Recensé : Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007, traduit de l’anglais par Pierre Guglielma.
L’histoire se passe à la fin du XXe siècle à Stryj, une grosse bourgade d’Ukraine. Feuer, le dernier Juif de la ville, finit tranquillement sa vie dans un immeuble en béton des faubourgs. Afin de financer la construction d’un mémorial dans la forêt voisine, sur le site de la grande Aktion où, en 1941, mille Juifs ont été abattus en l’espace de quelques jours, il prend la plume pour écrire à Berlin. Les Allemands lui répondent fort civilement que, si la communauté juive de Stryj réussit à lever des fonds, le gouvernement allemand apportera une contribution équivalente. Feuer explique alors à son correspondant : « Monsieur, tous les autres membres de la communauté juive de Stryj sont dans la forêt. »
Cette anecdote en dit long sur la Shoah perpétrée sur le front de l’Est. Elle parle de l’annihilation d’une communauté toute entière, elle rappelle la solitude des survivants, le souvenir omniprésent, l’incompréhension d’autrui ; mais, au fond, elle ne raconte pas grand-chose, ou plutôt elle omet tout le reste – l’expérience des Juifs à travers toute l’Europe, la souffrance, la déportation, le processus de mise à mort, etc. La mémoire de la Shoah [1] est tiraillée par ces jeux d’échelle, partagée entre la nécessité de dresser un tableau panoramique du plus grand crime de l’histoire et le désir de rendre compte du meurtre individuel de chacune des six millions de victimes. Heureusement, il ne s’agit pas de choisir, mais de cumuler, la microhistoire et la fresque évoquant le même événement avec une focale différente. Pour se cantonner au domaine de l’historiographie, on se gardera donc d’opposer le monument de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, avec ses analyses globales, ses décomptes, son tour d’horizon depuis le Danemark jusqu’à Salonique, et l’étude de Christopher Browning, Des hommes ordinaires, qui raconte l’expérience meurtrière du 101e bataillon de réserve de la police allemande dans la région de Lublin [2].
C’est en tant qu’écrivain que Daniel Mendelsohn entre résolument dans ce débat, pour le trancher au profit du plus petit, du minuscule. À propos d’une visite à Auschwitz, il écrit que l’immensité est un obstacle. Les vitrines remplies jusqu’au plafond de lunettes, de cheveux ou de prothèses sont pour lui pareilles aux attractions des parcs à thème, comme l’apatosaurus du muséum d’histoire naturelle de New York. Auschwitz offre « le contraire de ce qui m’intéressait », car c’est la « généralisation grossière » de ce qui est arrivé aux Juifs d’Europe. D’un point de vue épistémologique, le camp de la mort ne doit donc être qu’un prélude. Plus que la criminalité industrielle, c’est ce qu’on appelle « la Shoah par balles » qui intéresse Mendelsohn ; ce sont les massacres à l’échelle du village, les exécutions de rue, de forêt ou de ravin, les milliers de cadavres enfouis dans les charniers que le père Desbois met aujourd’hui au jour à travers toute l’Ukraine. On ne trouvera rien dans Les Disparus qui emprunte au schéma wébérien, assis sur la rationalité de l’État, la routine bureaucratique des milliers d’Eichmann et le processus déshumanisé de la mise à mort ; seule est évoquée la tuerie artisanale que les nazis et leurs complices ont mise en œuvre, avec sa part de dérision haineuse et de rituels carnavalesques, avec son lot de mises en scène vouées à humilier les victimes avant de les assassiner, avec sa cruauté et sa joie de tuer que détaille entre autres le livre de Daniel Goldhagen [3].
La mission que se fixe Mendelsohn est en apparence modeste, ambitieuse en vérité : il se propose de sauver les siens « des généralités, des symboles, des abréviations, pour leur rendre leur particularité et leur caractère distinctif ». Il y va du respect de leurs personnes, mais aussi, pourrait-on dire, de l’efficacité intellectuelle, tant il est vrai que l’esprit retient plus facilement les petites choses que la grande image où elles se fondent : s’il faut aller au-delà des expressions galvaudées, « tués par les nazis », « morts pendant la guerre », c’est parce qu’il est plus attrayant de comprendre le sens d’un grand événement à travers l’histoire d’une seule famille, c’est parce que le détail et le fragment constituent un chemin de traverse qui permet, mieux que la grande route, de pénétrer au cœur de l’événement. Puisqu’il s’agit d’« apprendre quelque chose sur six parmi six millions », suivons Daniel Mendelsohn dans sa quête et mettons la mort de masse, indifférenciée et anonyme, entre parenthèses.
