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Essai Société

Ces vêtements qui nous distinguent


par Lucie Bargel & Muriel Darmon , le 12 février


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Les pratiques vestimentaires nous font percevoir combien la société dans laquelle nous vivons nous modèle, jusque dans nos goûts et dégoûts, selon la classe et le genre.

Ce texte constitue l’introduction de l’ouvrage collectif Les habits du social, qui paraît aux Puf/Vie des idées en février 2025.

Les vêtements sont des objets particuliers : on les manipule chaque jour (pour les porter, les laver, les acheter…), on y voit une manière d’exprimer nos goûts, notre personnalité. Que l’on ait un rapport enthousiaste, angoissé ou indifférent à nos tenues, cet objet si quotidien peut sembler déconnecté des grands enjeux de société et indigne d’une analyse scientifique.

Pourtant, c’est précisément parce qu’il fait partie du quotidien de nos pratiques et de nos représentations que le vêtement est si intéressant. D’une part, parce qu’il peut nous faire percevoir combien la société dans laquelle on vit nous modèle, y compris dans des actes apparemment anodins. D’autre part, parce que les vêtements ont fait produire aux sciences sociales des analyses pluridimensionnelles, voire intersectionnelles, qui sont encore aujourd’hui particulièrement pertinentes. C’est dans cet esprit que nous proposons une grille d’analyse des « habits du social ». Pour ce faire, cette introduction retrace le fil d’une approche en sciences sociales des vêtements et des pratiques vestimentaires distincte d’une sociologie de la mode [1], qui porte le regard principalement sur sa création, les manières légitimes de la porter ou ses significations symboliques, mais aussi d’une sociologie du corps, qui peut négliger le vêtement et l’écarter comme un voile superficiel. On pourrait avancer que la tradition de recherche sur les vêtements et les pratiques vestimentaires dans laquelle nous nous inscrivons a été parfois occultée par les approches de la mode et du corps, qui ont davantage prospéré. Dans Les Habits du social, nous entendons au contraire mettre en lumière ses multiples apports.

Ce fil analytique peut être retracé jusqu’au texte fondateur du sociologue américain Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisirs, qui dès 1899 présente diverses caractéristiques qui marquent durablement l’analyse des vêtements. Tout d’abord, il étudie les vêtements comme un moyen d’expression et un signe de la position sociale : il met en lumière les aspects ostentatoires de la consommation vestimentaire. Mais il insiste sur le fait que cette expression ne doit rien au hasard ou au jaillissement spontané de l’identité singulière, et tout à la nécessité de paraître de la « classe de loisir ». Ensuite, il articule genre et classe : les femmes bourgeoises sont les supports et les objets de ce travail de distinction vestimentaire [2]. Quatre-vingts ans après, La Distinction de Pierre Bourdieu amplifie toutes ces dimensions en les projetant sur l’ensemble d’un espace social relationnel et pluridimensionnel, où les vêtements sont des pratiques et des objets de jugements qui mettent en jeu des positions sociales définies par la composition des capitaux détenus (capital économique, capital culturel notamment) et l’articulation de la classe et du genre.

Ainsi, étudier les vêtements permet d’abord de montrer que la position sociale a un effet sur nos pratiques qui dépasse la simple contrainte matérielle et tient aussi au modelage de nos goûts et nos dégoûts. En cela, cette approche des vêtements noue les fils du matériel et du symbolique (par exemple de la contrainte économique et des goûts), mais aussi ceux des déterminismes sociaux et de l’expression de soi : on s’exprime par les vêtements, mais cette expression est elle-même déterminée par la position sociale. En témoigne l’importance de la « respectabilité » que les vêtements sont chargés d’établir. Ensuite, les vêtements ont fait l’objet d’un traitement « intersectionnel » avant l’heure : c’est l’un des rares objets de la sociologie pour lesquels une perspective sexuée a été intégrée dès l’origine, ce qui rend ces analyses largement compatibles avec les réflexions contemporaines sur l’articulation des rapports sociaux de pouvoir. L’articulation de la classe et du genre, notamment, a été plus précoce sur cet objet que sur d’autres, et elle y est à la fois indispensable et heuristique.

