Comparant France et États-Unis, Gunnar Trumbull montre que le développement du marché du crédit à la consommation s’explique par des coalitions d’intérêts différentes qui ont influencé les politiques du crédit de manières opposées.
Comparant France et États-Unis, Gunnar Trumbull montre que le développement du marché du crédit à la consommation s’explique par des coalitions d’intérêts différentes qui ont influencé les politiques du crédit de manières opposées.
Ces dernières années, les travaux sur le crédit et l’endettement des ménages ont le vent en poupe notamment depuis la crise des subprimes qui a déclenché la crise financière en 2007-2008. Bien que le cas américain soit plus largement analysé dans la littérature, l’intérêt des chercheurs porte aussi sur d’autres pays d’Europe et d’Asie confrontés au problème du surendettement. En effet, au cours du XXe siècle le crédit a de moins en moins fait l’objet de désapprobation morale dans les pays industrialisés occidentaux, et depuis les années 1970, des changements institutionnels majeurs ont transformé le cadre légal du surendettement pour faciliter les procédures de faillite personnelle. Pourtant, en France il a fallu plus d’une décennie pour que les législateurs s’accordent, en 2003, sur les procédures de faillite personnelle qui autorisent l’annulation de la dette et donnent droit à un nouveau départ, comme le stipule la loi américaine depuis 1978. Cette différence de réglementation ne s’explique pas forcément par l’écart du nombre de ménages endettés. Pour comprendre cette différence, il importe de revenir sur le rôle que joue le crédit dans le système économique et dans le modèle de société des deux pays.
Avec ce livre, Consumer Lending in France and America, Gunnar Trumbull apporte une contribution notable à la littérature, en analysant la construction politique du rôle économique et social du crédit aux États-Unis et en France. En s’intéressant plus particulièrement aux coalitions d’intérêt entre les acteurs et à leur influence sur la réglementation et le marché, il apporte des éléments de réponse différents des analyses culturalistes qui associent les réserves des Français à l’égard du crédit à une tradition moraliste ou l’endettement des ménages américains à un hédonisme consumériste. Trumbull s’inscrit à la suite d’autres chercheurs qui ont montré que l’endettement des ménages américains n’est pas lié à un dysfonctionnement du système financier, mais représente plutôt une condition du rêve américain depuis les années 1950 [1]. Son analyse est d’autant plus pertinente qu’il compare la place du crédit dans le discours public aux États-Unis avec la France, où, en revanche, le compromis social ne donne pas à l’endettement les mêmes vertus sociales et économiques. Ce spécialiste des politiques de consommation en Europe et aux États-Unis, s’intéresse aussi à l’influence de la société civile sur les pouvoirs publics [2]. Mais ici, il s’agit surtout des coalitions d’intérêts qui ont permis aux prêteurs américains de gagner l’approbation morale en s’associant aux intérêts d’autres groupes non-gouvernementaux. En France, il montre qu’il n’y a pas eu de coalition similaire, au contraire, l’accès au crédit suscite certaine réserve, et sur le plan économique, des doutes demeurent quant à son efficience.
Il faut signaler que le crédit ne représente pas au XIXe siècle une activité lucrative dans laquelle il est facile de se lancer. Les prêteurs, pour développer légalement leur activité sont confrontés à plusieurs obstacles. Premièrement, le crédit doit se défaire de la désapprobation morale dont il était la cible. Pour cela, les prêteurs cherchent à anoblir l’image du crédit, liée à la criminalité, l’usure, ou encore à un hédonisme irresponsable. Ensuite, à cause du risque et des coûts administratifs élevés, l’activité est peu rentable, surtout pour les petits prêteurs qui n’ont pas ou peu de capital. Enfin, les différentes réglementations (limite des taux d’intérêt, rationnement de l’offre de crédit, etc.) constituent des barrières à l’entrée supplémentaires.
Trumbull analyse comment les acteurs du crédit ont contourné ces obstacles. Il rappelle brièvement qu’aux États-Unis, la première lutte sociale contre les prêteurs requins (loan shark) date de la fin du XIXe siècle. Les réformateurs sociaux et les prêteurs se sont battus pour obtenir une révision de la loi sur l’usure et légaliser les petits prêts (small loan). La légalisation des prêts personnels a ensuite facilité l’essor du marché des crédits à la consommation (consumer credit) et l’entrée de nouveaux acteurs : les chaînes de détail (retailers), les sociétés financières de crédit et les banques. À la différence du cas américain, dans la France d’après-guerre, les réformateurs sociaux et les politiques n’attribuent ni un rôle social, ni un rôle économique au crédit, notamment du fait de la période de rationnement et de contrôle du capital. Néanmoins, à partir du début des années 1950, comme l’explique Sabine Effosse dans son dernier ouvrage, le crédit à la consommation bénéficie d’une réhabilitation politique [3]. Dans cet environnement plus propice, de nouveaux acteurs arrivent, parmi lesquels le Cétélem, qui deviendra le leader français et européen du crédit à la consommation. Trumbull consacre une bonne partie de son étude aux stratégies mises en œuvre par cet établissement financier adossé à de puissants groupes financiers, pour rester compétitif dans un contexte politique, économique et social différent du marché américain.
