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Recension Économie

Le changement climatique pour sortir du capitalisme ?

À propos de : Naomi Klein, This Changes Everything : Capitalism vs. The Climate, Simon and Schuster


par François Bonnet , le 19 novembre 2014


Aucun problème au monde n’est plus important que le changement climatique. Dans son dernier ouvrage, Naomi Klein entend montrer que lutter contre le réchauffement de la planète implique de sortir du capitalisme. Mais comment ?

Recensé : Naomi Klein, This Changes Everything : Capitalism vs. The Climate, Simon and Schuster, 2014, 576 p.

This Changes Everything (« this » est le réchauffement climatique) explore les façons dont nous pourrions échapper aux catastrophes et aux dévastations qui vont accompagner l’augmentation de la température mondiale. Ce n’est pas un livre académique, ni un recueil des données scientifiques sur le changement climatique ; Naomi Klein n’essaie pas de convaincre le lecteur de la réalité du problème. L’auteure est une journaliste et militante canadienne dont le premier livre, No Logo, s’est vendu à un million d’exemplaires et a participé à l’essor du mouvement altermondialiste. La stratégie du choc, son second livre, a également été un best-seller mondial. This Changes Everything défend la thèse que la soutenabilité écologique n’est pas compatible avec le capitalisme ; et que le changement climatique et ses menaces gravissimes sont une opportunité pour se débarrasser du capitalisme — puisque à long terme il faudra de toutes façons choisir entre capitalisme et survie de l’espèce. This Changes Everything est une intervention dans le débat public par une professionnelle des mouvements sociaux et une idéologue de premier plan de la gauche des années 2000.

Capitalisme contre climat

Pour Naomi Klein, rien n’illustre mieux le lien entre capitalisme et réchauffement climatique que le droit du commerce international et l’Organisation Mondiale du Commerce. À l’OMC, les principaux émetteurs de gaz à effet de serre se mènent les uns contre les autres une guerre juridique pour annuler les subventions pour les énergies renouvelables des autres pays. Toute politique visant à favoriser les circuits courts est assimilée à du protectionnisme, et donc susceptible de recours auprès de l’OMC, où des juges rendent des décisions cruciales pour l’avenir de la planète avec pour seul référent les accords signés par les États. Au sommet de Rio en 1992, il avait été convenu que les mesures contre le réchauffement climatique ne pouvaient pas servir de « restriction déguisée » au commerce international. L’organisation de la libre circulation des capitaux permet aux capitalistes de parcourir le monde à la recherche de la main d’œuvre la moins chère, et où les normes environnementales sont en général inexistantes. Comme dit Naomi Klein, le travail à bas coût et l’énergie sale forment un « paquet ». Lutter contre le réchauffement nécessite donc de sortir du capitalisme.

This Changes Everything recense ce qui ne marchera pas pour lutter contre le réchauffement. Rien à attendre des grandes ONG environnementales comme Nature Conservancy ou Environmental Defense Fund, qui sont pour la plupart corrompues par les multinationales. Rien à attendre non plus des milliardaires philanthropes, auxquels un chapitre est consacré. Rien à attendre encore des petits gestes du quotidien. Surtout, rien à attendre d’un marché des émissions, dont les effets pervers sont manifestes : en Inde, toute une industrie fabrique des polluants pour les détruire aussitôt et empocher les subventions environnementales. Pas grand-chose à attendre du geoengineering (que préconisent Bruno Latour ou Stephen Hawking), qui consiste non pas à réduire les émissions mais à agir sur les effets du réchauffement climatique, en pratiquant la séquestration de carbone ou la dispersion de souffre dans l’atmosphère pour faire baisser la température (une solution promue par les auteurs de Freakonomics [1]). Le geoengineering recèle un potentiel inépuisable d’effets pervers et ne peut être que le dernier recours d’une planète à la dérive. Les humains feraient mieux de changer radicalement de mode de vie.