Ce sont ces principes (matériel/symbolique, déterminisme/expressivité, classe/genre) qui structurent la grille d’analyse que nous proposons pour lire les habits du social.

Vêtements et styles de vie : entre contraintes et investissements symboliques

« Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Le choix de nos vêtements semble aujourd’hui « libre », une pure question de choix personnel, et il est vrai que les règlements vestimentaires ont pour l’essentiel disparu tandis que les prescriptions sociales sur les tenues se sont assouplies, comme le montre la perspective historique développée par Christine Bard. Les premiers travaux de sociologie à s’intéresser aux vêtements ont dû faire avec cette idée profondément ancrée dans le sens commun : ce qu’il nous plaît de porter ou non serait simplement l’expression de notre personnalité singulière, éventuellement de notre fibre esthétique ou artistique. Or, si les sciences sociales se sont employées à montrer que nos choix vestimentaires sont en réalité largement déterminés par notre position sociale, cette attention initiale au « goût », à la dimension expressive ou symbolique du vêtement, n’a pas été évacuée des analyses et les a enrichies.

T. Veblen intègre cette dimension dès la fin du XIXe siècle : s’habiller, c’est montrer son appartenance à la classe de loisir, c’est-à-dire à ces groupes sociaux dont le temps n’est pas entièrement déterminé par le travail et qui ont les moyens économiques de faire des vêtements autre chose qu’une simple nécessité de protéger ou de masquer son corps.

Au tournant des années 1960, lorsque les sciences sociales recommencent à s’intéresser aux vêtements, ces différentes dimensions structurent le débat entre l’approche sémiologique d’un côté, portée par Roland Barthes, contre laquelle s’inscrit ensuite l’approche sociologique défendue par Pierre Bourdieu. Là où la première envisage le vêtement comme objet de communication et partie prenante d’un système de signes, la seconde l’aborde sous un angle matériel, mettant en lumière la dépense occasionnée par le vêtement, en lien avec l’investissement symbolique dont il fait l’objet en fonction de la classe et du genre [3]. L’approche sociologique intervient donc à un moment où l’aspect expressif, symbolique, de la tenue a déjà été mis en évidence et, de fait, son parti-pris matérialiste inclut cette dimension dans l’analyse.

Les achats de vêtements sont déterminés par les ressources économiques et les positions professionnelles…

Maurice Halbwachs, en étudiant les budgets des ouvriers états-uniens et européens du début du XXe siècle, donne une place de choix aux dépenses vestimentaires et montre que leur évolution n’est pas simplement déterminée par le niveau des salaires et des prix, mais que les écarts entre classes sociales sont structurants [4]. Dans les années 1970, de grandes enquêtes quantitatives confirment le lien entre la position sociale et les consommations de vêtements. Cette sociologie statistique s’intéresse à deux objets principaux : la part des dépenses consacrées aux vêtements dans le budget ; et la statistique des produits, c’est-à-dire les pièces vestimentaires achetées, saisies à partir de nomenclatures assez frustes, mais qui rendent possibles l’enquête quantitative et sa reproduction.

Ces données quantitatives mettent en avant les façons dont les revenus et les professions jouent sur les vêtements. La Distinction [5] démontre en effet l’inversion de la part relative accordée à la nourriture et aux vêtements entre les classes populaires, qui consacrent une part plus importante de leur budget à l’alimentation, et les classes moyennes, pour qui c’est au contraire le poste vestimentaire qui prend le dessus. La gradation des investissements économiques dans le vêtement y est expliquée par l’anticipation des profits professionnels de l’apparence, plus élevés à mesure que l’on monte dans l’espace social. Les pièces de vêtements achetées, pour les hommes, confirment l’importance déterminante des différences de position professionnelle : « complet » (c’est-à-dire costume — pantalon et veste assortis—) et manteau pour les cadres, bleu de travail, canadienne — une veste chaude, en laine ou en peau, fourrée — ou blouson pour les classes populaires.