À la recherche d’un temps perdu
Ces six sur six millions, ce sont Shmiel Jäger, sa femme Ester et leurs quatre filles, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia. Shmiel était le frère aîné du grand-père maternel de Mendelsohn et ses « quatre filles superbes » les cousines de sa mère. Quelques documents épars les figent dans la mort : une photo de Shmiel « zur Erinnerung », pour se souvenir de lui au jour de son quarante-quatrième anniversaire ; une photo de famille où l’on reconnaît les quatre filles, Lorka à quatorze ans, Frydka à douze ans, Ruchele à neuf ans et Bronia à cinq ans. Ils vivaient à Bolechow, shtetl de Galicie où trois populations et trois cultures – 3 000 Juifs, 6 000 Polonais, 3 000 Ukrainiens avant la guerre – coexistaient en bonne intelligence, les Juifs travaillant dans le commerce, les Polonais dans l’administration et les Ukrainiens dans les campagnes ; et tout ce petit monde se retrouvait au marché le lundi. Où se trouve Bolechow ? En Pologne hier, en Ukraine aujourd’hui. Mais, dans cette région du monde, les frontières sont tellement mouvantes qu’il vaut mieux, là encore, recourir à l’anecdote : « C’est l’histoire d’un type qui est né en Autriche, qui est allé à l’école en Pologne, qui s’est marié en Allemagne, qui a eu des enfants en Union soviétique et qui meurt en Ukraine. Pendant tout ce temps, il n’a jamais quitté son village ! »
Shmiel est un entrepreneur prospère. Spécialisé dans le commerce de viande en gros, il possède deux camions et, avec ses employés, fait la route de Bolechow à Lvov. Il préfère être premier dans son village que deuxième à Rome, et c’est pourquoi il n’a pas suivi le reste de la fratrie en Amérique. Mais, à la mort de Pilsudski, la situation se dégrade. Entre 1935 et 1939, le gouvernement polonais fait la guerre aux entreprises juives ; on conseille aux chrétiens de ne pas louer ni acheter aux Juifs et on organise le boycott de leurs commerces. La législation économique frappe de plein fouet les hommes d’affaires comme Shmiel. À partir de la fin des années 1930, le piège se referme sur les Juifs et, en Amérique, les frères et sœurs Jäger commencent à recevoir des appels au secours. En janvier 1939, Shmiel écrit à son cousin Mittelmark de New York, avec qui il est pourtant en froid, pour lui parler « des ennuis auxquels les Juifs sont confrontés ». Il est arrivé un désastre : un de ses camions a été incendié. Il demande de l’aide, mais avec la certitude humiliante qu’un « homme d’affaires américain n’a pas le temps de lire beaucoup ». À sa sœur Jeanette, Shmiel assure que ce que les journaux occidentaux écrivent sur le sort des Juifs « n’est que le centième de ce qui se passe ». Les suppliques se font plus pressantes pour échapper à « ce Gehenim », c’est-à-dire à cet enfer, et Shmiel, aux abois, obsédé par l’idée de faire sortir sa famille de Pologne, finit par écrire une lettre pathétique au « président Rosiwelt ».
Mais, en 1939, il n’est plus temps. Pendant les années soviétiques, de 1939 à 1941, les entreprises sont liquidées, les impôts insupportablement lourds et le zloty se désintègre. Puis les six membres de la famille sont assassinés par les nazis. Comment ? Dans les années 1960, la légende familiale ne le dit point, suggère sans vraiment savoir, et de toute façon le récit est vite absorbé par les silences ou submergé par les larmes. Comme le dit maladroitement une parente de Mendelsohn, « oncle Shmiel et 1 fille Fridka les Allemands ont tué à Bolechow en 1944 », mais « personne sait si c’est vrai ». Cette ignorance, alourdie par le chagrin muet d’un grand-père qui n’a jamais fait le deuil de son frère, irritée par la ressemblance physique entre Daniel et l’oncle Shmiel, ne cesse de tarauder les vivants.
