À observer le Chicago d’aujourd’hui – une ville embourbée dans un programme d’austérité draconienne, faisant face à un déficit budgétaire de 700 millions d’euros, une ville où le nombre d’homicides est le double de celui de New York et de Los Angeles, une ville où le conseil scolaire a récemment voté la fermeture de dix écoles en échec et en a restructuré sept autres – on a peine à imaginer que la ville était couramment appelée « la ville qui fonctionne » (« the city that works »). En fait, cette appellation, qui fut utilisée pour la première fois dans un article de Newsweek en 1971 faisant l’éloge du maire Richard J. Daley, dont l’habileté lui permettait de mettre en place une infrastructure efficace pour les affaires comme pour la vie courante à un moment où d’autres villes coulaient, signifiait deux choses – que Chicago était une ville où les habitants travaillaient dur et que le maire avait à cœur de la rendre fonctionnelle pour eux. « [I]l est incontestable, écrivait-on dans Newsweek, que Chicago est la plus belle des exceptions – l’une des grandes villes américaines qui fonctionne véritablement » [1]. L’expression commença à apparaître dans les journaux de Chicago en 1972, puis dans le Washington Post et le New York Times en 1974 et 1975. Chicago collait si parfaitement à cette appellation qu’au moment où Richard Daley, son maire adoré et toujours en fonction, décéda d’une crise cardiaque en 1976, l’expression figurait en première ligne des chroniques mortuaires de tous les journaux du pays.
Et pourtant ce surnom n’était pas simplement le résultat d’une brillante campagne de relation publique. Chicago devint « la ville qui fonctionne » en partie parce qu’au moment où d’autres villes se débâtaient contre des infrastructures en déliquescence et des services dysfonctionnels, au beau milieu d’une crise financière généralisée, la ville avait déjà réussi, bien souvent grâce à des fonds fédéraux, à améliorer ses infrastructures municipales et de transport. Au début des années 1970, alors que New York voyait son système fiscal s’effondrer, la skyline de Chicago se dotait de nouveaux gratte-ciel majestueux – symboles du pouvoir capitaliste façonné par les noms de Jon Hancock, Sears et Chase ; ses places financières généraient plus de 200 milliards de dollars de transactions par an. Alors même que son voisin du Midwest, Detroit, chancelait sous les conséquences des émeutes de 1967, lesquelles allaient plomber pour les décennies à venir l’image de la ville aux yeux des investisseurs et des classes moyennes, Chicago avançait à grands pas vers l’ère globale, à peine touchée par la violente colère des Noirs et le sentiment de déclin urbain qui touchaient la plupart des centres urbains américains de l’époque. Cela ne veut pas dire pour autant que la Ville des Vents (The Windy City) n’eut pas son propre épisode d’agitation sociale à la fin des années 1960. Rien qu’en 1968, le maire donna l’ordre à la police de Chicago de « tirer pour tuer » sur les émeutiers des ghettos noirs, puis de mener une attaque sanglante, sans pitié et sans aucune discrimination, contre les étudiants qui protestaient lors de la Convention Nationale Démocrate.
C’était aussi, bien sûr, l’époque des « mauvais jours », avec ses scandales financiers récurrents, ses classes ouvrières afro-américaines et latinos qui descendaient dans les rues pour exiger ce qui leur revenait, la répression politique intense orchestrée par l’État qui impliquait surveillances secrètes, infiltrations et même assassinats politiques. Afin de mesurer l’ampleur de la situation, nul besoin d’aller chercher plus loin que l’histoire de Fred Hampton, le leader charismatique des Black Panthers, qui fut exécuté d’une balle dans la tête lors d’un raid de la police de Chicago en 1969, au petit matin, alors qu’il était encore au lit. Les experts en balistique qui étudièrent la scène du crime découvrirent que seule l’une des cent balles tirées dans l’appartement provenait de l’arme d’un Black Panther. L’idée que la police ait tiré par mesure de légitime défense était risible. Elle s’était rendue ce matin-là aux quartiers généraux des Black Panthers précisément parce que Fred Hampton travaillait à deux projets qui faisaient de lui l’homme le plus dangereux de Chicago aux yeux de la Machine Daley : le projet d’une « coalition arc-en-ciel » qui rassemblait les noirs, les latinos et les blancs pauvres autour de l’idée de justice sociale, et l’alliance des gangs noirs les plus craints de la ville en un puissant bloc politique.
Mais en se retournant sur cette époque aujourd’hui, il est difficile de ne pas être nostalgique. En dépit du fait que Chicago était l’une des villes les plus ségrégées et qu’un important pourcentage de sa population noire vivait entassé dans des lotissements en béton coupés du reste de la ville, le futur semblait alors plus prometteur qu’aujourd’hui. S’il était typique de l’époque que les autorités puissent supprimer Fred Hampton en toute impunité, il n’était pas moins typique qu’un leader comme Fred Hampton puisse, avant toute chose, faire partie de la scène politique. Et le projet qu’il avait lancé ne mourut pas avec lui. Dès 1983, les Afro-américains, les Latinos et les Blancs progressistes, s’étaient finalement ligués pour élire le premier maire noir de Chicago, Harold Washington – un réformiste qui promettait de redistribuer les richesses et le pouvoir jusqu’au bas de l’échelle, et qui aurait très bien pu parvenir à ses fins s’il n’était pas mort d’une crise cardiaque au début de son second mandat. C’était après tout le Chicago où un jeune Barack Obama put trouver « l’audace d’espérer ».
Et de fait, aussi mornes que les choses aient pu parfois paraître aux yeux du jeune Barack, alors qu’il tentait d’organiser les locataires de l’un des ghettos de lotissements les plus pauvres du sud de la ville (South Side), au début des années 1990, l’investissement de la ville en faveur de la nouvelle économie du tourisme semblait avoir des retombées économiques positives. Selon une étude, les dépenses liées au tourisme firent augmenter les recettes provenant des taxes de vente de 54 millions de dollars en 1989 et de 145 millions en 1999. De plus, à partir de 2007 les touristes nationaux et internationaux venus à Chicago dépensaient plus de 11 milliards de dollars par an, une somme qui représenta cette année là plus de 217 millions de dollars de recettes fiscales locales et généra 130 000 emplois [2]. Cet apport de capitaux permit de contrebalancer la perte d’environ 100 000 emplois dans le secteur manufacturier entre 1986 et 2000, et une grande partie de ces nouveaux postes bénéficia aux membres des classes ouvrières des communautés noires et latino, qui furent les plus touchées par les conséquences de la désindustrialisation [3]. Tandis que Chicago entrait dans les premières années du 21e siècle, son marché immobilier était en plein essor, le nombre de diplômés du lycée augmentait, le nombre d’homicides diminuait et les déficits budgétaires de la ville restaient limités. Comment expliquer que les choses se soient dégradées aussi vite ?
L’audace d’espérer ?
Il serait bien pratique d’attribuer les problèmes que rencontre aujourd’hui Chicago à la crise financière qui a paralysé le monde entier en 2008, mais cette analyse serait erronée. L’éclatement de la bulle financière a eu des conséquences bien plus dramatiques pour Chicago. Des choses assez troublantes se passent à Chicago et distinguent nettement cette ville de ces pairs à l’échelle globale. Les problèmes budgétaires, très graves en comparaison avec ceux que connaissent la plupart des autres grands centres urbains, sont pourtant loin d’être exceptionnels. Ce qui distingue vraiment la ville de ses pairs, c’est l’intensité de la souffrance et du désespoir qui règnent dans les rues des quartiers ouvriers noirs et latinos, une situation qui touche les jeunes de ces quartiers plus directement encore. Si l’on devait créer un « indice de la pauvreté des jeunes » mesurant l’effet combiné des tactiques brutales de recrutement des gangs, des fusillades en voitures, des taux incroyablement élevés d’échec scolaire et de chômage chez les jeunes, ainsi que du malaise psychologique lié à l’absence d’espoir en un avenir meilleur, Chicago serait sans aucun doute placé largement au-dessus des autres villes américaines aux ressources économiques comparables. En effet, si Chicago se situe en général dans les dix premières places pour la plupart des indices mesurant la puissance économique globale des centres urbains, les indices d’inégalité, de racisme et de détresse générale sont ceux des villes américaines de deuxième et troisième rangs [4]. Telle était la conclusion de l’universitaire Janet Abu-Lughod dans son analyse comparative de New York, Chicago et Los Angeles, publiée il y a dix ans, lorsqu’elle écrivait : « ni New York, ni Los Angeles ne possèdent le même degré de clivage que Chicago, opposant le centre ville aux quartiers en cols “blancs” dotés d’un pouvoir politique fort. » [5] Mais c’était également une opinion que partageaient fréquemment les habitants de la ville, y compris à l’époque où l’avenir semblait si prometteur. Lors de la campagne des primaires du représentant Bobby Rush aux élections municipales de 1999, qui se termina par son échec cuisant face à Daley avec un score de 73 contre 27, l’ancien Black Panther avait tenté d’attiser la fureur des Noirs et des progressistes en avançant l’idée qu’il existait en fait « deux Chicago ». « Le premier Chicago se remarque à ses pots de fleurs, ses grandes roues, ses emplois décents et ses quartiers où la police respecte les citoyens », avait affirmé Rush en faisant référence au vaste programme de Daley dont le but était d’embellir les lieux touristiques et de rénover, grâce à 250 millions de dollars, l’espace de loisirs et de détente doté d’une grande roue de 46 mètres de haut situé au bord du lac sur Navy Pier. « Le second Chicago est encore sinistré par le manque de travail, la pauvreté des écoles et une police qui reste moins tolérante vis-à-vis des jeunes qui ne s’habillent et ne parlent pas comme eux. » [6]
Lorsque les chiffres du recensement de 2000 ont été rendus publics, personne n’a plus pu contester la véracité des affirmations de Rush. Selon ces données, Chicago avait réussi à conserver ses classes moyennes pendant les années 1990 ; le revenu moyen des foyers avait augmenté pour atteindre le double de la moyenne nationale ; et de manière générale la pauvreté avait décliné modestement – des indices qui semblaient conforter l’image triomphante de Chicago comme ville globale de premier rang et comme destination touristique, occupant le haut du classement avec des villes comme New York, Los Angeles, San Francisco et Boston. Cependant les chiffres correspondant au « second Chicago » offraient une vision bien différente des choses. En tenant compte des informations que livrait le recensement sur le Chicago noir et sa saisissante disparité avec le Chicago blanc, les statistiques rapprochaient la ville des centres urbains les plus en difficultés – Baltimore, Newark, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans et Détroit. Lorsque le revenu moyen d’un foyer blanc ou latino à Chicago était respectivement de 49 000 et de 37 000 dollars, il n’était que de 29 000 dollars pour les noirs ; seuls 13 % des adultes noirs étaient détenteurs d’un diplôme de premier cycle, comparé à 42 % chez les blancs [7]. Ces disparités expliquent pourquoi Chicago se plaçait tout juste devant la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, mais largement derrière Baltimore (54,4 %) et Newark (54,2 %), avec seulement 50,2 % d’hommes noirs de plus de seize ans pourvus d’emplois. Qui plus est, Chicago surpassait tous les autres centres métropolitains d’importance par un pourcentage élevé de résidents noirs n’ayant pas accès au téléphone (7,2 %), Détroit étant classé second assez loin derrière. Mais le plus parlant est sans doute le fait que les Afro-américains ne constituent que 19 % de l’ensemble de la population de la région métropolitaine de Chicago, alors qu’ils représentent 43 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté ; ces chiffres placent la ville bien au-dessus des quinze autres grands centres urbains, Saint-Louis excepté [8].
Ces données permettent de comprendre pourquoi Chicago est quasiment à égalité avec des villes de deuxième ou troisième rangs au regard de l’indice le plus révélateur de la détresse des jeunes : le nombre de meurtres. Le nombre total d’homicides fait indiscutablement de Chicago la capitale américaine du crime. Alors que d’un point de vue strictement statistique, il reste très improbable qu’une ville globale à son image, comptant une population de quelques 3 millions d’habitants, enregistre un taux d’homicides semblable à celui de petites villes comme Baltimore, la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis (historiquement les petites villes dont les populations sont composées de minorités nombreuses ont de loin les taux d’homicide les plus élevés), la Ville des Vents paraît prendre le chemin d’une telle anomalie statistique. Dans les trois premiers mois de 2012, les homicides à Chicago ont augmenté de 60 % par rapport à la même période l’an dernier. À ce rythme, le taux d’homicides de Chicago pourrait atteindre 25 pour 100 000 résidents, ce qui est encore bien inférieur aux taux de Baltimore (35), la Nouvelle Orléans (50), et Saint-Louis (40), mais plus de cinq fois supérieur au taux attendu pour New York [9]. Et, de fait, à l’exception de Philadelphie, une ville qui ne compte que la moitié environ de la population de Chicago et une part infime de ses ressources économiques, Chicago reste la ville où le plus grand nombre de gens, et tout particulièrement de jeunes, meurent dans les rues à la suite d’homicides. À Chicago, plus de 530 personnes de moins de 21 ans ont été tuées depuis 2008. De plus, presque 80 % des homicides sur des jeunes ont eu lieu dans un ensemble de 22 communautés noires ou latinos des quartiers sud, sud-ouest et ouest de la ville – en dépit du fait que seul un tiers de la population de la ville habite dans ces quartiers.
Ce que les activistes et les résidents de ces communautés ne savent que trop bien, c’est que les problèmes de violence de la jeunesse de Chicago sont, dans une certaine mesure, la conséquence d’une perte quasi absolue d’espoir chez beaucoup de jeunes de la dernière génération. Wiley Rogers, activiste communautaire de longue date et ancien agent des services sociaux, expliquait récemment aux journalistes du Chicago Reporter que « jusqu’à présent, toutes les générations de ces communautés ont été portées par les promesses et l’espoir de l’avenir […]. Les gosses d’aujourd’hui n’ont plus cet espoir. Ce qui compte pour eux, c’est le quotidien. Cela conduit à un fatalisme sinistre, où la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. » [10] Le Président Obama a montré qu’il partageait une vision similaire des choses. Alors qu’il commentait le désastre humain qui a frappé la Nouvelle Orléans après l’Ouragan Katrina en 2005, Obama a parlé d’« une absence d’espoir qui contamine trop de communautés à travers le pays ». Si ce genre de propos reste relativement timoré dans un pays qui dénie la persistance de ses problèmes raciaux, il devient dangereux, et au final inefficace, s’il n’est pas accompagné d’une analyse structurelle des raisons qui ont provoqué cette « absence d’espoir ». Si l’on ne réfléchit pas à la manière dont ces jeunes Afro-américains et Latinos issus des classes ouvrières ont pu être privés d’espoir, un pareil raisonnement aboutit inéluctablement à des idées éculées sur les dysfonctionnements moraux et culturels de la culture du ghetto. Dans ce même discours au cours duquel Obama évoquait l’« absence d’espoir », il convoqua une litanie de stéréotypes stigmatisant les pathologies de la culture noire du ghetto – des parents noirs qui laissent leurs enfants regarder la télévision au lieu de faire leurs devoirs, un imaginaire « Cousin Pookie » qui refuse de « quitter le canapé », des femmes noires qui feraient mieux de « retirer [leurs] pantoufles », et des pères noirs qui « n’endossent pas leur rôle de père » [11]. Dans ce type de discours, on retrouve l’idée implicite selon laquelle les pauvres Afro-américains pourraient améliorer leur situation s’ils changeaient d’attitude. Se trouvent ainsi exclus tous les facteurs structurels qui rendent ces changements plus qu’improbables.
De l’espoir à vendre
Lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi l’espoir est devenu une denrée si rare parmi les classes ouvrières de Chicago, on se trouve confronté à la question difficile de savoir par où commencer. Comme certains historiens, tel Thomas Sugrue, l’ont montré, il faut remonter aux années 1940 pour trouver les racines de la « crise urbaine » qui a touché les vieilles villes industrielles du Midwest – Détroit, Gary et, dans une certaine mesure, Chicago [12]. À mesure que les Afro-américains entamaient leur migration vers le nord à la recherche des salaires plus élevés qu’offrait l’industrie de guerre, la base de la classe ouvrière blanche commença à se mobiliser pour les exclure de leurs quartiers. À la fin des années 1940 et 1950, des rassemblements de blancs en colère envahirent les rues – des foules parfois composées de plusieurs milliers de personnes – et exprimèrent leur colère à l’encontre des familles noires qui tentaient de franchir la barrière raciale. Bien évidemment, les politiciens élus, au sein des quartiers comme au bureau du maire, se firent entendre.
Il y eut quelques libéraux ici et là qui élevèrent la voix contre l’apartheid qui était en train de se créer : la Chicago Housing Authority dirigée par Elizabeth Wood, par exemple, tenta d’utiliser des projets de logements publics intégrés comme instruments de déségrégation des quartiers blancs dans les années 1950, tandis que Martin Luther King transformait Chicago en terrain de bataille de la lutte pour les droits civiques, et plus particulièrement de la lutte contre la ségrégation spécifique du nord du pays. Au final, ces événements ne furent que de simples remous au cours d’un processus d’hyper ghettoïsation. Les libéraux ne faisaient pas le poids face au monde capitaliste du centre-ville qui fit bloc pour protéger le quartier des affaires contre la contamination du ghetto. Même les institutions prétendument progressistes participèrent à cet effort. Comme le démontre Arnold Hirsch dans son ouvrage exemplaire et bien nommé Making the Second Ghetto (« La Fabrication du second ghetto »), l’illustre Université de Chicago mit rapidement en place un plan qui déplaça des milliers d’ouvriers afro-américains et consolida les murs du ghetto[Arnold R. Hirsch, Making the Second Ghetto : Race and Housing in Chicago, 1940-1960, Chicago, University of Chicago Press, 1998.]]. De fait, la plupart des améliorations réalisées autour du quartier central du « Loop » dans les années 1950 et 1960 – le développement d’un nouveau campus pour l’Université de l’Illinois, la construction de nombreux lotissements pour les classes moyennes, l’expansion de l’infrastructure autoroutière de la ville et, bien sûr, la construction d’énormes lotissements investis par les Noirs dans les ghettos préexistants – avaient pour but de renforcer l’organisation raciale de la ville. Commentant l’emplacement de l’autoroute Dan Ryan à quatorze voies (Dan Ryan Expressway) qui matérialise la séparation entre le quartier entièrement blanc de Bridgeport, d’où le maire Richard Daley est originaire, et les familles noires pauvres des lotissements des Robert Taylor Homes, les journalistes Adam Cohen et Elizabeth Taylor faisaient remarquer que : « c’était l’obstacle le plus efficace, si on excepte la construction d’un véritable mur, que la ville aurait tout aussi bien pu construire afin de séparer les quartiers sud (South Side) de la Ceinture Noire (Black Belt). » [13]
En regard de cette longue histoire de la ghettoïsation à Chicago, les jeunes Afro-américains qui meurent aujourd’hui dans l’épidémie de violence des gangs sont plutôt à classer dans la catégorie qu’Eric Klinenberg appelle « les meurtres par politique publique interposée » [14]. C’est une histoire assez bien connue, même si le fait de la connaître n’a que très peu freiné la tentation contemporaine des Américains de « culturaliser » le problème de la pauvreté des ghettos noirs, c’est-à-dire de l’expliquer par des causes culturelles, plutôt que structurelles et historiques [15]. En effet, les ghettos des centres-villes aux États-Unis sont devenus si fréquents que même les Afro-américains font mine d’ignorer que leur existence est la preuve de la force des discriminations raciales. Ainsi une enquête de 2007 réalisée par le Pew Research Center a révélé qu’une grande majorité d’Afro-américains (53%) « pensent que les Noirs qui n’ont pas réussi dans la vie sont pour la plupart responsables de leur situation personnelle ». Un tel résultat montre combien la pression de l’idéologie conservatrice noire de la réussite par l’effort personnel (self-help), développée au cours de la Révolution reaganienne, s’est fait une place dans le ghetto. Certes, elle a pu, au cours des dernières décennies, être associée, au sein de la sphère publique noire, à la lutte contre le racisme, mais comme l’a puissamment montré l’ère Obama, il est difficile de conserver une position anti-raciste dans un pays si profondément marqué par une vision du monde qui se veut indifférente à la couleur de peau (colorblind) [16]. De telles circonstances expliquent en partie pourquoi la communauté afro-américaine de Chicago est restée si docile face à un programme néolibéral agressif qui a vendu l’espoir de ses jeunes aux acheteurs capitalistes. Chose incroyable, l’homme qui est à l’origine de ce programme, le maire Richard Daley, a reçu 70 % du vote noir et 80 % du vote latino lors de sa dernière élection au poste de maire en 2007. Comment les Afro-américains en sont-ils venus à soutenir leur maire, Richard M. Daley, alors même que celui-ci était en train de les abandonner ? L’histoire est compliquée. Le fait que beaucoup de décisions politiques importantes ayant conduit la ville à sa situation actuelle aient été prises à l’insu des citoyens, y est pour beaucoup. Ceci est symptomatique du tournant néolibéral qui marque la gouvernance de l’Amérique urbaine depuis quelques décennies. Comme l’a montré Wendy Brown, la dernière décennie a fait l’expérience d’une « approche capitaliste de la gouvernance » qui a mis à mal la vie publique en diminuant la responsabilité des politiciens élus et en transformant les problèmes sociaux en problèmes privés [17]. En ville, où les politiques publiques ont été de plus en plus orientées vers la maximisation des profits issus du développement immobilier et de ce que l’on appelle « la nouvelle économie du tourisme », cette approche a conduit à une augmentation considérable des partenariats public-privé, ainsi qu’à des relations étroites entre responsables politiques et élites économiques. Certes, les décisions budgétaires et organisationnelles n’avaient pas été soumises à un vrai contrôle démocratique par le passé ; mais le mode autocratique de gouvernance néolibérale mis en place par Richard J. et Richard M. Daley à Chicago a considérablement aggravé les choses. Le meilleur exemple fut l’idée assez saugrenue de l’administration Daley de vendre toutes les places de stationnement ainsi que quatre immenses parkings du centre-ville appartenant à la ville, dont le très rentable parking de 9 100 places situé sous le Millenium