Ce sont encore plus nettement les contraintes du marché du travail qui expliquent les différences d’investissement et les pièces préférentiellement consommées dans les travaux de Nicolas Herpin : depuis les agriculteurs, qui sont les moins dépensiers pour s’habiller, en passant par les artisans, qui achètent bleus et tabliers de travail, les commerçantes, qui investissent dans des chaussures (la nécessité de la station debout, qui explique également le faible achat de chaussures à talon des commerçantes) et les vêtements permettant de soigner leur apparence face à la clientèle, jusqu’aux chefs d’entreprise et professions libérales qui s’habillent chèrement, en « notables », et qui dépensent beaucoup pour les « dessous » également, à la différence des autres catégories [6].

Fondés sur des catégories statistiques peu détaillées, ces travaux analysent les vêtements essentiellement en termes de volume : combien de vêtements possède-t-on, combien ont-ils coûté… Or, entrer dans le détail des pièces – quelle sorte de jean, quel survêtement, quel costume-cravate – permet davantage de finesse tant dans l’analyse des vêtements que dans celle des classes sociales, et Les habits du social, qui s’appuie sur les études statistiques, mais aussi sur des matériaux récoltés qualitativement, permet de le voir.

…mais les choix vestimentaires sont aussi modelés par des logiques de distinction verticale et horizontale : la « respectabilité »

Les analyses quantitatives fondatrices montrent aussi que les différences de position sociale ne sont pas seulement des écarts de revenu ou des positions dans la division du travail. Pour reprendre à nouveau les mots de Bourdieu, le vêtement « touche à la symbolisation de la position sociale », comme on peut le voir en comparant ouvriers et employés : pour un revenu équivalent, les ouvriers dépensent plus pour l’alimentation, et moins pour les vêtements, que les employés.

Chez les hommes (ouvriers), les dépenses pour le vêtement représentent 85,6 % de ce qu’elles sont chez les employés. Ils achètent à meilleur marché les mêmes vêtements (…) et surtout des vêtements différents : d’un côté, les vestes de cuir ou de simili et les canadiennes pour les trajets en mobylette dans les matins froids, de l’autre les manteaux qui rangent du côté de la respectabilité petite-bourgeoise ; ici les combinaisons, les salopettes ou les bleus de travail, là les blouses ou les tabliers, les vestes, les vestons et les blazers [7].

Dans les classes dominantes, les fractions de classe orientent aussi les consommations vestimentaires : les industriels et gros commerçants ont des dépenses de présentation moyennes, elles sont restreintes chez les professions intellectuelles supérieures, et c’est pour les professions libérales que les frais de présentation et de représentation dépassent de loin ceux de toutes les autres fractions.

La Distinction le montre pour les vêtements comme pour d’autres consommations culturelles : la contrainte économique ne suffit pas à expliquer leur structuration, qui repose aussi sur des goûts et des dégoûts socialement construits et qui distinguent entre eux non seulement des classes, mais aussi des fractions de classe. Une position sociale, ce n’est pas que du revenu, ce n’est pas qu’une position dans la division du travail, ce sont des styles vestimentaires qui sont autant de « styles de vie ». Cette notion est un outil vraiment utile pour comprendre comment on s’habille à différents endroits de l’espace social et la façon dont les vêtements engagent des enjeux de distinction — qui mêlent des stratégies éventuellement conscientes de différenciation et des goûts et dégoûts incorporés et parfois tout à fait inconscients.

