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Recension Philosophie

La paix sous toutes ses formes

À propos de : Jean-Baptiste Le Bohec, Norberto Bobbio et la question internationale, Presses Universitaires de Rennes


par Frédéric Ramel , le 28 septembre 2016


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Pour Norberto Bobbio les relations internationales ne doivent plus se comprendre exclusivement comme des rapports de force. La « paix juste » à laquelle il appelle suppose la construction d’un État fédéral mondial. Mais comment penser un tel contrat entre les nations ?

Recensé : Jean-Baptiste Le Bohec, Norberto Bobbio et la question internationale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, 404 p., 22€.

Je suis revenu plusieurs fois sur ce thème [de la scission entre pouvoir et légitimité] dans mes écrits sur la question internationale, où le problème de la paix et celui de la démocratie se relient l’un à l’autre. [1]

Par ces mots, Norberto Bobbio (1909-2004) enchâsse l’étude des relations internationales dans celle du régime politique. Le lien qu’il établit entre affaires du dedans et du dehors n’a rien d’évident pour une philosophie du politique souvent embarrassée par cette question des relations internationales. La recherche de la vie bonne, dans ces affaires du dedans, a pour contrepartie une âpre reconnaissance : celle de la nécessaire survie qui présiderait aux « affaires du dehors ».

C’est Platon ou Aristote qui en déduisent une primauté, celle de l’autarcie. C’est Rousseau qui brûle plusieurs manuscrits censés donner corps à la seconde partie du Contrat social, qui devait être consacrée aux relations extérieures des républiques. Pourtant, les philosophies des relations internationales ne se résument pas à un post-scriptum ou une note de renvoi. Tout penseur du politique, à un moment ou à un autre, se doit d’incorporer cette dimension dans sa propre réflexion.

Issu d’une thèse soutenue à l’Université de Rennes 1 en 2013, l’ouvrage de Jean-Baptiste Le Bohec – agrégé de philosophie et professeur au lycée François Ier de Fontainebleau – approfondit la réflexion menée par Bobbio.

Universitaire italien dont l’itinéraire personnel épouse étroitement l’histoire politique du siècle, puisqu’il fut un antifasciste et un militant de gauche impliqué dans la résistance au cours de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci consacra la majeure partie de son travail à la philosophie du droit, au fonctionnement des démocraties modernes ainsi qu’aux idéologies socialiste, libérale et communiste qui structuraient les débats publics de son temps. Le lecteur français avait pu constater à quel point le raisonnement de Bobbio prend pleinement en compte l’international avec la parution en 2002 de son livre L’État et la démocratie internationale. Toute l’ambition du présent ouvrage consiste à mettre en relief de manière systématique les fondements ainsi que les grandes thématiques du raisonnement déployé par le penseur italien en la matière.

Vers la paix mondiale

Contrairement aux exercices parfois rigides qu’impose ce genre de travail universitaire, l’auteur ne défend pas l’idée d’une cohérence générale de la pensée de Bobbio. D’ailleurs, Bobbio est moins un philosophe systématique qu’un penseur ayant pour ambition d’approfondir les leçons des classiques au détour d’enjeux et de faits d’actualité. Sa réflexion se développe par sédimentations successives tout en évitant de se référer aux théoriciens contemporains des relations internationales, tels que Raymond Aron, Hans Morgenthau ou bien les représentants de l’École anglaise comme Hedley Bull et Martin Wight. Néanmoins, une interprétation est clairement défendue. Bobbio prône la construction d’une « paix juste » à l’échelle mondiale (p. 17). Comme ses prédécesseurs, il définit la question internationale à partir de la guerre et de ses possibles dépassements. Sa ligne se veut médiane, à mi-distance d’un Hobbes (dont il est un grand admirateur), qui voit dans l’état de nature une configuration anarchique irrémédiable entre États, mais aussi d’un Kant, dont la philosophie de l’histoire à caractère providentiel se révèle de plus en plus fragile : il devient difficile de croire que la ruse de l’histoire réalisera la paix à partir des expériences traumatisantes de la guerre. Bobbio reconnaît bien que le système international est composé d’une pluralité de « centres de pouvoirs » alliés ou opposés dans un environnement anarchique. Mais il considère que ce même système est en proie à une transformation progressive sous l’effet du droit et de la démocratie.

J.-B. Le Bohec examine cette réflexion dans les cinq parties qui composent l’ouvrage : « Critique du marxisme », « Philosophie des relations internationales », « Philosophie de l’histoire », « Les fins de l’histoire », « Le droit et la démocratie internationale ». Toutefois, il est possible de synthétiser la compréhension du raisonnement de Bobbio en se focalisant sur trois éléments majeurs : sa double critique du marxisme et du réalisme, son rapport à Kant, et sa conception de la paix comme liberté.