Comment changer de mode de vie ? Cela pose le problème des conditions politiques de la mise en œuvre de politiques environnementales. Un point intéressant du livre est que Naomi Klein n’a aucune foi dans la démocratie électorale. Elle n’a pas un mot sur les élections (à part pour souligner que Bill Clinton et Jean Chrétien ont renié leurs promesses de campagnes sur l’ALENA) ni sur les partis écologistes. Le constat implicite est qu’il n’y a rien à attendre des élus, qui finissent toujours par travailler pour les intérêts des multinationales : la démocratie libérale est incapable de faire autre chose que dévaster la planète. Seul les mouvements sociaux et les manifestations organisées par la base (grassroots) peuvent occasionnellement faire reculer les gouvernements et les multinationales ; et en même temps, Naomi Klein souligne qu’en matière d’écologie, on ne peut se contenter de politiques incitatives, il faut mettre en œuvre des interdictions fermes (par exemple sur la fracturation hydraulique). Mais This Changes Everything parle très peu de politiques publiques : tout changement repose sur des mouvements sociaux vigoureux et revendicatifs, de façon à faire évoluer les modes de vie occidentaux vers le rapport que les peuples indigènes entretiennent avec la nature.

Dans ces luttes, nous dit Naomi Klein, il faut partir du principe que les ressources de l’État sont au service du capital. Par exemple, le bureau de Homeland Security de Pennsylvanie a partagé ses dossiers sur les organisations écologistes anti-fracking avec les compagnies pétrolières, et l’entreprise publique française EDF a illégalement espionné Greenpeace. La police réprime toujours les manifestants, et non les multinationales qui produisent les gaz à effet de serre. Un exemple de collusion entre État et industrie pétrolière est celui du delta du Niger. L’extraction du pétrole est particulièrement polluante ; on estime que depuis 50 ans, c’est l’équivalent d’un Exxon Valdez [2] tous les ans qui est déversé sur les côtes. Shell, en particulier, pratique le torchage (flaring) : au lieu de récupérer le gaz naturel qui s’échappe lors de l’extraction, on y met le feu, ce qui est à la fois un gaspillage et une pollution énorme. Quand les protestations du peuple des Ogoni, qui habite dans le delta, sont devenues trop éloquentes, une brutale répression menée par la junte militaire nigériane a fait des centaines de morts, dont le poète et dramaturge Ken Saro-Wiwa, pendu avec huit compagnons au terme d’un procès truqué, le tout pour faciliter les opérations de Shell.

Naomi Klein souligne que l’une des données du problème est que les compagnies pétrolières sont perpétuellement en train de révolutionner les moyens d’extraction, notamment avec l’essor de la fracturation hydraulique et le forage dirigé (horizontal drilling). Chaque nouvelle source d’hydrocarbures (les sables bitumineux de l’Athabasca [Alberta tar sands], les gaz de schiste aux États-Unis) accélère la quantité de particules envoyée dans l’atmosphère, contribue au réchauffement climatique, qui entraîne la fonte des glaciers, de la calotte polaire et du pergélisol (permafrost), lesquelles vont relâcher de très importantes quantité de dioxyde de carbone, accroissant encore le réchauffement. Il n’y a aucune raison que cela s’arrête, puisque les compagnies pétrolières sont les entreprises les plus riches, les plus rentables et les plus puissantes du monde économique.

Romantisme des mouvements sociaux

This Changes Everything a beaucoup de mérites, en premier lieu celui de parler du changement climatique et de rappeler l’urgence de la question : l’augmentation de la température mondiale de deux degrés est inévitable, mais une action drastique au cours de la prochaine décennie pourrait empêcher une augmentation de quatre degrés. Nous n’avons aucun temps à perdre et c’est le mérite de Naomi Klein de le rappeler, en consacrant son travail et sa notoriété à publiciser le problème. Le livre fourmille de faits, d’histoires et de données qui ne peuvent que conduite le lecteur à avoir mieux et plus conscience des enjeux du changement climatique. Son but est de mobiliser, et en cela il fonctionne bien.

Cela dit, This Changes Everything nous en dit plus sur l’état de la pensée progressiste d’un certain militantisme environnemental que sur les voies et moyens d’un hypothétique dépassement du capitalisme. Et de ce point de vue, le livre est un peu déprimant.