Un élément important de distinction entre groupes sociaux et même entre fractions de classe tient en effet à l’importance accordée à sa tenue vestimentaire et au soin affiché. N. Herpin notait déjà que les cadres de la fonction publique, qui ne sont pas portés à consacrer de l’argent à se vêtir, achètent moins de cravates et plus de pulls que la moyenne, dans une tenue de base qui fait peu de différence entre travail et vie privée [8]. Comme le montre Martine Court [9], ce sont les parents des classes supérieures cultivées qui rechignent le moins à faire porter à leurs enfants des habits déchirés ou de seconde main. Ainsi, dans de nombreux cas, les membres des classes moyennes et supérieures cultivées portent des vêtements moins visiblement soignés que ceux des autres groupes sociaux, voire affichent ostensiblement un moindre investissement dans leur apparence, qui peut être condamné par les membres des classes populaires. Beverly Skeggs montre ainsi, dans une enquête menée dans les années 1980-1990 en Angleterre, combien la « bohème » vestimentaire des jeunes gens des classes moyennes – qui, malgré tout leur argent, « sont hyper crades », ne savent pas s’habiller ou composer une tenue, manquent de « style » et semblent ne faire aucun « effort » – fait d’elles et eux des débraillé∙es au « look tout pourri » aux yeux des jeunes femmes de classes populaires [10]. Ce qui est vu comme crade et négligé peut au contraire être vécu comme un luxe et le cachet de l’excellence sociale : au même moment, en France, un grand bourgeois membre du Jockey Club parle avec admiration des « vêtements râpés » de ses comparses, habits vieux de vingt ans dont il célèbre la « coupe extraordinaire » et même l’usure qui leur confère, tels des meubles anciens ou des œuvres d’art, une « patine » [11].

Pour comprendre les pratiques vestimentaires en termes de position sociale, il faut donc prendre en compte les divisions internes aux groupes qui sont autant d’aspirations et d’identifications ou de rejets des groupes voisins. Christelle Avril analyse ainsi les écarts de tenues, et plus largement de styles de féminité, entre femmes qui partagent une même profession, celle d’aide à domicile [12] : celles qui viennent ou qui s’identifient aux petites classes moyennes indépendantes privilégient leur apparence et leur respectabilité dans l’espace local dans lequel elles circulent entre leurs différents lieux de travail et portent des chaussures à talons et des sacs à main, tandis que celles qui viennent des fractions les plus précaires des classes populaires privilégient la praticité des baskets et des sacs à dos pour faire face à l’activité physique intense que demande à toutes leur profession. En retour, Amélie Beaumont et Lise Bernard explorent ce que leurs vêtements de travail font à celles et ceux qui exercent des métiers de présentation [13].

Vêtements et intersectionnalité : entre la classe et le genre

Dans les analyses citées précédemment, la lectrice avertie aura remarqué que les variations selon le sexe des pratiques vestimentaires sont bien présentes. C’était pourtant loin d’être le cas sur l’ensemble des objets investis par la sociologie au milieu du XXe siècle. On peut faire l’hypothèse que, là aussi, la force du sens commun sur les vêtements a influencé les sciences sociales : il semble tellement évident que les vêtements sont avant tout des accessoires féminins que même les plus purs partisans de la classe sociale comme variable explicative unique ne pouvaient l’ignorer.

À cela s’ajoute le fait que, pour peu qu’on l’inclue dans les explorations statistiques, l’effet du sexe apparaît massif [14]. Les pratiques vestimentaires sont en effet multiplement genrées : dans les dépenses vestimentaires (plus importantes chez les femmes, dans presque toutes les Catégories Socio-Professionnelles, et ce hier comme aujourd’hui [15]), dans les pièces ou les couleurs portées, dans la plus ou moins grande légitimité du souci vestimentaire de soi, dans l’intensité variable des attentes et des sanctions, etc.
Cette omniprésence du genre dans la détermination des pratiques vestimentaires a permis d’importantes avancées dans la manière de considérer cette « variable » dans l’analyse : non seulement en ne l’excluant pas, mais aussi en montrant sa variabilité historique et en réfléchissant à son articulation avec d’autres rapports sociaux de pouvoir.

La tenue n’est pas naturellement une affaire de femmes

S’il semble aujourd’hui évident que les hommes et les femmes s’habillent différemment, et que les secondes s’y consacrent davantage que les premiers, les historien∙nes ont montré que cela n’a pas toujours été le cas – et donc ne va pas de soi. Durant une longue première période, l’indifférenciation prévaut : en Europe, hommes et femmes portent une robe longue de couleur foncée. Les premiers à faire de leur tenue une marque de leur statut social sont les hommes. À partir du milieu du XIVe, la concurrence entre groupes sociaux se marque dans la quantité et la flamboyance des accessoires vestimentaires masculins [16]. Leur couleur rose est alors un marqueur de pouvoir, prisé par Henri IV.