Primo, en explorant les causes de la guerre, le penseur italien procède à une double critique. D’une part, il met en avant les faiblesses du marxisme qui, avec la théorie léniniste de l’impérialisme, explique les guerres en fonction de la lutte des classes. Confondre guerre et impérialisme résulte d’un réductionnisme économique qui prétend expliquer la domination à partir des modes de production. Or, ce réductionnisme pêche par aveuglement puisqu’il ne prend pas en considération des guerres antérieures à l’ère capitaliste, qui ne relèvent pas de l’impérialisme, et qu’il ignore des formes d’impérialismes qui ne mènent pas forcément à la guerre (p. 78). D’autre part, Bobbio prend ses distances par rapport aux logiques réalistes qui privilégient l’équilibre des puissances, et, dans le contexte de la nucléarisation, un éventuel « équilibre de la terreur » (p. 102). L’existence du monde apparaît comme plus précaire. Loin d’apaiser les relations interétatiques, voire de fonctionner comme un autobloquant qui freinerait l’usage de la force par des pratiques de dissuasion, l’arme atomique accentue l’état de nature conçu par Hobbes comme un état de guerre (p. 105).

Secundo, Bobbio constate que les différentes philosophies de l’histoire (chrétienne, libérale et marxiste) sont en proie à une vaste crise. Ayant pour finalité de penser le mal, et notamment de résoudre le problème de la guerre, elles se révèlent de moins en moins aptes à offrir des perspectives qui permettraient de transformer la réalité internationale. C’est ici que se logent à la fois le rapprochement et la distanciation avec Kant. Celui-ci élabore un pacifisme passif : la paix se réalise indépendamment de la volonté humaine puisqu’elle est issue, paradoxalement, de la guerre. Bobbio considère que les expériences du XXe siècle nécessitent l’apparition d’un pacifisme actif.

Les deux Guerres mondiales ont eu pour conséquence de « faire échouer la tentative de donner un sens à la guerre dans l’histoire » (p. 217). Dans cette perspective, l’Histoire n’est pas providentielle. En d’autres termes, Bobbio en appelle à une libération des fausses croyances dans lesquelles les philosophies de l’histoire ont bercé nos consciences. Une telle posture éthique renvoie à un pacifisme qui n’est plus optimiste comme chez Kant mais foncièrement pessimiste. Il s’enracine dans un « catastrophisme rationnel » (p. 354) issu de l’apparition d’une arme sans précédent : les bombes A et H.

Pour un État fédéral mondial

Tertio, Bobbio identifie les propriétés de cette forme de pacifisme qui entend repousser deux types de paix, celle par l’équilibre (déjà dénoncée plus haut) et celle par l’empire. Source de domination, la paix par l’empire fait fi du développement de la liberté, de la démocratie et des droits individuels. Des éléments plaident en faveur d’une universalisation des droits humains et de la démocratie, à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme (p. 290). Mais Bobbio en appelle également à la constitution d’un État mondial fédéral. Celle-ci repose tout d’abord sur l’extension du principe de publicité. Les appels à la transparence, tant dans le débat que dans les pratiques gouvernementales, s’apparentent au socle fondamental sur lequel vient s’édifier un ordre mondial. Espace de secret qui résisterait au dialogue et à la délibération, les relations internationales semblent intrinsèquement associées au « pouvoir invisible » que ne cesse de dénoncer Bobbio dans les affaires du dedans (p. 305 et s.).

Ce fédéralisme repose ensuite sur la mise en place d’un projet de paix comprenant une condition négative (que les États ne se désignent pas réciproquement comme ennemis), et trois conditions positives (pacte de non-agression, pacte en vue d’établir les règles générales de résolution pacifique des conflits, pacte de création d’un tiers). La dernière de ces conditions relève finalement d’un nouveau contrat social. Les États acceptent de transférer au profit d’un tiers leurs propres prérogatives souveraines. Bobbio considère que ce contrat pourra s’effectuer de manière progressive allant du médiateur à l’arbitre, puis au juge et enfin au Tiers qui a le pouvoir « de contraindre par la force à l’exécution de la décision » (p. 356). Jusqu’à présent, les Nations Unies n’ont réalisé que partiellement ce mouvement en faveur de la constitution d’un nouveau Tiers. J.-B. Le Bohec insiste sur l’influence de l’itinéraire militant de Bobbio dans cette adhésion au fédéralisme. À l’époque de son engagement antifasciste, Bobbio a largement été exposé aux idées fédérales visant à associer catholiques, communistes, intellectuels aux échelons tant local, que national et international.

