permettra de financer la deuxième recommandation, la création d’une « dotation universelle en capital versée à chaque jeune adulte ». (p. 576) Ces deux innovations doivent empêcher la formation de fortunes héréditaires et favoriser la circulation constante des richesses. Chaque nouvelle génération commencerait sur un pied d’égalité, mais la liberté économique individuelle ne serait pas restreinte, et la libre entreprise ne serait pas abolie. Pour Piketty, chaque personne doit pouvoir « accumuler des biens considérables, mais à la condition qu’elle en rende une partie consécutive à la collectivité lors du passage à la génération suivante (…) qui doivent ainsi repartir sur de nouvelles bases » (p. 1118). En résulterait un type nouveau de propriété, à laquelle Piketty donne différents noms : « la propriété privée temporaire » ou « la propriété juste ». Mais les députés de 1789 auraient bien pu la désigner sous le nom de « propriété méritocratique », au sens où celle-ci serait strictement individuelle – c’est-à-dire fondée sur une égalité des ressources initiales, acquise par l’effort individuel seul, et transmissible aux descendants sous une forme fortement atténuée [1]. Quel que soit son nom, il s’agirait là d’une forme de propriété plus fidèle aux principes de 1789 que ne l’est la propriété héréditaire aujourd’hui.
Si ce principe de « propriété juste » est au cœur des préconisations de Piketty, il estime que, pour construire un monde meilleur, il faut également réformer deux autres institutions : l’éducation, et les frontières de la communauté politique. Une telle recommandation vise à remplacer les aspects héréditaires de ces institutions par une égalité d’accès pour tous les individus – comme dans le cas de la propriété. Dans le domaine de l’éducation, qu’il voit, à juste titre, comme l’un des rouages centraux du mécanisme de reproduction des élites sous la forme de dynasties, il s’agirait de fournir des financements strictement égaux à chaque étudiant, en vue d’atteindre « la justice éducative » (p. 1159). Ceux dont le parcours d’études serait le plus poussé utiliseraient ainsi l’ensemble de leur allocation, là où ceux qui arrêteraient leurs études plus tôt pourraient garder la somme non dépensée comme un « héritage supplémentaire » (p. 1162) qui les aiderait à démarrer leur vie d’adultes.
Pour ce qui est de la définition des frontières de la communauté, Piketty plaide pour la création de structures politiques permettant de dépasser l’État-nation et de faire de la citoyenneté non plus un privilège héréditaire et particulier (« un héritage inaliénable qui nous est venu de nos aïeux et que nous devrons transmettre à notre postérité », comme le dit Burke) mais une ressource commune de l’humanité.
En quoi consisterait exactement cet « espace démocratique transnational » (p. 1065), et comment fonctionnerait-il ? Sur ce point, l’auteur reste, de son propre aveu, un peu vague. Mais l’idée centrale du projet est clair : le natus (la naissance) doit être extrait du cadre de la nation. Des droits de l’homme universels remplaceraient les droits – particularistes, exclusifs et excluants – de la citoyenneté nationale.
De cette combinaison de « propriété juste », de la « justice éducative » et de la « frontière juste » émergerait la « société juste » (p. 1113). À quoi ressemblerait-elle ?
La société juste est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possibles. Parmi ces biens fondamentaux figurent notamment l’éducation, la santé, le droit de vote, et plus généralement la participation la plus complète de tous aux différentes formes de vie sociale, culturelle, économique, civique, et politique. La société juste organise les relations socio-économiques, les rapports de propriété et la répartition des revenus et des patrimoines, afin de permettre aux membres les moins favorisés de bénéficier des conditions d’existence les plus élevées possibles. La société juste n’implique pas l’uniformité ou l’égalité absolue. Dans la mesure où elle résulte d’aspirations différentes et de choix de vie distincts, et où elle permet d’améliorer les conditions de vie et d’accroître l’étendue des opportunités ouvertes aux plus défavorisées, alors l’inégalité des revenus et de propriété peut être juste. (p. 1113)
Surtout, « l’égalité d’accès aux biens fondamentaux doit être absolue » (p. 1113). Il s’agit, ni plus ni moins, d’un retour à l’esprit de 1789 – à l’égalité juridique de Roederer, qui mène à la liberté civile de Benjamin Constant (qui permet de « développer chacune de nos facultés comme bon nous semble, sans nuire à autrui ») – et de sa mise en œuvre complète. Les réformes esquissées par Piketty cherchent à atteindre un tel but en remontant à la bifurcation fatale de 1789 – au moment où le principe d’hérédité s’insinue de manière tacite, peut-être même inconsciente, dans l’expression institutionnelle du droit de propriété – et en s’engageant dans la voie qui n’a pas été empruntée : celle des droits véritablement individuels.