La recherche qu’entreprend Daniel Mendelsohn est un hommage aux morts, à tous les morts – Shmiel, sa femme et ses filles, mais aussi le grand-père maternel, Grandpa Jäger, le patriarche qui devant ses petits-enfants ébahis revêtait rituellement les tefillin et le tallis blanc et bleu délavé, incarnant le raffinement à la fois esthétique et moral des vieux Juifs orthodoxes, et qui s’est suicidé en 1980 en se jetant dans la piscine de son immeuble. Ce grand-père adoré fait le lien entre un shtetl de Galicie et une banlieue de New York, entre le passé polonais et l’enracinement américain. Mais l’héritage est tout autant historique que littéraire : la relation picaresque, moitié autosatisfaction et moitié autodénigrement, que ce conteur de génie livre de son voyage de Lvov à Rotterdam et de Rotterdam vers l’Amérique, à bord d’un paquebot à cheminée unique, est un récit fondateur qui émerveille le jeune Daniel.
C’est dans l’enfance que se forme ce triangle, espace de mémoire et de transmission, qui unit par-delà la mort Daniel, Grandpa Jäger et le grand-oncle de Bolechow. Quand, en deux colonnes, Daniel Mendelsohn énumère ce qui caractérise ses branches paternelle et maternelle, il obtient des mots-clés éloquents. Côté Mendelsohn : athées, Amérique, anglais, silence. Côté Jäger : judaïté, Europe, langues, histoires. De ce point de vue, Daniel Mendelsohn est bien moins un Mendelsohn qu’un Jäger : au rebours des Américains qui annexent la Shoah alors que l’événement n’a pas grand-chose en commun avec l’histoire nationale [4], il est aimanté par son passé européen. Après avoir vécu à Miami Beach en Floride, Grandpa Jäger a été enterré au cimetière Mount Judah ; mais Shmiel, le frère aîné, le prince de la famille, n’a « pas de tombe du tout ». C’est en direction de ce néant, de ce trou béant au milieu de l’Europe, que Daniel Mendelsohn va désormais orienter ses recherches.
Pour comprendre comment ont vécu et sont morts Shmiel et les siens, Daniel Mendelsohn parcourt le monde. Son voyage, étalé sur plusieurs années, à cheval sur quatre continents, nous mène sur les traces d’une diaspora – la dissémination planétaire des survivants de Bolechow. La première étape, en août 2001, est en fait un retour de toute la jeune génération au shtetl ancestral, un voyage dans le « Pays d’Autrefois » sous les auspices d’un chercheur ukrainien qui fait office de guide et d’interprète : mais, à Bolechow, les Juifs ont été rayés de la face du monde. À Sydney, accompagné de son frère photographe, Daniel rencontre plusieurs survivants de Bolechow, Jack Greene, l’ami de Ruchele, et Meg Grossbard, l’amie de Frydka, ombrageuse vieille femme qui sait des choses dont elle ne veut pas parler – l’histoire d’amour scandaleuse entre Frydka, la Juive, et Ciszko, le goy, dont elle est même tombée enceinte. En Israël, Anna Heller Stern, l’amie de Lorka, se souvient que sa sœur Frydka était très jolie : c’était une jeune fille libre, un papillon qui va de fleur en fleur. Shmiel et Frydka ont été cachés par une institutrice polonaise, professeur de dessin, chez qui ils ont été dénoncés. À Stockholm, Klara Freilich parle de son mariage en mai 1941, à l’époque où les Russes étaient encore là ; elle portait une robe bleu pâle et un petit chapeau ; c’était une matinée splendide et, soudain, la neige est tombée ! Enfin, au Danemark, Adam Kulberg raconte son odyssée depuis Bolechow, qu’il a quitté le jour de son vingtième anniversaire, jusqu’au Kirghizstan en passant par la mer Caspienne, le Turkménistan et le désert du Karakoum. Après la guerre, une connaissance lui a donné des nouvelles : tes sœurs et tes parents ont été tués, ta maison est occupée et, « à Bolechow, il ne reste que quarante personnes de ta confession ».