La principale contradiction du livre est de se focaliser sur les mouvements sociaux, les manifestations et les mobilisations de la base, alors que l’ampleur de ce qu’il faut réaliser dépasse de beaucoup le champ d’action des mouvements sociaux. Une remise en cause fondamentale du capitalisme dépasse le cadre des protestations locales. La mise en œuvre d’interdictions strictes (de forage, d’utilisation de polluants) et la réduction massive des émissions de gaz à effet de serre ne sont pas du ressort de communes autogérées. Naomi Klein a certainement raison de ne placer aucune espérance dans la démocratie électorale, où les intérêts économiques et les calculs électoraux à court-terme tendent à primer sur considérations environnementales. Mais elle est trop optimiste sur le pouvoir des mouvements sociaux ou sur l’exemple des peuples indigènes qui résistent aux multinationales. Dans son livre, on ne voit pas comment on pourrait passer des mobilisations locales à une transition planétaire en dehors du capitalisme. D’aucuns pourraient d’ailleurs penser qu’au bout du compte, seul un pouvoir autoritaire pourrait mettre en œuvre les changements nécessaires. Le modèle de la société durable de Naomi Klein est celui des peuples indigènes : une société sans géopolitique, sans politiques publiques, qui seraient magiquement débarrassées de l’influence néfaste du lobby pétrolier grâce aux mobilisations citoyennes. Ce n’est pas que cette société soit impossible, mais elle est inenvisageable dans les dix ans à venir. Or, et c’est Naomi Klein qui le dit elle-même, il faut absolument agir dans les dix ans qui viennent. Du coup, l’espèce d’incantation new age sur le retour à la nature sonne comme une forme de résignation paradoxale sur l’inéluctabilité du changement climatique.

En particulier, le refus par Naomi Klein de discuter sérieusement de la mise en œuvre d’une taxe carbone et d’un marché des émissions témoigne d’une forme de romantisme qui n’est pas constructive. Il est probable que des mouvements sociaux puissants soient nécessaires pour mettre en œuvre ce types de politiques publiques ; il est certain que dans la réalité de 2014, une taxe carbone significative et un marché des émissions restrictifs sont plus efficace pour réduire les émissions qu’une hypothétique interdiction des énergies fossiles.

Naomi Klein n’évoque pas la question du pic pétrolier (peak oil), l’idée qu’on arrive à épuisement des ressources en pétrole et gaz. Or cette question est centrale. Ou bien le peak oil implique un renchérissement du pétrole qui rend mécaniquement les énergies renouvelables rentables et réduit tout aussi mécaniquement les émissions ; ou alors, le peak oil est significativement repoussé à cause de l’exploitation des gaz de schiste et des sables bitumineux (la question est sujette à controverse). Si le pétrole ne se raréfie pas, comme semble le suggérer l’auteure, le passage aux énergies renouvelables doit être un choix politique et non la conséquence d’une contrainte naturelle. Dans cette perspective, le problème semble être moins le capitalisme que le pouvoir politique des intérêts pétroliers aux États-Unis et au Canada (une conclusion cohérente avec l’argument du livre). On aurait aimé que This Changes Everything fasse le point sur la question.

Enfin, le livre ne parle pas de la question démographique. Naomi Klein fait comme si le seul problème était celui des modes de vie. Mais il n’est pas évident que la Terre puisse nourrir plusieurs milliards d’humains supplémentaires. L’agriculture productiviste n’est pas écologiquement soutenable. Le problème est donc de déterminer le nombre d’humains qui pourraient se nourrir avec une agriculture durable. Si on imagine une parfaite répartition de la production, on peut peut-être nourrir 11 milliards d’humains (la projection moyenne pour 2100). Mais cette répartition parfaite est illusoire : dans le monde réel, la distribution de la nourriture sera archi-inégalitaire, avec tous les problèmes qu’on imagine, et dans un contexte amplifié par les sécheresses provoquées par le changement climatique dans les pays du sud. En somme, aucune perspective n’est réjouissante, mais au moins This Changes Everything nous fait parler des questions centrales.

par François Bonnet, le 19 novembre 2014

Pour citer cet article :

François Bonnet, « Le changement climatique pour sortir du capitalisme ? », La Vie des idées , 19 novembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-changement-climatique-pour

Nota bene :

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Notes

[1Freaknomics est un best-seller écrit par l’économiste Steven D. Levitt et le journaliste Stephen J. Dubner, publié en 2005. Une suite a été publiée en 2009, SuperFreakonomics, avec un chapitre controversé sur le réchauffement climatique.

[2L’Exxon Valdez est un pétrolier américain qui s’est échoué en 1989 sur la côte de l’Alaska. Le naufrage a déversé 40 000 tonnes de pétrole sur 800 km de côte. Le scandale a entraîné un durcissement de la législation américaine.

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