La Révolution française consacre dans un même mouvement l’égalité formelle entre les hommes et la différence des sexes, en supprimant tous les règlements régissant le droit de porter telle ou telle tenue réservée à un corps de métier ou un rang de noblesse. Les vêtements doivent en revanche être adaptés au sexe : l’interdiction du pantalon, sur laquelle revient Christine Bard [17], marque l’exclusion des femmes de la sphère citoyenne. S’il n’y a plus de règlement vestimentaire, la réalité sociologique des logiques de distinction entre groupes sociaux ne disparaît pas pour autant dans la France du XIXe. Elle est désormais portée en priorité par les tenues des femmes, conçues comme un reflet du statut social de leur père ou de leur mari [18].

Genre et classe se combinent pour modeler les pratiques vestimentaires

Plus généralement, l’attention au genre et l’attention à la classe dans le façonnage des pratiques vestimentaires s’enrichissent mutuellement. On rencontre ici l’intersectionnalité, un concept sociologique utile pour comprendre que les positions sociales sont à l’entrecroisement des rapports de domination. Cela revient à ne pas pouvoir s’intéresser aux vêtements des cadres [19] ou des élu∙es [20] sans se poser la question de leur déclinaison selon le genre, ou, réciproquement, à chercher à spécifier les sortes de jupes portées par les femmes selon leur groupe professionnel.

Des écarts de classe et de sexe qui se structurent mutuellement

Cet entrecroisement des rapports de pouvoir n’est pas absent des premiers travaux sur les vêtements. La Distinction souligne ainsi le caractère plus marqué des différences de classe dans le cas des vêtements masculins (canadiennes versus manteaux longs) que dans celui des vêtements féminins : dans les garde-robes féminines, l’écart entre groupes sociaux est maximum pour les ensembles et les tailleurs, moindre pour les robes et surtout les jupes et les vestes qui peuvent se ressembler chez des femmes par ailleurs fort différentes socialement [21].

Réciproquement, ces travaux soulignent que l’écart entre tenues masculines et féminines varie selon les (fractions de) classes sociales. Ainsi, dans l’enquête de Nicolas Herpin qui porte sur le début des années 1980, alors que les familles d’artisans comme de cadres d’entreprise dépensent autant pour leurs fils que pour leurs filles, les chefs d’entreprise et les professions libérales, malgré leurs revenus élevés, dépensent très peu pour les vêtements des enfants, et a fortiori des garçons (un fils de profession libérale coûte à peine plus en vêtements qu’un fils d’ouvrier) [22] —Martine Court montre que ce moindre investissement pour les enfants et que cette différence de traitement entre garçons et filles semble avoir disparu de l’ensemble des familles de classes moyennes et supérieures du pôle économique. Aujourd’hui, certains parents revendiquent d’habiller leur enfant de façon « neutre », malgré les rayons sexués des magasins. Ce que l’on constate pourtant est qu’en pratique, cela revient à mettre aux petites filles des vêtements codés comme masculins (et jamais l’inverse) et surtout que cela ne dure guère au-delà des premiers mois de vie [23]. Plus encore, cette prise de distance avec les normes vestimentaires sexuées se comprend encore mieux si on la replace dans son contexte de classe sociale : ce sont en effet surtout les membres des classes moyennes et supérieures relativement plus dotées en capital culturel qu’en capital économique qui la pratiquent.

Plus tard, dans l’adolescence, les pratiques vestimentaires genrées se différencient à nouveau selon la classe, et les styles vestimentaires continuent à manifester des conceptions situées de la masculinité et féminité : les jeunes issus des classes populaires renforcent le marquage de la différence des sexes par leur style vestimentaire (et dévalorisent par exemple le manque de virilité des garçons « skaters » aux cheveux longs) là où leurs homologues issus des classes moyennes et supérieures adoptent des styles vestimentaires qui s’opposent aux modèles traditionnels de genre (et moquent les féminités accentuées et la futilité de celles « qui se maquillent comme des pots de peinture ») [24]. Du côté parental, les mères encouragent (dans les classes populaires) ou retardent et contrôlent (dans les classes moyennes et supérieures) le port des dos nus, strings ou talons hauts chez les filles, qui peuvent être vus respectivement comme « mignons » ou vulgaires, voire comme l’indice de l’échec scolaire [25].

Des « loubards » aux « racailles ». Le déplacement du refus de la prétention vestimentaire chez les jeunes hommes de classes populaires

On perçoit en particulier cet entrecroisement de la classe et du genre au sujet des tenues des hommes de classes populaires. Pendant longtemps, la « prétention » en matière vestimentaire a constitué un double interdit pour eux : « la soumission à des exigences perçues comme à la fois féminines et bourgeoises apparaît comme l’indice d’un double reniement de la virilité » [26].

Ce refus des contraintes et des conventions en matière vestimentaire se retrouve chez les « loubards » des années 1980 avec leur style qui mêle jeans, perfecto et santiags (« jeans plutôt que pantalons, blousons plutôt que vestons, baskets ou bottes plutôt que chaussures de ville »). Ils s’opposent en cela à d’autres jeunes hommes plus attentifs à leur apparence, d’un côté le « genre rupin », « minet », « playboy » et de l’autre le « genre intello », « babacool », « hippy » [27].
Aujourd’hui, les jeunes de classes populaires qui provoquent une réprobation équivalente des parents des classes moyennes et supérieures [28], et d’une partie de leurs pairs, sont les « racailles ». Ainsi, pour les collégiens des années 2010 scolarisés dans un établissement situé au cœur d’une cité HLM de la banlieue parisienne et fréquenté par des élèves d’origine populaire et moyenne [29], issus notamment de familles immigrées, la norme vestimentaire dominante pour les garçons est une tenue « à l’américaine », inspirée par le rap : jeans ou pantalons baggy, associés à des t-shirts ou à des sweats très larges ; marques de vêtements Nike, TN, Adidas, Sergio Tachini, Puma ; cheveux courts, voire rasés entièrement ou partiellement à la tondeuse (à l’exception de quelques garçons de familles africaines dont les cheveux sont nattés ou tressés), casquettes, capuches. Les tenues des filles sont elles aussi inspirées de l’univers de la musique rap et R’n’B, avec des vêtements près du corps et des pulls cintrés (de marques Pimkie, H&M ou Zara), auxquels s’ajoutent progressivement, avec l’âge, du maquillage et des bijoux.

L’attention à la tenue vestimentaire est ainsi largement partagée par les deux sexes, et les marques prisées par les jeunes hommes sont même plus coûteuses. Le refus de la prétention vestimentaire des jeunes hommes populaires s’est déplacé vers les jeunes ruraux qui identifient les urbains comme ceux qui « s’habillent comme des racailles » [30]. Isabelle Clair montre en particulier les logiques de distinction croisées qui organisent les rapports aux soins de l’apparence et au goût pour les vêtements : signes de virilité en banlieue populaire, ils sont rejetés par les jeunes hommes ruraux, quand au contraire les jeunes bourgeois s’approprient cette apparence de « racaille » comme une performance de masculinité [31].

On le voit à partir de ces exemples, malgré un relatif vide dans les travaux sur les vêtements entre les années 1960 et aujourd’hui, l’attention conjointe au genre et à la classe des travaux fondateurs permet de les faire dialoguer avec les approches intersectionnelles contemporaines, qui intègrent également pour leur part d’autres rapports sociaux (race, âge, urbain/rural…), comme le montre aussi Les habits du social.

