Dans un ouvrage ambitieux et savant autant qu’accessible, Vincent Citot compare les philosophies de huit civilisations différentes pour en dégager des constantes cycliques, entre l’étape religieuse et l’âge scientifique.
À propos de : Vincent Citot, Histoire mondiale de la philosophie, Une histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations, Puf
Dans un ouvrage ambitieux et savant autant qu’accessible, Vincent Citot compare les philosophies de huit civilisations différentes pour en dégager des constantes cycliques, entre l’étape religieuse et l’âge scientifique.
La question des origines de la pensée philosophique est un des problèmes qui ont caractérisé l’histoire de la philosophie. La réponse la plus connue et la plus commune à ce problème est aussi la cause principale d’un des préjugés les plus difficiles à éradiquer : la philosophie serait née en Grèce et ses origines sont purement helléniques. De Hegel à Husserl, ne manquent pourtant pas les philosophes illustres qui ont adopté ce paradigme. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, le débat est recalibré sur une vision moins euro-centrique, parfois allant vers l’extrême opposé, où l’on cherche des convergences et des similitudes parfois fantaisistes entre philosophies appartenant à des époques et mondes différents.
Une des raisons du paradigme helléno-centrique sur les origines de la philosophie concerne les critères qui définissent une pensée comme philosophique. Ils sont depuis longtemps ceux que nous avons hérités des anciens Grecs : dès le début, les penseurs grecs s’intéressaient au monde réel et ont cherché à le comprendre et à l’expliquer à travers les outils offerts par la raison. Ainsi la pensée philosophique a toujours été considérée comme une pensée de type conceptuel, basée sur le raisonnement et la logique ; les textes et la littérature sont du même type. Il existe toutefois d’autres formes de pensée et d’écriture, ce qui implique une redéfinition de ce qui peut être considéré comme une pensée philosophique.
Dans une perspective plus large, comme celle offerte par l’ouvrage de Vincent Citot, cette redéfinition est possible. Si le titre peut faire penser à une chronologie plus ou moins étendue de l’histoire de la philosophie sur l’échelle planétaire, le sous-titre précise davantage l’objectif que l’auteur se pose : l’histoire de la philosophie y est présentée en tant qu’histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations. Ce livre représente la conclusion d’un chemin de recherche ambitieux dans lequel Citot applique une méthode, déjà théorisée dans des articles précédents (voir cette liste sur le site du Philosophoire), par laquelle il vise à saisir l’élément universel de l’histoire de la philosophie en montrant ce que chaque civilisation a apporté de singulier. Le résultat est une narration qui se veut à la fois civilisationnelle, intellectuelle, cyclique et comparative.
Pour le choix des huit civilisations présentées dans l’ouvrage, les critères retenus par Citot sont ceux de la continuité et de la quantité. « Beaucoup de cultures ont produit de la philosophie, mais peu l’ont fait d’une façon massive pendant longtemps et par écrit, de telle sorte qu’on puisse en écrire l’histoire » (p. 15). Que les textes soient arrivés jusqu’à notre époque est aussi une condition nécessaire, ce qui réduit considérablement le nombre de civilisations dont on peut documenter l’évolution de la pensée philosophique. Par conséquent, il ne reste que huit aires culturelles, à savoir : la Grèce, Rome, l’Islam, l’Europe, la Russie, l’Inde, la Chine et le Japon, ainsi présentées dans cet ordre qui n’est pas chronologique (la civilisation et la philosophie chinoises et indiennes étant plus anciennes que la civilisation et la philosophie grecques [1]).
Ces critères semblent plutôt restrictifs et excluent les civilisations des continents de l’hémisphère austral, notamment les civilisations africaines et celles de l’Amérique latine. Ce n’est pas nécessairement un défaut, d’autant plus que Citot justifie ses choix dans l’introduction, mais cela reste un sujet de débat, pour au moins deux raisons : d’abord, en vertu du fait que dans ces parties du monde existent des traditions philosophiques engagées sur des problèmes historiques, sociaux et géo territoriaux tellement prégnants que même l’Unesco s’est intéressé au patrimoine de la pensée dans ces régions du sud du monde ; deuxièmement, des ouvrages et des travaux d’histoire de philosophie régionale existent sur la pensée philosophique de l’Amérique latine et de l’Afrique. Si les critères retenus justifient les choix de Citot du point de vue historiographique, l’absence d’une partie des civilisations dans cette histoire de la philosophie peut représenter un sujet de débat.