Au terme de ce voyage, après avoir croisé la route d’une dizaine de témoins, qu’a-t-on appris ? On en sait un peu plus sur les amours d’une adolescente volage, sur les amitiés de filles dans une petite ville de province, sur Ester et ses jambes magnifiques, sur la fierté et la réussite sociale d’un boucher en gros – tout et rien, et c’est cela précisément qui est émouvant, parce que les morts sont ainsi libérés de leurs propres morts, rendus à la vie antérieure qui fut la leur. Klara Freilich le formule presque avec violence : « À quoi est-ce que vous vous attendiez ? Les gens vivaient normalement, vaquaient à leurs affaires normalement. » Ces détails de la vie quotidienne, ces petits riens permettent de brosser, touche par touche, le tableau d’une civilisation perdue. Adam Kulberg a cette sentence mélancolique : « Il y a eu les Égyptiens et leurs pyramides. Il y a eu les Incas du Pérou. Et il y a eu les Juifs de Bolechow. »
Le passé affleure ça et là, dans le parler yiddish des témoins, dans les expressions et les gestes que Mendelsohn enregistre scrupuleusement avec sa caméra, et jusque dans les plats – kasha, pierogis, golakis, gefilte fish, chulent – qu’ils offrent à leur hôte venu tout exprès de New York pour les faire parler d’un temps révolu. Faute de pouvoir voyager dans le temps, Mendelsohn voyage dans l’espace, en obligeant les témoins à se mettre à table, dans tous les sens du terme. Le passé banal qu’ils évoquent ne prend son sens que par contraste avec la suite – un incroyable déferlement de violence et de mort dans une bourgade tranquille, au milieu de vies sans histoire.
La destruction d’une famille
Car Daniel Mendelsohn recherche des informations sur la vie des disparus, mais aussi et surtout sur leur mort. Les quatre filles ont-elles été violées ? Shmiel a-t-il été gazé à Belzec avec Ester et Bronia ? Cette collecte sinistre, semblable à une enquête de police où tous les indices comptent, forme le cœur des Disparus et constitue son ambition ultime. À cette aune, le pari est magistralement gagné. Mendelsohn nous emporte dans une descente aux enfers et, au cœur de cette spirale de mort, il arrive à créer du suspense : à quoi ressemble la scène du crime ? Va-t-on retrouver la trace des délateurs et des assassins ?
Très vite, on comprend que le crime a été commis par les nazis, mais aussi par les populations locales, ceux que l’historien Jan Tomasz Gross appelle « les voisins » [5]. Toute la famille de Mendelsohn le lui a dit et répété : « Les Ukrainiens étaient pires que tout. » Et Mendelsohn de constater que, dans la Genèse, Abel est tué par son propre frère, comme si les actes de sauvagerie ne pouvaient être commis que par des intimes. Dès lors, pour découvrir les conditions de la mort de Shmiel et de sa famille, il faut retracer l’action des SS et de leurs complices polonais, ukrainiens ou lituaniens.
La première Aktion qui frappe les Juifs de Bolechow date d’octobre 1941. Pendant une journée et demie, mille personnes sont enfermées à l’intérieur du Dom Katolicki, sans nourriture, sans eau ni toilettes. La séquestration s’accompagne d’humiliations, de tortures et d’exécutions : un rabbin doit monter nu sur une chaise et déclamer un discours à la gloire de l’Allemagne, un autre a les yeux crevés, les gens doivent s’empiler les uns sur les autres pour former une pyramide humaine. Puis tous sont emmenés dans la forêt, à deux kilomètres de la ville, et abattus dans une fosse ; le Judenrat devra payer pour les munitions et le café consommés par les soldats. La deuxième Aktion, en septembre 1942, dure trois jours. Cette fois, le massacre a lieu en ville. Les Allemands et les paramilitaires ukrainiens exécutent les vieux dans leur lit, jettent les enfants par les fenêtres ou leur fracassent la tête sur le rebord des trottoirs. Mme Grynberg, surprise en train d’accoucher, est traînée devant la mairie, jetée sur un tas d’ordures et exposée aux moqueries ; le nouveau-né est immédiatement arraché de son ventre et piétiné par la foule. Les survivants sont déportés vers Belzec, un des centres industriels d’extermination ouverts pour préserver le moral des soldats trop affectés par le spectacle du sang qu’ils versent. D’autres petites Aktionen auront lieu en 1943 : par petits groupes, les derniers Juifs de Bolechow sont emmenés au cimetière et abattus dans des fosses communes. Un témoin raconte que, lors d’une exécution, sa mère a sorti une machine à coudre et s’est mise à piquer pour couvrir le bruit trop lancinant de la mitrailleuse.