Dans les années 1960, malgré la légitimité acquise par les établissements prêteurs américains, leur activité n’est toujours pas rentable. Cette faible rentabilité s’explique en grande partie par des limites réglementaires. Quant au cas français, il s’agit plutôt de savoir quelle réglementation appliquée sur le marché du crédit à la consommation pour en faciliter l’essor.
L’intérêt du livre porte en grande partie sur l’analyse des stratégies de contournement mises en œuvre par les prêteurs pour développer le marché. Trumbull part d’un constat : l’application de lois sur l’usure fait l’objet de nombreuses batailles politiques aux États-Unis, en revanche, en France, les politiques d’encadrement du crédit ne soulèvent presque aucune opposition. Il s’agit essentiellement de modération du crédit imposée par les autorités financières et les pouvoirs publics. Trumbull utilise le concept de salience politique (political salience) pour montrer que la mobilisation des groupes d’intérêt sur les questions de réglementation du crédit dépend de l’implication de deux acteurs majeurs : les banques et les syndicats.
En effet, pour défendre leurs intérêts, les banques américaines ont usé de leur influence pour soutenir les politiques en faveur de l’essor du crédit. En France, à l’inverse, la faible implication des banques explique leur moindre intervention dans les décisions politiques jusqu’aux années 1980. En outre, les banques américaines ont participé à la construction politique du rôle social du crédit, à la différence de la France, où l’image de la banque était en contradiction avec celle du crédit à la consommation considérée comme irresponsable.
Mais les coalitions se font et se défont au cours du temps. Aux États-Unis, jusque dans les années 1960, en plus des banques, les industriels et les syndicats interagissaient pour que le crédit puisse être diffusé aux classes laborieuses. Or, dans les années 1970, les syndicats changent de position. Ils redoutent qu’un accès facile au crédit se fasse au prix de taux d’intérêt élevés qui aggraveraient l’endettement des classes ouvrières et ils s’opposent pour cette raison à la libéralisation des taux d’intérêt. Dés lors, les prêteurs s’engagent dans une nouvelle lutte qui soutient les revendications des minorités noires urbaines et des femmes pour bénéficier d’un droit universel au crédit. L’ironie de l’histoire réside dans le fait que ces luttes se sont soldées par un succès avec le vote de laloi Equal Opportunity Act de 1974, qui a permis indirectement aux prêteurs de développer un marché dans lequel les emprunteurs risqués sont devenus les plus profitables.
En France, le crédit n’apparaît pas dans le discours politique comme un moyen d’enrichir la classe ouvrière, Les syndicats ne se sont pas mobilisés en faveur d’une diffusion du crédit aux classes populaires, de peur de voir une montée de l’endettement. Au début des années 1960, les volumes de crédits distribués sont contrôlés, et le crédit est encore cher. Puis, avec la généralisation de la société salariale, les grandes banques françaises investissement, bien que modestement, le marché du crédit aux particuliers via le prêt personnel. Néanmoins, il faut attendre la libéralisation financière et le milieu des années 1980 pour que la masse des consommateurs puisse avoir le choix de prendre un crédit bancaire. Le développement du marché français des crédits à la consommation n’est, de fait, pas tant le fruit de coalition d’intérêt que de stratégies de contournement des réglementations par le biais d’innovations financières. En effet, sur le modèle américain, les établissements de crédit ont développé des innovations phares comme la carte de crédit, et le credit revolving (crédit renouvelable qui consiste à mettre à disposition de l’emprunteur une somme d’argent réutilisable au fur et à mesure de son remboursement) qui leur ont permis, avec l’approbation des législateurs, de développer leur marché, face à la concurrence nouvelle des banques.
Enfin, Trumbull consacre une des dernières parties à l’analyse politique des facteurs de l’endettement. Dans le cas américain, la montée notable de l’endettement des ménages au début des années 1980 reflète l’échec des politiques mises en place sous l’administration Carter dont le but était justement de réduire l’endettement et de contrôler l’inflation. Trumbull clarifie ce paradoxe en analysant les forces d’influence qui ont entraîné les changements de politique à partir des années 1980. En France, c’est la position des banques et leur influence sur la loi de réglementation des faillites qui retiennent plus particulièrement l’intérêt de l’auteur.