Park, à des filiales du géant de Wall Street Morgan Stanley. Les citoyens ne furent pas tenus informés que ces négociations avaient lieu, pas plus que le conseil municipal, qui finit malgré tout par approuver rapidement les deux ventes (par 40 voix contre 5, et 38 contre 7), cédant ces biens publics au rabais. Selon les estimations les plus optimistes, la ville perdit environ un milliard de dollars pour la seule vente des places de stationnement. Mais il faut ajouter à cette somme le coût porté à l’économie locale du simple fait que les résidents de Chicago ont dû payer leur parking bien plus cher que par le passé. Et, pour aggraver le tout, les investisseurs privés qui prirent le contrôle des parkings municipaux sont maintenant en procès contre la ville de Chicago, à qui ils demandent des centaines de millions de dollars de dédommagement pour avoir prétendument rompu son engagement en autorisant le développement de parkings concurrents. Tout cela alors même que Rahm Emanuel, le maire actuel, s’emploie à licencier des enseignants, fermer des écoles, réduire les horaires des bibliothèques et refuser de financer des programmes comme CeaseFire (Cessez-le-Feu), qui avait pourtant remarquablement bien réussi à faire diminuer la violence dans certains des quartiers de la ville les plus touchés par la criminalité.
Aussi nuisibles qu’aient pu s’avérer les projets de privatisation de Chicago, leurs conséquences sont pourtant bien moins néfastes que le programme de financement Tax Increment Financing (TIF, ou « financement par la tranche d’impôt [supplémentaire] ») mis en place par la ville. Cette méthode d’investissement public labyrinthique joue sur l’anticipation des revenus fiscaux issus des projets de développement. Daley l’a utilisée pour créer un « budget fantôme » virtuel de plus de 500 millions de dollars – environ un sixième du budget total de la ville – afin de financer de grands projets de développement, de meilleures infrastructures et des actions d’embellissement pour la ville [18]. L’idée de base des programmes TIF, que les municipalités de tout le pays commencèrent à utiliser dans les années 1980 pour compenser les baisses vertigineuses d’aides fédérales au développement sous Reagan, était de créer un mécanisme qui canaliserait le capital et le redirigerait vers les quartiers déshérités et délabrés, dans lesquels aucun projet de développement ne peut être possible sans cet apport. Dans un programme TIF standard, les recettes de la taxe foncière qui dépassent un seuil fixe dans des zones géographiques déterminées sont allouées à un fond discrétionnaire spécifique destiné à l’usage de projets « publics ». L’idée est qu’en théorie, ces projets aideront les quartiers à se développer, ainsi qu’à générer des recettes fiscales supplémentaires qui réalimenteront le fonds du TIF et le feront peut-être même augmenter dans les années à venir. Et pourtant, le TIF de Chicago posa vite problème comme tant d’autres approches politiques prétendument progressistes qui y virent le jour au cours des décennies qui suivirent la guerre : la mairie récupéra l’argent et s’éloigna des objectifs progressistes auxquels il était destiné, et cela à l’insu de tous. À l’inverse des projets TIF qui font intervenir des entreprises privées mais doivent être approuvés par un vote du conseil municipal, les plus grosses parts du budget alloué au développement des quartiers – nouvelles écoles, réparation des trottoirs et de la chaussée, amélioration des parcs et des équipements de loisir, par exemple – ne font pas l’objet d’un examen public, et peuvent donc être utilisées pour « récompenser » des conseillers municipaux loyaux. Inutile de s’étonner que, dans ces conditions, le conseil municipal, qui aurait dû agir comme un frein démocratique au fiasco de la privatisation menée par Daley, ait approuvé toutes les décisions presque sans discussion. Les membres du conseil municipal pouvaient perdre leur précieux capital politique s’ils s’avisaient de contrer le maire [19].
Ce manque de transparence permit la création d’un système de financement public qui contribua au renforcement des inégalités plutôt qu’à leur correction, une situation qui resta méconnue jusqu’à ce que Ben Joravsky, un journaliste du principal journal alternatif de Chicago, The Chicago Reader, réussisse à mettre la main sur quelques documents internes à l’administration du TIF. Le travail d’investigation de Joravsky révéla que le TIF avait prélevé un milliard de dollars issus des taxes foncières sur les recettes de la ville entre 2003 et 2006 [20]. Preuve de la manière inégale dont cet argent fut réparti à travers la ville, en 2007, le district TIF de Lasalle Central ajouta quelque 19 millions de dollars à ses revenus tandis que celui de Roseland/ Michigan – un quartier très violent touché par le chômage et le délabrement, communément appelé « the hundreds » – ne généra que 707 000 dollars. De plus, en 2009, une année au cours de laquelle Daley annonça la nécessité de supprimer des emplois et de réduire les services en raison d’un déficit budgétaire de 500 millions de dollars lié à la crise financière du pays, le conseil municipal vota en faveur d’une contribution de 35 millions de dollars de la part du TIF de Lasalle Central qui devait permettre de subventionner l’installation de United Airlines sur sept étages de la Willis Tower [21]. Les élus municipaux justifièrent cette offre en insistant sur le fait que la présence de United Airlines dans la Willis Tower résoudrait non seulement le problème embarrassant de l’existence d’étages vacants dans le plus haut et le plus prestigieux gratte-ciel de Chicago, mais apporterait aussi quelque 2 500 emplois supplémentaires à la ville. Ce type de subventions aux entreprises n’était pas sans précédent. Quelques années plus tôt, en 2001, Chicago avait déboursé 56 millions de dollars de subventions publiques pour inciter Boeing à déménager son siège social de Seattle à Chicago, ce qui représentait un apport d’à peine 450 emplois pour la ville [22].
Comme le montrent les énormes subventions offertes à Boeing et United Airlines, le maintien de l’image de Chicago comme ville globale haut de gamme était une priorité bien plus importante pour l’administration Daley que la création d’emplois pour les habitants des quartiers les plus démunis de Chicago [23]. Les emplois pour la plupart qualifiés apportés à la Ville des Vents par ces entreprises n’étaient évidemment pas accessibles à la vaste majorité de Noirs et de Latinos des classes ouvrières qui en avaient le plus besoin, mais les élus justifiaient ces subventions en se référant aux estimations optimistes de certains économistes qui parlaient de « l’effet multiplicateur » qu’entraînerait la présence de tous ces employés qualifiés bien payés dans le centre ville. Au cours de la négociation avec United Airlines, par exemple, le conseiller municipal de la deuxième circonscription, Robert Fioretti – dont la juridiction s’étend du quartier animé du Loop jusqu’au quartier pauvre d’East Garfield Park, plus à l’ouest – avait affirmé que les employés de la ligne aérienne dépenseraient en moyenne 6 700 dollars par an dans le centre-ville – certainement en martinis, steaks, abonnements à des salles de sport, et services de luxe. Mais l’effet multiplicateur de cette consommation s’est arrêtée bien avant d’atteindre les « autres » électeurs de Fioretti, les habitants des quartiers noirs du West Side, où le défi était d’implanter des magasins d’alimentation à bas prix pour éviter un effet de « désert alimentaire » – large zone où les habitants n’ont que peu ou pas du tout accès à des sources d’alimentation saines [24]. Cette partie de la ville avait en fait été décimée en 2003, lorsqu’immédiatement à l’ouest de celle-ci, à West Garfield Park, le fabriquant de bonbons Brach’s Confections ferma une usine qui fournissait plus de mille emplois non qualifiés. Avec l’un de ses produits phares, le « Candy Corn », une confiserie en forme de grain de maïs excessivement sucrée et à la texture cireuse, fréquemment consommée par les enfants à Halloween, Brach ne contribuait pas vraiment à dorer le blason de la ville globale qu’était Chicago, et Daley refusa de débourser plus que 10 millions de dollars pour essayer de retenir ces mille emplois. Cette somme restait bien insuffisante pour dissuader l’entreprise de déplacer ses opérations au Mexique. Ironie du sort, cinq ans plus tard, ce fut à peu de choses près une somme identique que la municipalité proposa de prélever du TIF du Couloir industriel nord-ouest (Northwest Industrial Corridor TIF), à la demande d’un promoteur qui cherchait à reconvertir l’usine abandonnée de Brach en entrepôt et centre de distribution, une opération qui selon les propres estimations du promoteur créerait à peine 75 emplois à temps plein [25].
Le retour du bâton
Que la Maison Blanche ait brusquement déplacé la rencontre du G8 de Chicago au domaine sécurisé de Camp David en dit long. Beaucoup de raisons peuvent expliquer cette décision, mais, chose surprenante, elle ne fut que très peu commentée par la presse. Suite au projet du récent mouvement Occupy d’utiliser cet événement pour sortir de son hibernation, il est très possible que Chicago redevienne une fois de plus le lieu que « tout le monde observe », comme ce fut le cas lors de la convention nationale démocrate de 1968. Cela aurait été un cauchemar politique pour l’administration Obama et pour le maire Rahm Emanuel. Chicago aurait alors pu offrir un décor fort symbolique à la critique des inégalités sauvages engendrées par le capitalisme global et l’approche néolibérale de la gouvernance municipale. Avec un Rahm Emanuel tentant désespérément d’imposer un ensemble de douloureuses mesures d’austérité aux classes ouvrières de Chicago tout en proposant l’ouverture d’un casino en centre ville pour combler le déficit budgétaire de la ville, tous les ingrédients étaient réunis pour un grand spectacle politique. Et, au moment où le Président Obama prépare sa réélection, l’idée de se salir les mains à Chicago n’était guère engageante. Il est indéniable qu’Obama symbolise déjà l’entrée de l’histoire de Chicago sur le devant de la scène politique. Nombre de ses conseillers les plus proches et de ses membres de cabinet – David Axelrod, Rahm Emanuel, Valerie Jarrett et Arne Duncan, sans oublier l’ancien frère du maire, William Daley – étaient de proches conseillers de Richard Daley ou des personnes qu’il avait nommées. Ces liens, qui représentaient autant d’atouts lorsqu’on parlait encore de Chicago comme d’une réussite nationale, sont devenus des handicaps potentiellement explosifs. Une manifestation d’ampleur nationale à Chicago pourrait attirer l’attention sur l’état catastrophique du système scolaire public de la ville – une situation que le secrétaire à l’éducation Arne Duncan a largement contribué à créer lorsqu’il était inspecteur général des écoles publiques de Chicago entre 2001 et 2009.
En fait, ni Obama ni Emanuel ne sont tirés d’affaire. Certes, le mouvement de protestation qui avait été prévu pour le G8 a été déplacé au sommet de l’OTAN, dont le symbolisme est moins chargé. Les ressources de la police de Chicago (Chicago Police Department, CPD) suffiront, puisqu’il ne s’agit plus d’assurer en même temps la sécurité de deux événements majeurs. Mais beaucoup d’observateurs ont prédit que la situation serait tendue à Chicago. Tandis que les organisateurs d’Occupy Chicago espèrent une mobilisation massive mais légale, on peut douter qu’un tel objectif puisse être atteint, étant donné la situation actuelle. Il est bien plus probable que le mouvement de protestation déçoive par sa taille et son désordre.
Qui plus est, le moral de la CPD est à un niveau dangereusement bas, une situation qui pourrait donner lieux à des confrontations explosives entre la police et les manifestants. Comme la plupart des autres organes de services publics de Chicago, la CPD est dans le rouge et doit faire face à de nombreuses coupes budgétaires. La rémunération des heures supplémentaires a considérablement diminué et les services de police ne possèdent plus un nombre suffisant d’équipes spécialisées dans le contrôle des foules, les tac teams. Symbole de la rancœur qui règne actuellement au sein de la CPD, un message a récemment été posté sur le blog très visité et désormais très controversé de la CPD, Second City Cop, incitant les agents à masquer leur numéro de matricule avec de l’adhésif noir lors des prochaines manifestations. Le ton des forums animés de ce blog se fait mutin, et les participants s’en prennent souvent au maire Emanuel ainsi qu’au chef de la police Garry MacCarthy. L’état de précarité dans lequel se trouve la CPD a sans aucun doute contribué pour beaucoup à la décision de déplacer la rencontre du G8, mais la menace d’un désastre n’a pas été supprimée pour autant.
De l’autre côté des barricades, le mouvement de protestation qui va s’opposer à la CPD est loin d’être un modèle d’unité. C’est en partie la conséquence logique de la géographie raciale profondément ségréguée de Chicago, qui a rendu la moindre coopération politique entre les deux parties de la « color line » pratiquement impossible. À l’inverse de la plupart des villes, le mouvement Occupy de Chicago s’est presque aussitôt scindé en deux organisations – une branche majoritairement blanche issue des quartiers nord, ancrée autour de Rogers Park, et une branche en grande majorité noire, ancrée au sud de la ville. Dès le départ, la faible participation des Noirs et des Latinos dans le mouvement Occupy Chicago fut une question dérangeante pour les organisateurs, dont la plus grande partie est composée d’étudiants blancs issus des classes moyennes et ignorant tout des problèmes du ghetto. De leur côté, les activistes afro-américains se sont jusqu’à présent battus principalement contre les problèmes pressants du quotidien, comme les fermetures d’écoles, le nombre croissant d’expulsions et le manque de centre médicaux d’urgence équipés pour soigner les victimes des guerres de gangs qui sévissent dans leurs quartiers. Si beaucoup d’entre eux apprécient l’attention médiatique que le mouvement d’occupation a apportée à leur cause, ils ont également du mal à accepter que celle-ci ne soit que la conséquence de la large mobilisation des classes moyennes blanches ; très peu souhaitent ainsi s’investir dans la critique « plus générale » du capitalisme qui sous-tend le mouvement d’occupation dans son ensemble.
Pour toutes ces raisons, il est fort probable que les rangées de manifestants venues alimenter les manifestations organisées en marge du sommet de l’OTAN soient assez clairsemées. Le potentiel de violence et d’arrestations est susceptible de créer un buzz considérable, et beaucoup d’activistes afro-américains choisiront sûrement de ne pas participer à un mouvement de protestation qui, selon eux, ne les représente pas. Il faut garder à l’esprit que les Noirs des classes ouvrières de Chicago craignent bien plus d’avoir à faire au système judiciaire pénal que les blancs éduqués des classes moyennes, à juste titre d’ailleurs. Les circonstances furent semblables en 1968, lorsque la CPD fit circuler dans les rues des ghettos du sud et de l’ouest de la ville la rumeur selon laquelle les Noirs feraient tout aussi bien de rester à distance du Loop lors des manifestations de la convention nationale démocrate. À l’époque, comme c’est le cas aujourd’hui, les Noirs des classes ouvrières n’avaient que peu de foi dans les activités syndicales des blancs des classes moyennes. Bobby Seale, le Black Panther de Oakland, fit le voyage jusqu’à Chicago où il fut arrêté pour conspiration et incitation à l’émeute, mais très peu d’activistes de la région prirent la décision de couvrir la petite distance qui les séparait du Loop pour le rejoindre. Au final, seuls quelque dix mille manifestants répondirent à l’appel et prirent part à la manifestation contre la guerre ; c’est ainsi que tout le monde put voir le spectacle d’une gauche américaine chétive, se faisant laminer par la police de Chicago. Il y a de grandes chances pour qu’un tel scénario s’y reproduise dans les semaines qui viennent. Emanuel Rahm a déjà fait adopter plusieurs décrets par le conseil municipal limitant plus sévèrement les manifestations et doublant les amendes en cas d’infraction à ces nouvelles règles ; il a également indiqué très clairement aux organisateurs des manifestations ses positions en matière de liberté de parole et de rassemblement. En octobre dernier, Emanuel a donné l’ordre à la police d’arrêter 300 manifestants du mouvement Occupy Chicago, qui avaient quitté leur base située dans le quartier des finances pour rejoindre Grant Park à pied, avant de refuser de quitter le parc après sa fermeture à 23 heures.
Mais il y a un autre scénario possible qui pourrait se concrétiser dans les prochaines semaines avec la montée du mercure, les longues journées de printemps et l’ambiance de carnaval qui accompagne les dernières semaines d’école. Au vu des derniers incidents très troublants et à forte teneur raciale de type wilding ou flash mob (vandalisme en bandes) qui ont eu lieu à Chicago au printemps dernier, il n’est pas improbable que les manifestations contre l’OTAN donnent lieu à des conflits raciaux dans les rues. La multiplication à Chicago de flash mobs organisées par des Noirs – des gangs d’adolescents qui utilisent les textos et les réseaux sociaux pour organiser des attaques collectives et des agressions de clients blancs dans des magasins et des lieux touristiques – est un autre exemple démontrant que Chicago reste une ville globale qui souffre des mêmes problèmes qu’une petite ville. La seule autre ville, dont la taille se rapproche légèrement de celle de Chicago et qui a connu des problèmes similaires, est Philadelphie. Et, de fait, les incidents de type « flash mob » qui ont récemment eu lieu à Chicago sont comparables à l’affaire retentissante qui a eu lieu l’été dernier à la grande foire du Wisconsin à Milwaukee, quand de nombreux témoins ont vu des centaines d’adolescents afro-américains assaillir des visiteurs blancs, leur infligeant parfois de sérieuses blessures. À peine quelques mois plut tôt, au cours d’un week-end anormalement chaud de la fin du mois de mai, le même genre d’incident fut tout juste évité sur les bords du lac Michigan, sur la plage très fréquentée de North Avenue. Alors que les élus municipaux veulent faire croire que plusieurs cas de malaises dus à la chaleur sont à l’origine de la décision extraordinaire de fermer cette plage surpeuplée, de nombreux témoins, ainsi que des policiers qui bloguent sur le site Second City Cop, ont affirmé que ces décisions furent la conséquence d’attaques et de vols menés par des groupes de Noirs appartenant à des gangs contre les plagistes blancs – une version qui fut confirmée par le Chicago Sun-Times et la station de radio locale WLS-AM. De plus, au cours des semaines qui ont précédé et suivi l’affaire de North Avenue Beach, la police a dû faire face à du vandalisme de type « flash mob » dans le quartier commerçant très connu de Magnificent Mile – un lieu qui symbolise l’histoire de la réussite de Chicago pour ses visiteurs. La grande majorité des acheteurs dans ce quartier étant blancs, la composante raciale de ces actions est impossible à déterminer ; en un sens ces événements ressemblaient plutôt à des attaques de petite ampleur sur des « biens de consommation » impliquant des groupes d’adolescents qui prenaient d’assaut des boutiques, et s’emparaient d’objets de valeur sous les yeux de services de sécurité complètement dépassés. Et pourtant ces incidents restent la preuve de l’enchevêtrement des questions raciales et sociales dans cette ville qui a donné naissance au terme « hyper ghettoïsation ».
Il faut faire attention lorsqu’on interprète ces incidents. Le zèle avec lequel les médias de droite ont dramatisé la dimension raciste du phénomène de flash mob est la preuve des dangers associé à un tel exercice. Dans un contexte idéologique où les animateurs radio de droite et les activistes du Tea Party accusent le Président Obama, invariablement neutre sur les questions raciales, d’être raciste, l’image des hordes mobiles d’adolescents noirs qui s’en prennent aux innocentes classes moyennes blanches a été récupérée pour justifier tout un ensemble de positions conservatrices, allant de l’autorisation du port d’arme cachée à l’élimination des derniers vestiges du système d’aide sociale américain. Et pourtant il est difficile de nier les implications raciales de ce phénomène. Leur portée politique et sociale est en revanche plus difficile à appréhender.
Les flash mobs qui ont récemment sévi à Chicago pourraient représenter les premiers signes d’une nouvelle vague de violence civile menée par les Afro-américains aux États-Unis [26]. La nouveauté par rapport aux violences civiles du passé est que cette nouvelle violence ait osé sortir du ghetto pour s’attaquer aux classes moyennes, ainsi qu’aux zones d’opulence blanches. Si les politologues Dennis Judd et Susan Fainstein ont autrefois décrit les villes nord-américaines comme étant des « bulles touristiques », coupées de la pauvreté et d’autres problèmes sociaux, le phénomène de flash mob semble indiquer que de tels concepts ont fait leur temps [27]. En effet, la caractéristique la plus significative de ces flash mobs est leur capacité à transporter la misère et la souffrance hors du ghetto. Dans les années 1960, les membres du Weather Underground utilisaient la stratégie de « la guerre à la maison » (« bringing the war home ») en organisant des actes terroristes contre des cibles locales. Involontairement (ou non), c’est aussi ce que font aujourd’hui les flash mobs. Ne soyons donc pas surpris si les jeunes marginalisés des ghettos de Chicago utilisent la confusion et le désordre des manifestations contre l’OTAN pour se lancer dans les seules activités qui, ils en ont bien conscience, pourront leur donner un bref instant le sentiment de dominer le système de pouvoirs qui a fait d’eux des citoyens de troisième classe.
Publié pour la première fois dans booksandideas.net. Traduit de l’anglais par Cristelle Terroni avec le soutien de la Fondation Florence Gould.