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Recension Société

Comment la psychothérapie est devenue un enjeu social

À propos de : F. Champion (dir.), Psychothérapie et société, Armand Colin.


par Hervé Guillemain , le 9 septembre 2009


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Comment se mène la contestation de la domination que la psychanalyse exerce sur la psychiatrie française ? Comment l’État, les associations d’usagers et les médias infléchissent-ils ces controverses souvent violentes ? La « guerre des psys » fait rage depuis plus d’un siècle – et elle n’est pas finie.

Recensé : Françoise Champion (dir.), Psychothérapie et société, Paris, Armand Colin, 2008. 334 p., 24 euros.

Que la psychothérapie soit devenue un enjeu de société n’aura échappé à personne. Depuis quelques années, elle a fait une entrée fracassante dans le champ législatif et n’a depuis lors plus quitté la une des médias. L’amendement du député Bernard Accoyer, proposé en octobre 2003 dans le cadre d’un projet de loi sur la santé publique, visait à encadrer la formation et l’exercice des psychothérapeutes. Effectuée au nom de la politique médicale de santé mentale, cette intervention étatique dans un domaine jouissant jusque-là d’une relative autonomie engendra, comme on le sait, une polémique virulente qui redoubla lors de la publication, quelques mois plus tard, d’un rapport de l’INSERM sur l’évaluation comparée de l’ensemble des thérapies psychologiques [1]. Rapidement perçus par les psychanalystes comme les deux ailes d’un même mouvement offensif et menaçant, ces deux textes aux implications sociopolitiques non négligeables cristallisèrent des oppositions entre pro et anti-freudiens, qui s’exprimèrent avec force en 2005 et 2006 à travers une bataille éditoriale mémorable. Last but not least, la campagne menée par l’Institut national pour la prévention et l’éducation à la santé (INPES) contre la dépression – qualifiée dans les documents d’information de l’Institut de « maladie psychique » – déclencha en 2007 de nouvelles joutes verbales [2]. La concentration dans le temps de ces controverses et leur virulence pourraient laisser penser que la question sociale de la psychothérapie n’est posée qu’au début du XXIe siècle. Ces textes ne font en réalité que cristalliser des évolutions historiques engagées depuis un demi-siècle aux États-Unis et perceptibles en France depuis une trentaine d’années.

Ces évolutions forment le cœur de ce livre collectif porté par les chercheurs du Cesames (université Paris Descartes), dont l’approche pluridisciplinaire – les contributeurs sont en majorité sociologues et historiens – est particulièrement bienvenue. L’étude des controverses portant sur la formation des thérapeutes, sur la redéfinition médicale des troubles, sur l’évaluation des pratiques, sur le rôle des usagers ou de l’État, se révèle fructueuse et débouche sur des questionnements qui dépassent largement le domaine propre de la sociologie et de l’histoire de la psychothérapie. Des psychothérapies, faudrait-il d’ailleurs écrire, tant la définition de l’objet du livre est matière à conflits. En effet, si on peut uniformément penser la psychothérapie comme une action par un procédé psychique, sa nature exacte est considérée de manières différentes par ses promoteurs : une technique de guérison, une pratique d’introspection, une méthode scientifique, voire une philosophie. La psychanalyse – qui n’est pas l’objet principal de ce livre – fait évidemment partie de ce corpus éclaté. L’objet est donc complexe, mais il est digne d’intérêt, puisqu’à la lumière d’enquêtes récentes décortiquées dans l’ouvrage, il apparaît que la population française recourt assez massivement aux psychothérapies (toutes formes confondues) : 10 % environ des panels interrogés déclarent avoir déjà suivi une ou plusieurs psychothérapies. Il s’agit d’une clientèle majoritairement féminine et diplômée, dont la sociologie rejoint celle d’autres pays comme les États-Unis.