Les vêtements et les corps : pour une sociologie des vêtements portés

Cette éclipse des travaux sur les vêtements provient peut-être d’un effacement du vêtement derrière le corps, qui serait devenu « lui-même », « plus que les symboles sociaux de la richesse et de l’autorité » que peuvent être les vêtements, « le support de la distinction sociale » [32]. Peut-être aussi parce que les dépenses se sont en effet détournées des vêtements vers les soins apportés au corps [33], la sociologie des corps et des inégalités corporelles de la fin du XXe siècle et du début du XXIe s’est plutôt penchée sur les matérialités et les conformations corporelles — les corps gros, maigres, anorexiques, obèses, stigmatisés, légitimes, dominants, leurs états de santé ou les activités physiques et régimes auxquels ils sont soumis… — que sur les vêtements qui les recouvrent. C’est donc sur le corps lui-même que s’est porté le regard intersectionnel, qui a par exemple fait apparaître que les différences de corpulence selon la classe sociale étaient bien plus accusées pour les femmes que pour les hommes, ou que les états de santé et les espérances de vie distinguaient dramatiquement les hommes ouvriers des hommes cadres là où ils opposent moins les ouvrières aux femmes cadres.

S’il était en effet nécessaire d’aller chercher le monde social au plus profond du corps, il est cependant dommage que cela se soit fait au prix d’une attention systématique et sociologiquement organisée aux vêtements. En dénudant les corps, la sociologie a en partie tourné le dos aux vêtements, et cet ouvrage vise au contraire à les considérer avec attention. Toutefois, il ne faudrait pas pour autant tomber dans l’excès inverse : regarder les vêtements en oubliant les corps, les différences sociales de conformation et d’hexis, ou encore les inégalités sociales de santé et de poids. Un même t-shirt ou un même jean ne signifie pas la même chose et ne constitue pas le même vêtement sur des corps différents. C’est en fait la dissociation des sociologies des corps et des vêtements qui est à combattre, et une sociologie des corps habillés, ou des vêtements portés, qui reste encore largement à construire.

Dans Les habits du social, nous commençons par remonter le temps pour suivre le fil d’une histoire politique du pantalon, avant de retourner en enfance pour y observer les variations vestimentaires. Nous en venons ensuite à nous demander comment, plus tard dans le cycle de vie, on s’habille pour travailler, avant de finir par l’examen d’un cas particulier d’habits de travail, ceux d’une femme politique connue. Chemin faisant, nous rencontrons maintes formes des habits du social : ceux avec lesquels le social nous habille, mais aussi ceux avec lesquels nous l’habillons, en le couvrant et en le révélant tout à la fois.

par Lucie Bargel & Muriel Darmon, le 12 février

Pour citer cet article :

Lucie Bargel & Muriel Darmon, « Ces vêtements qui nous distinguent », La Vie des idées , 12 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ces-vetements-qui-nous-distinguent

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Georg Simmel, Philosophie de la mode, Allia, 2013, traduit de l’allemand par Arthur Lochmann  ; Clara Lévy, Alain Quemin (dir.), «  Pour une sociologie de la mode et du vêtement  », Sociologie et Sociétés, n°43.

[2Dans Philosophie de la mode (op. cit.), Georg Simmel donne une explication plus strictement expressive des raisons pour lesquelles «  les femmes sont en général particulièrement attachées à la mode  » : c’est «  l’exutoire par où s’échappe le besoin de distinction et de démarcation individuelle qu’ont les femmes et qu’elles ne peuvent satisfaire dans d’autres domaines  » (p. 33).

[3Nous reprenons ici l’analyse de cette opposition entre Barthes et Bourdieu menée par Lucile Dumont dans le cadre du groupe de recherche «  Phringues  », et nous la remercions ainsi qu’Amélie Beaumont et Pascal Barbier pour leur contribution à cette réflexion collective sur les vêtements.

[4L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, 1933, réédité : Maurice Halbwachs, Le destin de la classe ouvrière, Paris, Puf, 2011.

[5Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Minuit, 1979.