Daniel Mendelsohn avait prévenu qu’il était à la recherche de la moindre parcelle de vérité. Cette soif de détails, fussent-ils terribles et macabres, c’est celle qui anime l’historien, l’enquêteur ou le détective. Plongés dans la nuit du Dom Katolicki avec les futures victimes, nous voilà obligés d’imaginer les bruits, les odeurs, les cris, les pensées de centaines de personnes enfermées, souillées par leurs propres excréments, humiliées et terrorisées. C’est plus tard, dans la forêt, que la petite Ruchele Jäger a été assassinée. « Son tour est venu, elle a marché nue sur la planche – avec quelles pensées en tête, il est impossible de le savoir. […] La planche avait probablement une certaine élasticité. » Puis il y a eu la rafale. Lorsque Mendelsohn visite le lieu du massacre, il découvre une clairière où les fleurs sauvages montent jusqu’à la poitrine, si denses « qu’on avait l’impression d’être dans un conte de fées ». Et son guide de lui faire remarquer avec tristesse : « C’était toujours un endroit magnifique. »
Cette reconstitution qui confine à l’obsession, à l’indécence, où s’arrêtera-t-elle ? Il est des épisodes où l’imagination rend les armes. Au seuil de la chambre à gaz à Belzec, où entrent Ester et Bronia, la narration se suspend avec une sorte de pudeur : « Nous ne pouvons pas aller là-dedans avec eux. » Lors de son dernier voyage à Bolechow, Mendelsohn rencontre par hasard le vieux Prokopiv, qui en sait plus que tout le monde. Celui-ci lui indique la maison qui a appartenu aux sœurs Szedlak, les deux institutrices qui ont caché Shmiel et Frydka jusqu’en 1944. Aujourd’hui, la maison est occupée par des Russes alcooliques entourés de chiens furieux et de chats maigres. La cave où les deux Juifs se sont cachés est un « trou dans la terre », « une sorte de boîte » à trois mètres de profondeur, où règnent une obscurité d’encre et un froid glacial. Dehors, dans le jardin, se dresse l’arbre où ils ont été tués après avoir été dénoncés. C’est l’arbre de la connaissance et Mendelsohn le sait : « J’étais devant l’endroit. »
C’est ici que la quête s’achève. Nous savons désormais comment ils sont morts ; surtout, l’enquête a été menée jusqu’à son terme, jusqu’à son épuisement, au sens où Georges Perec tente d’épuiser un lieu parisien. Mendelsohn a eu son comptant de choses spécifiques, d’éléments particuliers, propres à un individu donné. Une fois exhumés, ces événements reviennent aux disparus ; ils sont devenus les sujets de leur propre vie et de leur propre mort. C’est le moment où il faut les abandonner, les laisser à eux-mêmes. Le temps est venu de refermer le livre.
L’écriture et la Shoah
En rendant hommage aux morts par le biais de témoignages inlassablement glanés, Mendelsohn sacrifie à la tradition juive. Son recueil est pareil aux Yizker Bikher, ces livres du souvenir conservés dans les archives de la communauté, où sont inscrits les noms des rabbins, des personnes illustres et des victimes de la catastrophe. Les Disparus ravive le précepte de l’historien Simon Doubnov qui, avant d’être assassiné à Riga par un milicien, proclamait avec angoisse : « Schreibt und farschreibt », écrivez et consignez. De son côté, Emmanuel Ringelblum procédait à l’archivage systématique des documents dans le ghetto de Varsovie, alors que le génocide battait son plein. Le mémorial de Yad Vashem en Israël, créé en 1953, devait figurer à la fois « un monument et un nom » (Isaïe LXVI, 5) afin de commémorer le crime et d’honorer la mémoire des morts.