À la fin des années 1970, les pouvoirs publics commencent à prendre conscience du problème social que reflète la hausse de l’endettement des ménages. Aux États-Unis, la loi sur les faillites est votée en 1978, sans entraîner de mouvement d’opposition des prêteurs. En France, par contre, les banques se sont opposées à la révision des procédures d’encadrement de la faillite personnelle. Il faut noter qu’en France la réforme des faillites personnelles est proposée à la fin des années 1980, lorsque les banques développent activement leur marché. Elles ne voient donc pas d’un bon œil la révision d’une procédure qui accroît la part de responsabilité des prêteurs. Les débats vifs de l’époque entraînent néanmoins certains progrès au niveau social et légal telle que la distinction entre le surendettement actif et le surendettement passif.
Aux États-Unis, par contre, à la fin des années 1970, les prêteurs soutiennent ces mesures pour faciliter l’accès au crédit. Les consommateurs américains peuvent désormais obtenir une annulation de leur dette sous certaines conditions. Dans ce système, la responsabilité relève des prêteurs et s’explique en partie par la mise à disposition d’un fichier positif centralisé qui permet un meilleur accès à l’information. Le système français a suivi une logique différente. A la fin des années 1980, les banques françaises se sont opposées à la centralisation des données de peur que les sociétés de crédit n’aient accès à leur information. Sans un système centralisé, l’aversion au risque des prêteurs restreint leur offre et donc l’accès au crédit des consommateurs.
Si la position des législateurs français s’inscrit dans la logique des politiques de prévention de l’endettement et de protection du consommateur, malgré tout, Trumbull montre que les banques ont influencé les politiques du crédit : en bloquant la centralisation des informations, elles ont réduit l’accès au crédit, alors qu’elles prêtaient « à tort et à travers » (p. 197). Plus largement, dans le cas américain, Trumbull met en perspective les procédures de faillite personnelle avec la vision générale du crédit comme étant une base du régime privé de protection sociale (social welfare). Les ménages américains sont encouragés à prendre des crédits dans le cadre des politiques du self-help et les plus précaires ont droit à un nouveau départ. Le contrat social français est différent : le crédit ne sert pas de politique sociale.
Avec cet ouvrage, Trumbull apporte une contribution importante aux travaux récents qui analysent les différences de pratiques de crédit et d’épargne dans une perspective transnationale. En choisissant une perspective comparative, il montre notamment que malgré une forte influence des pratiques de crédit américaines, on n’observe pas de convergence vers le modèle d’endettement américain, qui s’explique notamment par la différence du rôle social attribué au crédit. Il donne également une lecture d’économie politique du surendettement, peu approfondie dans les travaux précédents.
Ce livre apporte des clés de réponses supplémentaires pour comprendre les causes de l’endettement des ménages américains qui remontent à différentes périodes : à la fin des années 1970 avec la politique de contrôle de l’inflation sous l’administration Carter, puis dans les années 1990, suite à la politique sociale qui vise à compenser le rôle de l’État par le marché, la « third way politics », et enfin, suite à la politique d’accès au logement appliquée sous l’administration Bush. Trumbull propose une réflexion intéressante sur les facteurs historiques de l’interaction entre l’État et le marché, dans le modèle capitaliste américain, et français. En rappelant que le rôle du gouvernement consiste à orienter le marché dans le sens de l’utilité sociale, on constate que les résultats des politiques du crédit se sont avérés contraires aux objectifs poursuivis. En effet, le marché s’est singulièrement renforcé à partir des années 1980 questionnant le rapport de force entre puissance publique et acteurs financiers qui déploient des stratégies de moins en moins transparentes pour soutenir leur propre intérêt. On regrette que Trumbull n’ait pas poursuivi son analyse au cas des subprimes qui illustre ce propos en montrant les coalitions d’intérêt entre financiers et pouvoirs politiques qui ont permis de créer un environnement propice aux innovations financières sans contrôle. Il est utile de préciser que l’excellent ouvrage de Sabine Effosse permet de compléter l’analyse du développement des crédits à la consommation en France, peut-être moins approfondie par Trumbull que celle du marché américain.
par , le 26 mars 2015
Adrienne Sala, « Consommer à crédit en France et aux États-Unis », La Vie des idées , 26 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Consommer-a-credit-en-France-et-aux-Etats-Unis
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[1] Calder, L., (1999) Financing the American Dream. A Cultural History of Consumer Credit, Princeton University Press ; Hyman, L. (2011) Debtor Nation : A History of America in Red Ink, Princeton University Press, recensé dans La Vie des idées, 14 septembre 2011 : Nicolas Delalande, « Endettez-vous ! Le « rêve américain » et le crédit à la consommation ».
[2] Trumbull, G. (2012), Strength in Numbers,The Political Power of Weak interest, Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press.
[3] Effosse S. (2014) Le crédit à la consommation en France, 1947-1965. De la stigmatisation à la réglementation, Paris, IGPDE, 334 p.