La contestation d’une psychanalyse dominante

L’histoire de la psychothérapie débute véritablement à la fin du XIXe siècle. Certes, elle n’arrive pas en terra incognita. Les aliénistes pratiquaient le traitement moral depuis plus d’un demi-siècle et les « passes magnétiques » furent monnaie courante à partir de la Révolution française ; les catholiques, quant à eux, confessaient et exorcisaient depuis plusieurs siècles. Cependant la « psychothérapie » – le terme est créé dans les dernières années du XIXe siècle – émerge lentement comme pratique autonome au siècle suivant. Avant la Grande Guerre, aux États-Unis, les psychothérapies sont mises en avant par un mouvement médico-religieux influent, celui de l’Emmanuel, avant d’être portées par le mouvement progressiste et démocratique. En France, le tableau dressé en 1919 par un Pierre Janet dessine un paysage hétéroclite de pratiques fondées sur le traitement moral, la persuasion et une hypnose déjà déclinante. Dans l’entre-deux guerres, les psychothérapeutes peinent encore à se distinguer du monde médical, religieux ou ésotérique. Après des débuts timides en France, la psychanalyse, dont l’influence a gagné une partie de l’institution psychiatrique, devient à la fin des années 1960 la référence majeure en matière de psychothérapie. Les psychothérapies analytiques n’ont certes pas la position institutionnelle de leurs homologues allemandes ou suisses, mais elles s’appuient sur les fortes positions intellectuelles conquises par les psychanalystes français. Largement déléguée au mouvement analytique, la formation à la psychothérapie n’a pas d’existence autonome en France et elle transite par une formation universitaire traditionnelle. Cette position dominante de la psychanalyse sur la psychothérapie, qui a été affaiblie outre-Atlantique dans les années 1980, subsiste en France : parmi les individus qui déclarent aujourd’hui avoir suivi une psychothérapie, celle-ci reste la référence majeure.

C’est dans le creuset de la contre-culture des années 1970 qu’émergent de nouveaux psychothérapeutes : des professionnels plutôt âgés, reconvertis du monde éducatif ou médico-social, qui regardent du côté des thérapies humanistes et psychocorporelles. Comme les psychanalystes, ils offrent une conception holiste qui répond à la représentation que se font les patients de leur mal – la répétition insensée du malheur –, une conception assez éloignée de la définition scientifique donnée par les traités médicaux. Jointe à l’aspiration à la connaissance de soi, cette orientation n’évacue pas la question de la spiritualité (ce qui la rend suspecte de dérives sectaires). Cependant, sur deux plans essentiels au moins, ces thérapeutes prennent leurs distances avec la psychanalyse. Ils disent d’abord l’utilité sociale de la thérapie dans un contexte de reconfiguration faisant émerger la notion de « santé » mentale. Leur conception de la cure est extensive : on se préoccupe de guérir, mais aussi de prévenir le mal-être et de construire le bonheur individuel. L’optimisme foncier de ces psychothérapeutes tranche avec le tragique de la psychanalyse freudienne. Dans les années 1970-1980, l’autonomisation et la reconnaissance de ce « groupe » thérapeutique sont freinées par le monopole psychanalytique sur la formation en psychothérapie. Celle-ci n’est rendue possible, dans les années qui suivent, que par la conjonction de facteurs historiques conduisant à la remise en cause théorique et pratique de ce monopole.

Une redéfinition des troubles qui s’accompagne de nouvelles pratiques

Les indices de cette évolution historique sont nombreux. Beaucoup font l’objet de développements particuliers dans le livre dirigé par Françoise Champion, mais on s’arrêtera ici sur trois exemples qui montrent comment, aux États-Unis et en France, dans les dernières décennies, une nouvelle classification médicale des troubles psychiques s’accompagne d’une remise en cause des pratiques thérapeutiques dominantes.

Le premier exemple concerne la pédo-psychiatrie, un des lieux d’influence de la psychanalyse. Au XIXe siècle, les enfants qui connaissaient un retard de développement ou se fermaient au monde étaient considérés le plus souvent comme idiots. Ils ont parfois connu l’internement asilaire, avec les adultes. Travaillant sur l’incommunicabilité des sujets schizophrènes, Eugen Bleuler, compagnon de route freudien méfiant envers la théorie de la libido, construit au début du XXe siècle le terme d’« autisme », sacrifiant l’« autoérotisme » du maître. Deux guerres plus tard, Kanner appliquait ce nouveau concept à la psychose infantile précoce. La psychogenèse de l’angoisse des enfants autistes est par la suite l’objet de nombreux travaux de psychanalystes renommés, popularisés par Bruno Bettelheim. Dans les années 1980, on assiste à une amorce de renversement d’interprétation fondée sur une approche biologique et neurologique. Dans de nombreux pays, l’autisme est requalifié comme « trouble envahissant du développement » (TED). En France, l’évolution est plus complexe car l’interprétation psychanalytique reste dominante. Des associations de parents d’autistes qui la contestent, devenues méfiantes envers une psychiatrie française considérée comme décalée et archaïque, cherchent à promouvoir des méthodes plus éducatives. La requalification de la pathologie s’accompagne ici d’une pression sur les pratiques (et aussi d’une transformation du rôle des acteurs, on y reviendra). Sur ce terrain à vif de la prise en charge des enfants autistes, la confrontation est aujourd’hui devenue violente, comme en témoigne la virulence des attaques de certaines associations contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à une inspiration psychanalytique.

Dans le même ordre d’idées, la conception de la névrose obsessionnelle a été contestée par la classification psychiatrique du DSM III (Diagnostic and Statistical Manual) publiée en 1980. Le scrupule religieux ou la psychasthénie de Janet donnaient au XIXe siècle une dimension morale au trouble obsessionnel, au sens où la volonté intervenait dans le processus. Le TOC (trouble obsessionnel compulsif) rompt avec ces conceptions et avec celle de la névrose obsessionnelle de Freud, car il repose (comme le TED) sur une biologisation du trouble. Le rituel purificateur de l’obsédé renvoie à une anomalie cérébrale qui dé-moralise le trouble. Il ne s’agit plus de trouver le sens individuel de ce rituel, mais de désapprendre la culpabilité face à des conduites rituelles obsédantes qui ne sont que symptômes impersonnels.

Comment opérer pour réduire ces TOC ou ces phobies sociales ? Comment se réadapter à son environnement social ? Par une méthode de désensibilisation progressive destinée à réduire les symptômes névrotiques et fondée sur la relaxation et l’image mentale. Tel est l’objet des thérapies comportementales, qui se sont progressivement placées en opposition à la psychanalyse en mettant en avant un optimisme foncier et en soutenant un modèle censé répondre aux aspirations à l’évaluation scientifique. Défense de l’évaluation qui, dans le domaine relationnel de la psychothérapie, est évidemment délicat, tout autant que dans l’éducation primaire ou la recherche en sciences humaines. On lira aussi dans cet ouvrage l’histoire de ces thérapies comportementales qui, dans une démarche toute progressiste, ont souhaité rompre avec le fatalisme organiciste en proposant une méthode de prévention et de contrôle du comportement humain, inspirée autant par l’expérimentation animale pavlovienne que par le behaviorisme américain. On notera qu’un des premiers théoriciens de ce courant behavioriste, John Watson, n’a rompu que tardivement avec la psychanalyse (dans les années 1920) après en avoir été un vulgarisateur.

Une reconfiguration du rôle des acteurs sociaux

Cette mutation théorique et pratique de la psychothérapie est un enjeu social qui implique de nouveaux acteurs et modifie le mode d’intervention d’acteurs traditionnels. On évoquera successivement le rôle des syndicats, des associations de parents, de l’Union européenne, de l’État, des médias. En France, l’organisation syndicale des psychothérapeutes est relativement récente. Le Syndicat national des praticiens de la psychothérapie, qui regroupe des thérapeutes d’obédiences diverses, a été créé en 1981. Il cherche à faire évoluer l’organisation de la profession du modèle associatif vers le modèle professionnel. C’est pourquoi son action vise à amorcer un processus de certification des thérapeutes et d’agrément des écoles, tout en favorisant une reconnaissance de la diversité des sources d’inspirations thérapeutiques [3]. En 1995, plusieurs organisations [4] rassemblant des centaines de praticiens se sont fédérées au sein de la Fédération Française de psychothérapie, qui délivre un certificat européen de psychothérapie dans le droit fil de la European association for psychotherapy (fondée quatre années plus tôt). La règlementation européenne tend en effet à favoriser la spécificité de la formation des psychothérapeutes [5].

On a vu plus haut comment les associations de parents sont devenues à partir des années 1980 des acteurs incontournables. Confrontées en France à une culture psychiatrique plutôt réticente à leurs demandes, elles soutiennent la création de structures nouvelles et s’appuient sur de nouvelles professions comme celles des orthophonistes ou des psychomotriciens. Leur action a été décisive au moment de la rédaction de la circulaire Veil du 27 avril 1995, qui proposait un plan d’action pour améliorer la prise en charge des autistes. En 2003, la condamnation de la passivité française par le Comité européen des droits sociaux a poussé les pouvoirs publics à développer le dispositif d’accompagnement scolaire pour ces enfants. Le vote de la loi de 2005 favorisant la scolarisation des handicapés est devenu un levier pour des associations qui n’hésitent plus à passer par la voie judiciaire.