Le lecteur sort incontestablement enrichi de cet ouvrage. Par exemple, l’analyse de la correspondance entre Bobbio et Carl Schmitt, de 1948 à 1980, éclaire particulièrement bien la conception du politique de l’Italien, insistant sur son caractère agonistique et sur l’exercice légitime du pouvoir coercitif, y compris à l’échelle mondiale – ce à quoi Schmitt, hostile à l’idée d’État mondial (p. 110 et s.), s’oppose. Plusieurs développements conservent une indéniable résonance avec les enjeux contemporains. C’est notamment le cas de sa définition de la guerre, qui oppose tout « groupe organisé » et non pas, de manière restrictive, uniquement des États (p. 65-66), de son appel à une éthique du dialogue (p. 132 et s.) ou encore de la qualification de la Guerre du Golfe de 1991 comme guerre juste, dans la mesure où elle répond à une agression (p. 227 et s.).

Mais un aspect majeur tient à l’identification de Bobbio comme « continuateur » hobbesien. Leo Strauss soulignait dans son Droit naturel et histoire (un ouvrage que ne cite pas J.-B. Le Bohec), que l’idée d’un super-Léviathan au-dessus des États est bien latente dans le raisonnement de Hobbes. Celui-ci n’étend pas sa propre logique contractualiste à l’échelle interétatique, alors qu’elle se révèle cohérente et rationnelle. Bobbio le fait. Certes, une opposition majeure surgit quant à la nature du régime politique. Quoique sa conception individualiste des droits le rattache au libéralisme, Hobbes fut un fervent monarchiste. Bobbio fut un ardent démocrate, insistant sur la consubstantialité entre paix, démocratie et état de droit.

Toutefois, certains des idées défendues par Bobbio méritent discussion. Le penseur italien considère que le système international est pris entre une tendance décentralisatrice, mue par la logique de puissance, et une tendance centripète, via la constitution des Nations Unies. Celles-ci demeureraient bien en deçà de leur promesse initiale, à savoir l’éradication des guerres interétatiques (p. 349). L’analyse présente un raccourci car l’ONU, bon an mal an, produit une forme de régulation des conduites étatiques sur le plan stratégique. Certes, l’élargissement de ses missions aux nouvelles conflictualités génère une fragilisation de son action car elle ne fut pas conçue pour cette finalité à son origine. Mais la paix par le droit dont elle est l’un des instruments a bel et bien été promue grâce à elle. L’analyse de Bobbio est également incomplète. S’il reconnaît que la troisième condition positive, à savoir l’émergence d’un Tiers, n’est pas encore avérée, il ne propose pas un mécanisme concret pour parvenir à cet objectif. Le contractualisme qui irrigue en partie sa pensée gagnerait à être approfondi : quels seront les détenteurs du pouvoir constituant ? le contrat impliquera-t-il les sociétés ? quelle architecture institutionnelle fédérale sera privilégiée une fois le Tiers constitué ?

Ici, J.-B. Le Bohec contribue indéniablement à mettre en lumière une dimension sous-investie de Bobbio.

Néanmoins, les spécialistes des relations internationales pourront trouver certains propos caricaturaux. L’équilibre de la terreur est ainsi érigé en dogme du réalisme (p. 22), alors qu’un Morgenthau ne s’y reconnaîtrait pas vraiment. De même, l’auteur oppose les partisans de la raison d’État (auxquels Machiavel est adjoint, qui relève d’une tradition différente) et ceux du primat du droit international (p. 349), alors que les clivages sont plus divers. La justification des trois premiers chapitres ne portant pas de manière directe sur les relations internationales aurait pu être formulée plus tôt (p. 377).

Il est également regrettable que J.-B. Le Bohec ne précise pas de manière systématique les différents contextes dans lesquels Bobbio élabore sa réflexion. L’auteur ne se réclamant pas de l’École de Cambridge ou d’une lecture skinnerienne des textes qui privilégierait une histoire des idées, l’intentionnalité particulière ou bien la transformation des conventions linguistiques existantes ne constituent pas un point d’entrée dans son travail. Or, par exemple, écrire sur l’équilibre de la terreur en 1984 ne présente pas le même sens qu’à la charnière des années 1950 et 1960. Enfin, l’idée de paix juste à laquelle aboutit la théorie bobbienne des relations internationales n’est pas articulée avec des débats plus récents sur cette notion. Dès lors, on peut se demander en quoi l’analyse de Bobbio est originale in situ. Ces éléments n’enlèvent bien sûr en rien à la qualité de cet ouvrage, qui contribue à hisser la philosophie politique au niveau des relations internationales sans la cantonner aux affaires intérieures.

par Frédéric Ramel, le 28 septembre 2016

Pour citer cet article :

Frédéric Ramel, « La paix sous toutes ses formes », La Vie des idées , 28 septembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-paix-sous-toutes-ses-formes

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Notes

[1«  Un bilancio  », De senectute e altri scritti autobiografici (Nota ai testi e nota biografica a cura di Pietro Polito), Torino, Einaudi, 1996, p. 172.

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