[6Nicolas Herpin, «  L’habillement, la classe sociale et la mode  », Économie et Statistiques, n°188, 1986. Cet article fait partie d’une série rédigée par l’auteur dans les années 1980 à partir de l’enquête «  Habillement  » de l’INSEE.

[7Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p.  458.

[8Nicolas Herpin, «  L’habillement, la classe sociale et la mode  », art. cité.

[9Martine Court, «  L’habillement pendant l’enfance : des distinctions de classe précoces  », Les habits du social.

[10Beverley Skeggs, Des Femmes respectables, traduit par Marie-Pierre Pouly, Paris, Agone, 2015 [1997], chapitre 5.

[11Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989, p. 77.

[12Christelle Avril, Les aides à domicile  : Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014, 289 p.

[13Amélie Beaumont et Lise Bernard, «  S’habiller pour travailler  », Les habits du social.

[14À tel point que certains pouvaient être tentés d’enlever cette «  variable  » des modèles statistiques tant elle «  écrasait  » toutes les autres. Cf. Olivier Roueff, Les promesses intersectionnelles de l’homologie, mémoire d’HDR, Université Paris 1, 2024.

[15Comme les dernières études de l’INSEE étudient les dépenses par «  famille  », les écarts sexués ne sont pas mesurés. Mais pour les personnes seules, on sait qu’une femme consacre à l’habillement 2,5 points de plus de part de budget qu’un homme  » : Fiches thématiques sur les biens et services pour la personne - Cinquante ans de consommation en France - Insee Références - Édition 2009, p. 152-154.

[16Odile Blanc, Parades et parures : l’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1997.

[17Christine Bard, «  Pour une histoire politique du pantalon  », Les habits du social.

[18Philippe Perrot, Le travail des apparences ou Les transformations du corps féminin : XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1984.

[19Isabel Boni-Le Goff, «  Des expertes respectables   ? Esthétique vestimentaire et production de la confiance  », Travail, genre et societes, 2019, n° 41, no 1, p. 67‑86.

[20Frédérique Matonti, «  Marine Le Pen, la dédiabolisation vestimentaire  », Les habits du social.

[21Ce moindre écart entre femmes qu’entre hommes de groupes sociaux différents est vrai de bien d’autres dimensions, corporelles (comme les espérances de vie) ou non (comme la réussite scolaire).

[22Nicolas Herpin, «  L’habillement, la classe sociale et la mode  », art. cité.

[23Catherine Rollet- Echalier et al., «  Préparer la naissance  : une affaire de genre  », Revue des politiques sociales et familiales, 2014, vol. 116, no 1, p. 5-14.

[24Aurélia Mardon, «  Sociabilités et travail de l’apparence au collège  », Ethnologie française, vol. 40, n°1, 2010, p. 39-48.

[25Aurélia Mardon, «  La génération Lolita. Stratégies de contrôle et de contournement  », Réseaux, vol. 4, n° 168-169, 2011, p. 111-132.

[26Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 444.

[27Claude Fossé-Poliak et Gérard Mauger, «  Les loubards  », Actes de la recherche en sciences sociales, 1983, n°50, p. 49‑68.

[28Martine Court et Christine Mennesson, «  Les vêtements des garçons  », Terrains & travaux, 2015, vol. 27, no 2, p. 41‑58.

[29Aurélia Mardon et Zaihia Zeroulou, «  ‘Blédard’ et ‘fashion victim’. Du bon usage de la mode chez des adolescents d’un quartier populaire  », Hommes et migrations, 2015, no 1310, p. 101‑108.

[30Julian Devaux, «  L’adolescence à l’épreuve de la différenciation sociale Une analyse de l’évolution des manières d’habiter de jeunes ruraux avec l’âge  », Sociologie, 2015, vol. 6, no 4, p. 339‑358.

[31Isabelle Clair, «  “La racaille,” a performed figure in French contemporary youth  », Ethnography, 2021, Online first.

[32Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, «  Le couturier et sa griffe  : contribution à une théorie de la magie  », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, no 1, p. 34.

[33«  Depuis 1960, la part des vêtements se réduit, au profit des soins de beauté  ».

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