Le souvenir est partout dans le livre de Mendelsohn, dans les témoignages naturellement, mais aussi dans les documents reproduits au fil des pages – une lettre de Shmiel à sa famille d’Amérique, un portait chiffonné de Bronia, une photo de Shmiel posant devant son camion ou encore le menu d’un dîner « strictly kosher » servi en 1956 aux grands-parents Jäger à bord du SS United States qui les mène en Israël. Ce procédé, emprunté à W. G. Sebald qui en use dans Austerlitz et Les Émigrants, donne une consistance empreinte de nostalgie aux disparus d’Europe centrale, dont il ponctue l’errance à l’aide de paquebots en partance, de villas désertes et de visages d’inconnus. Grâce à Matt, son frère photographe, Mendelsohn a aussi pu intercaler les portraits des témoins qu’il est allé interroger aux quatre coins du monde. On retiendra notamment celle de deux survivants de Bolechow, Jack et Bob, à l’hiver de leur vie : les pieds nus des vieillards s’enfoncent dans le sable d’une plage australienne, avec en toile de fond les vagues et les surfeurs. Il en émane, mystérieusement, une incroyable énergie.
En adoptant une narration en boucle, dans laquelle le ressac de l’écriture revient sans cesse glisser sur les mêmes événements, sur les mêmes personnages, Mendelsohn a délibérément tourné le dos aux effets de réel plus ou moins savants. Tout comme Paul Valéry se moquait des débuts arbitraires tels que « la marquise sortit à cinq heures », Mendelsohn a refusé de raconter que « le SS sortit son pistolet ». Il a bien fait ; car ces mises en intrigue font souvent la faiblesse des romans historiques sur la Shoah, fussent-ils des reconstitutions pleines d’érudition. Le livre de Mendelsohn fourmille de détails, commente avec une fièvre névrotique les mêmes visions, ne se rassasie jamais d’aucun témoignage ; mais ces éclats d’histoire ne sont pas là pour offrir au lecteur des petits faits vrais garants de vraisemblance. Au contraire, ils constituent la fin même de l’entreprise. L’obsession de Mendelsohn, qui a passé des années à établir son arbre généalogique, est tout autant sa force que sa prison, son drame. Le reproche de sa mère sonne alors comme une malédiction : « Tu es l’historien de la famille. Tu as passé ta vie entière à te retourner pour jeter un dernier coup d’œil. »
Mais tous ces efforts peuvent-ils redonner vie aux êtres chers ? Pour Mendelsohn, les morts ne sont « pas tant disparus que dans l’expectative ». Expectative de quoi ? De l’écriture qui sauve, du souvenir qui empêche de mourir une deuxième fois ? Ici la tentative de Mendelsohn s’apparente à l’ambition d’un Michelet, qui voulait opérer une « résurrection de la vie intégrale ». Cette naïveté n’est pas à mettre au débit de l’auteur ; c’est plutôt l’émerveillement du jeune Daniel qui s’exprime. Shmiel, Ester et leurs quatre filles, mais aussi Herman le Coiffeur et Minnie Spieler, tous les personnages qui ont peuplé son enfance sont à la longue devenus mythiques, tellement éloignés qu’ils semblent n’avoir jamais vécu – au début du Système périodique, Primo Levi évoque dans les mêmes termes ses légendaires aïeux, Barbaiotô, Magnafôrina, Barbamôisin dont les incisives manquaient ou Nona Bimba avec son boa en plumes d’autruche. Et, devenu adulte, Mendelsohn s’étonne que ce passé mythifié, incrusté dans les récits de l’enfance, ait été un jour le présent des vivants. De passage à Bolechow, en Israël, à Sydney ou à Stockholm, il se rend compte que ces noms n’étaient pas ceux de figurants ; « chacun d’eux était quelqu’un, une personne », avec une famille, une histoire, un fardeau de souvenirs et de souffrances. Une impression vertigineuse le saisit quand Jack Greene lui apprend qu’il est sorti avec Ruchele et que la gamine était blonde, avec des tresses et des yeux verts mêlés d’un quartier brun.