Pour dépasser le modèle de la pensée logico-rationnelle de matrice hellénique, Citot propose cette définition : une pensée philosophique, « c’est une pensée qui cherche à se justifier par divers moyens mis en œuvre avec persévérance » (p. 14). Comme le travail des philosophes, en tant que singularités, fait partie d’un mouvement plus large lié à une culture et à ses expressions intellectuelles, la philosophie n’est pas isolée de la culture et de la vie intellectuelle d’une civilisation. Car philosopher, ce n’est pas la seule façon que l’homme a de penser : avec la philosophie, la religion et la science sont, elles aussi, deux autres façons de penser constitutives de l’humanité. Le caractère universel de la pensée humaine se manifeste par trois manières se poser la question de la vérité : la religion recherche la vérité par des discours d’autorité légitimés sur le plan social ; la philosophie accède à la vérité par le raisonnement et l’activité critique ; la science formalise davantage les expériences et les raisonnements jusqu’à en faire des modèles. De la religion à la science, à chaque approche correspond un effort supplémentaire de décentrement vis-à-vis de l’existence : de la religion à la science, en passant par la philosophie, le réel est appréhendé en transcendant davantage les points de vue particuliers (p. 17).
Chaque civilisation passe par ces trois approches, qui correspondent à trois moments successifs de l’histoire de la pensée : la période préclassique, caractérisée par une pensée de type religieux ; la période classique, qui marque l’affranchissement de la philosophie par rapport à la religion ; la période postclassique, durant laquelle la science marginalise les autres formes de pensée. L’avantage d’avoir rassemblé en trois catégories les différentes expressions de la pensée humaine est de permettre une meilleure compréhension de son évolution. Ce qui justifie le choix sur le plan historiographique de représenter les histoires des huit civilisations à travers leurs cycles intellectuels. À la manière de la Scienza nuova de Vico (mais avant lui Ibn Khaldun avait développé l’idée de cycle historique), Citot construit une narration cyclique de l’histoire intellectuelle des différentes civilisations en montrant l’évolution des rapports entre religion, philosophie et science.
Le modèle du cycle à trois étapes fait un clin d’œil à la loi des trois états d’Auguste Comte. Dans la narration de Citot, « l’histoire de la philosophie décrit un cycle préclassique-classique-postclassique, qui consiste en une recomposition successive des trois grandes façons de penser l’accès au vrai » (p. 21). Comme dans la lois des trois états, de même dans cette histoire comparée de la philosophie, la succession entre les trois phases est caractérisée par la présence de formes de pensée religieuses, philosophiques et scientifiques. En revanche, si le fond de ces deux idées est le même, surtout en ce qui concerne l’aspect social et culturel propre à l’évolution de la pensée humaine, il y a une différence fondamentale entre le positivisme comtien et le paradigme proposé par Citot.
Dans la loi des trois états de Comte, l’état métaphysique, qui correspond à l’âge philosophique d’une civilisation ou d’un individu, est un état de transition entre la fiction de l’état théologique et la certitude de l’état scientifique. Seul ce dernier état produit des certitudes, alors que les deux premiers sont improductifs et leur rôle se limite à préparer le terrain pour les étapes successives. La vision positiviste comtienne est à la base de l’idée de progrès et finit par attribuer un caractère régressif à la religion et à la philosophie par rapport à la science.
Le modèle de Citot, au contraire, montre que la philosophie ne cesse pas d’exister même si elle n’est pas toujours souveraine en matière de recherche de la vérité. Évidemment, car « on ne philosophe pas de la même façon quand la vie intellectuelle est dominée par des religieux, prise en main par des philosophes ou polarisée par des savants » (p. 21). En revanche, la science ne représente pas le dernier moment de la civilisation, au contraire, elle peut elle-même subir le même sort que la religion et la philosophie et passer au second plan. À ce propos, les exemples de la Chine, et de la pensée grecque montrent que l’évolution de la pensée procède par sauts et rebonds plutôt que de façon linéaire : la pensée chinoise a une histoire plurimillénaire qui ne disparaît à aucun moment, mais se caractérise pour la succession de trois cycles de durée millénaire (p. 350) ; la pensée grecque, au contraire, disparaît et engendre les pensées romaine et puis européenne.
Finalement, si Citot, comme Comte, ne résiste pas à la tentation de structurer sa réflexion sur la base d’une triade de type hégélien, il faut rendre le mérite à son ouvrage d’avoir donné une dignité à toute forme de pensée sans s’enfermer dans une conception positiviste qui offre une vision des moments religieux et philosophique biaisée par les verres déformants de l’idée de progrès.
L’Histoire mondiale de la philosophie de Citot s’adresse à tout type lecteur, du spécialiste qui peut situer ses connaissances et ses recherches dans des contextes plus larges, à l’amateur, qui peut aussi profiter des bibliographies à la fin de chaque chapitre pour approfondir ses connaissances. Il s’agit d’un ouvrage qui peut aussi apporter sa contribution à la question des origines de la philosophie, même si la narration n’est pas chronologique, mais laisse entrevoir quelques résidus euro-centriques. Notamment, dans l’ordre de présentation qui de la Grèce arrive au Japon en passant par les civilisations romaine, islamique, russe, européenne, indienne, et chinoise. Dans cet ordre, la civilisation chinoise n’est placée qu’après les civilisations occidentales, peut-être parce que Citot a voulu commencer son Histoire mondiale à partir de ce qui est plus proche du lecteur français et européen.
En conclusion, il s’agit d’un ouvrage écrit et présenté avec honnêteté, puisque son auteur est bien conscient des limites qui peuvent caractériser un tel travail en termes d’exhaustivité et de profondeur. Le résultat est une histoire comparée qui se veut informative et pédagogique et pour l’être ne renonce pas au risque de l’ethnocentrisme surtout lorsque l’auteur fait recours à la comparaison entre un philosophe oriental et un philosophe occidental, même si ce dernier est né après. À titre d’exemple : le philosophe indien Kautilya (c. 360- c. 275) « rédige un Artha-shâstra dont l’esprit positif et le réalisme politique dénué de considération morale lui valent d’être comparé au Prince de Machiavel » (p. 311) ; le penseur chinois Wang Chong (27-c. 100) est présenté comme un esprit libre et sceptique qui « conspue l’orthodoxie, le traditionalisme et les superstitions de son temps – ce qui lui vaut d’être comparé au Grec Lucien de Samosate (p. 372). On peut faire cette concession à l’auteur, justifiée par le souci de rendre compréhensible la doctrine d’un penseur qui appartient à d’autres schémas de pensée, mais nous invitons le lecteur à ne pas chercher à tout prix des similitudes et des symétries entre des pensées qui restent éloignées dans le temps et dans l’espace.
par , le 27 octobre 2022
Publications de l’UNESCO
– Existe-t-il une philosophie latino-américaine ?, publication des actes de la Troisième journée de la philosophie à l’UNESCO [2004], Paris, 2006.
– Manuel de philosophie : une perspective Sud-Sud, publié sous la direction de P. Chanthalangsy et J. Crowley, UNESCO, 2014, .
Philosophie africaine
– Sévérine Kodjo-Grandvaux, Philosophies africaines, Éditions Présence Africaine, Paris, 2013.
– Hubert Mono-Ndjana, Histoire de la philosophie africaine, Éditions L’Harmattan, Paris, 2009.
Philosophie de l’Amérique Latine
– André Vidicaire, « La philosophie latino-américaine : un procès territorial », Horizons philosophiques, 2(1), p. 77-90
Autres
– Marietta Stepanyants, « Repenser l’histoire de la philosophie », Diogène, 223 (2008), p. 75 90.
Alfio Nazareno Rizzo, « La ronde des philosophes », La Vie des idées , 27 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Citot-Histoire-mondiale-de-la-philosophie
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[1] En rapport au problème posé dans l’introduction de cette recension, ces mots sur la philosophie chinoise ne devraient pas laisser de doutes sur les origines de la philosophie : « Partout la philosophie naît d’une recomposition culturelle et d’une importation d’idées étrangères. Sauf en Chine. […] Aussi loin que l’on remonte dans l’Antiquité, on ne trouve d’origine que chinoise à la philosophie chinoise » (p. 349).