La satisfaction d’une aspiration à la démocratie sanitaire et éducative n’est pas la seule raison de l’appui des pouvoirs publics à ces démarches. En effet, par le biais de cet investissement accru des associations privées, l’État peut accentuer son désengagement dans les prises en charge hospitalières au long cours. La contestation de la domination culturelle de la psychanalyse sur la psychiatrie française est en somme appuyée par les réalités politiques et économiques du temps, qui favorisent les thérapies courtes de type comportementales plutôt que les analyses existentielles au long cours. On assiste donc, sous des formes variées, à un interventionnisme étatique inédit dans le domaine psychothérapique. Dans les années 1990, les gouvernements, interpellés à plusieurs reprises par le biais des questions écrites pour modifier la donne en termes de formation et de reconnaissance des psychothérapeutes, répondirent systématiquement par la négative : la situation était trop complexe pour intervenir. C’est seulement dans le cadre de la réflexion sur le plan psychiatrie santé mentale (2005-2008) que ressurgit la volonté de l’État de réguler les pratiques.

Enfin, dans cette description des nouveaux acteurs de la psychothérapie, il faut réserver une place particulière aux médias écrits et audiovisuels, qui contribuent à diffuser les nouvelles représentations des pathologies et sont devenus des lieux de prescription thérapeutique. Le livre fait état de cette problématique à partir de l’exemple de Psychologies magazine, un titre qui connaît un vrai succès à partir de sa refondation par Jean-Louis Servan-Schreiber en 1997. Si la revue consacre le choix autonome de l’usager de psychothérapie dans un marché libre et concurrentiel, en publiant par exemple un banc d’essai des pratiques, elle n’en est pas moins porteuse d’une culture thérapeutique qui, sans être totalement novatrice, contribue à transformer le marché thérapeutique. Le maître mot est ici la synthèse, principalement à partir des thérapies comportementales et de la psychologie humaniste, de la tentation d’une spiritualité laïque fondée sur l’optimisme, les techniques de développement personnel et d’hypnose et les religions orientales. Très éloignées de cet esprit de contestation sociale qui pouvait être présent dans la contre-culture des années 1970, ces pratiques psychothérapeutiques, après avoir collé un temps à l’esprit d’entreprise et de performance, sont désormais au service d’un idéal de progrès individuel détaché de tout espoir collectif.

Ce que l’on a pu appeler la « guerre des psys », entre 2003 et 2006, n’est en fait qu’une bataille particulièrement vive et visible dans cette histoire longue de la psychothérapie reprise pour la première fois dans cet ouvrage collectif. Si les enjeux professionnels sont importants, ils ne suffisent pas à faire de la psychothérapie une question sociale. Ces controverses réactivent en fait des enjeux anciens sur la nature de cette pratique. Elles relancent la lutte pour l’autonomie et contre la régulation étatique et médicale ; elles participent d’un conflit culturel et scientifique dans lequel la France (avec quelques autres pays) joue le fer de lance contre une standardisation thérapeutique passant notamment par une évaluation dont les fondements – les essais contrôlés « randomisés » – sont clairement ajustés pour favoriser les thérapies comportementales. Le statu quo actuel, issu d’un texte législatif qui attend ses décrets d’applications depuis 2004, n’est probablement qu’un répit avant la prochaine bataille.

par Hervé Guillemain, le 9 septembre 2009

Aller plus loin

 La table des matières de l’ouvrage : http://cesames.org/spip/spip.php?article342.

 Un état des organisations et des pratiques psychothérapeutiques : http://www.psycho-ressources.com/bibli/psychotherapie-fr-hist.html.

 Quelques documents à propos de la controverse sur la prise en charge de l’autisme :

http://www.ccne-ethique.fr/docs/CCNE-AVISN102_AUTISME.pdf ; Lettre ouverte de Delion, avril 2009.

 Le rapport de l’INSERM sur l’évaluation comparée des psychothérapies (2004).

Pour citer cet article :

Hervé Guillemain, « Comment la psychothérapie est devenue un enjeu social », La Vie des idées , 9 septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-la-psychotherapie-est

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Psychothérapie, trois approches évaluées, Éditions Inserm, 2004.

[2Le Nouvel Âne, n° 7, octobre 2007. On trouvera la brochure dont il est question ici sur http://www.inpes.sante.fr/index….

[4On trouvera la liste des associations de psychothérapeutes adhérentes sur http://www.psycho-ressources.com….

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