Cette fascination pour le vivant, alors même que ces enfants et ces adultes sont tous promis à la mort, permet paradoxalement une espèce de défatalisation : Shmiel et les siens nous reviennent dans la puissance de leur jeunesse, de leurs activités quotidiennes, de leurs angoisses et de leurs rires, de leurs intérêts et de leurs frustrations. Dès lors, Mendelsohn parvient à nous faire sentir la brutalité et l’horreur de leur assassinat tout en les libérant de ce destin qui les happe à jamais ; sous la plume de Mendelsohn, ce sont des victimes à l’état pur, mais ce ne sont pas pour autant des êtres-pour-l’extermination. Nous sommes d’ailleurs conduits à les imaginer encore vivants : ils feraient partie de la famille, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia seraient les « cousines de Pologne » et Ester serait morte dans les années 1970 d’un cancer à l’estomac. Grâce à ces jeux de mémoire, Mendelsohn nous plonge dans le bain de jouvence de l’« estrangement » [6], qui consiste à porter sur les choses un regard distancié, décalé, ingénu, à virginiser son regard tant et si bien que l’objet devient méconnaissable – ce qui, naturellement, dévoile sa vraie nature. En fuyant les modes d’identification et de narration rebattus, Mendelsohn jette un regard profondément neuf sur la Shoah.
Les Disparus est l’œuvre d’un écrivain devenu historien, ou plutôt le lecteur ne sait plus s’il lit le roman d’une famille massacrée ou le compte-rendu d’un limier en quête de faits, s’il est emporté par le tourbillon d’une saga familiale ou par une déconstruction de la démarche historienne. Cette ambiguïté fait toute la réussite du livre : cette recherche proustienne, tendue entre la frénésie des vivants, l’univers de l’enfance et l’invocation des êtres disparus, est aussi une enquête, l’historia qu’Hérodote a inventée il y a vingt-cinq siècles. Le frottement entre l’histoire et la littérature, entre le témoignage, l’archive et le roman, fait jaillir comme une étincelle la part d’inventivité qu’il y a dans toute tentative historienne et même dans toute recherche de vérité. L’histoire n’est certes pas un artifice littéraire, une fiction verbale ; il n’en reste pas moins que, sans le grain de folie qui la fait lever, la vérité reste invisible. On appréciera dans Les Disparus la dimension morale, l’hommage rendu aux morts ; mais le livre apporte aussi au domaine de la connaissance, avec une objectivité aussi pure, un savoir aussi précis et solide que les travaux de Hilberg.
Depuis plusieurs décennies, les poètes, les écrivains, les peintres, les cinéastes et les intellectuels s’interrogent sur cette question sans réponse : comment rendre compte de la Shoah ? Peut-on susciter une émotion esthétique au sujet d’Auschwitz et de Babi Yar ? Le journal d’Anne Frank et Si c’est un homme figurent dans le patrimoine de la littérature universelle ; mais ce ne sont pas des œuvres de fiction. En revanche, depuis Tsili d’Appelfeld jusqu’à La Liste de Schindler, en passant par Maus, le bande dessinée d’Art Spiegelman, la preuve est faite que la compréhension de la Shoah ne peut se passer ni de l’imagination, ni d’une certaine aptitude à la fantaisie – l’important étant d’en parler toujours « autrement ». C’est alors que peut surgir, avec l’émotion, la nouveauté.
À l’orée du XXIe siècle, alors que l’« ère du témoin » [7] s’achève parce que les rescapés meurent les uns après les autres – le In memoriam placé à la fin de l’ouvrage comporte neuf noms de personnes disparues entre 2004 et 2006 –, Mendelsohn invente un témoignage d’un genre nouveau. Il n’est pas un témoin oculaire, mais un témoin par procuration, un homme qui a tremblé et pleuré avec les survivants, qui a accompagné les morts eux-mêmes, un témoin qui ne se console pas de ne pas avoir vu, et qui s’en console d’autant moins qu’il a vu, pendant toute son enfance, à travers les yeux des autres.
Dans son étude History and Memory after Auschwitz, Dominick LaCapra affirme que l’important n’est pas de se souvenir, mais de se souvenir de manière pertinente. Le danger est que la mémoire alterne entre répétition nostalgique et agitation superficielle, pour finalement transformer l’absence entêtante des victimes en présence sanctifiée et honorée ; d’où la nécessité de ne jamais disjoindre le savoir, l’éthique et l’esthétique . Après lui, Mendelsohn nous montre qu’à l’étouffant « devoir de mémoire » il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir.