Recensé : Beverley Skeggs, Devenir des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015, 456 p., 25 €. Traduit de l’anglais par Marie-Pierre Pouly, préface d’Anne-Marie Devreux.
Le livre de Beverley Skeggs récemment traduit par les éditions Agone est plutôt « décoiffant » vu depuis la sociologie française des classes populaires (plus souvent focalisée sur les ouvriers s’agissant des jeunes et sur l’espace domestique s’agissant des femmes). Les jeunes des milieux populaires sont ici des femmes, des femmes qui ne sont ni des mères, ni des épouses et qui vivent dans une région du nord-ouest de l’Angleterre où le taux d’emploi féminin est traditionnellement fort. Ce livre met ainsi en lumière l’entre-soi des jeunes femmes de milieux populaires, observé au lycée, dans les sorties au pub ou en boîte de nuit. Bien que l’enquête ait été menée au cours des années 1980-1990, ce livre est également d’une actualité saisissante : ces jeunes femmes sont alors déjà massivement encouragées à faire valoir leur supposé dévouement aux autres (caring) sur le marché du travail et à s’investir dans les emplois de la prise en charge de l’enfance et de la vieillesse.
Une enquête intime
La ligne de force de l’ouvrage réside dans l’insertion ethnographique de très longue durée, qui nous permet d’entrer en profondeur dans l’univers de ces jeunes femmes. Le dispositif d’enquête n’est pas nouveau mais suffisamment rare pour être souligné : enseignante dans un collège (un petit établissement préparant au brevet, au baccalauréat mais comportant aussi des filières professionnelles), Beverley Skeggs a choisi d’enquêter auprès de 83 jeunes femmes élèves dans trois parcours professionnels : le Travail social, Paramédical et l’Aide à domicile. Elle a suivi leur trajectoire pendant plus de dix ans, à un moment d’intense recomposition des milieux populaires affectés aussi bien par la montée du chômage que par la désagrégation politique orchestrée par le gouvernement Thatcher.
Même s’il n’est pas besoin, c’est évident, d’être de milieux populaires pour les étudier et les comprendre, on perçoit toutefois combien l’origine et l’expérience de la sociologue constituent une ressource sans laquelle cette enquête ne serait pas ce qu’elle est. [1]
La mère de Beverley Skeggs était femme de ménage, travaillant également dans une cantine scolaire, tandis que son père docker, parvint par des cours du soir à devenir employé de banque. Outre cette origine modeste, les premiers pas dans la vie adulte de l’auteure ont été très proches de ceux des jeunes femmes qu’elle étudie puisqu’elle a quitté l’école à 16 ans, sans qualifications et s’est inscrite dans une formation d’aide aux personnes, se fiançant même à 18 ans… La combinaison de cette expérience partagée – avoir vécu soi-même certaines dimensions de la vie de ces femmes et avoir peut-être ressenti l’enfermement dans cette destinée – et du dispositif d’enquête – voir quasi quotidiennement ces femmes pour l’enquête une fois qu’elle-même s’est échappée de cette condition – permet à la sociologue d’aller très loin dans le dévoilement de l’intimité et nourrit la finesse du questionnement. Beverley Skeggs s’attache en effet à mettre au jour les formes de domination subies par ces femmes constamment jugées par les autres mais sans jamais oublier qu’« elles sont aussi des sujets qui produisent elles-mêmes le sens des positions qu’elles occupent ou qu’elles refusent d’occuper ».
Beverley Skeggs s’est échappée de la formation professionnelle qui la prédestinait aux emplois familiaux et est parvenue à accéder à l’université en devenant une grande lectrice, tous azimuts, de sociologie, de philosophie, de science politique... Ce parcours intellectuel spécifique se donne à voir dans l’éclectisme des références mobilisées pour analyser ses matériaux : elle puise chez Bourdieu, Foucault, Butler, Raymond Williams, le Black Feminism, Scott, Connell... D’aucuns y verront peut-être une faiblesse théorique. Et en un sens, il est vrai que la discussion des concepts et des auteurs prend parfois le pas sur l’exposition des matériaux, qu’on aurait aimé encore plus nombreux. C’est pourtant ce bricolage intellectuel – et une certaine distance de fait à l’académisme – qui permet à la sociologue de sortir des sentiers battus sur les milieux populaires et de remettre en cause très subtilement des catégories produites par la sociologie pour penser les femmes de ces milieux.
Un entre-soi féminin
Beverley Skeggs s’intéresse à la façon dont ces jeunes femmes se construisent simultanément une identité de classe et de genre en approfondissant cinq thèmes : les dispositions au dévouement travaillées dans ces formations professionnelles, le rapport de ces jeunes femmes aux classes populaires, à la féminité, à la sexualité et au féminisme. Avec la préface d’Anne-Marie Devreux (p. 7-32) – qui situe l’ouvrage dans l’ensemble des recherches de la sociologue et met en évidence le fil directeur féministe qui les guide –, avec la postface de Marie-Pierre Pouly [2] – qui met en lumière les apports de l’ouvrage à une sociologie de la domination culturelle tout en les discutant – mais aussi avec le texte de Marie Cartier [3] publié en 2012, on dispose déjà en France d’une présentation détaillée et variée de chacun des thèmes abordés par ce livre. On trouvera notamment dans l’article de Marie Cartier une analyse des apports de Beverley Skeggs à une sociologie du « care » qui rompt avec le maternalisme et s’efforce de distinguer à partir des matériaux empiriques le fait de faire quelque chose pour les autres (caring for) et le fait de se préoccuper des autres (caring about). Ces dimensions étant déjà largement traitées, je propose d’insister sur certains points moins centraux dans ce livre mais que je trouve éclairants pour la réflexion que j’ai entamée ailleurs sur les formes de résistances collectives, de solidarité de classe et de politisation ordinaire chez les femmes de milieux populaires.
Dans des passages assez truculents des chapitres consacrés à la féminité et à la sexualité, le livre met en scène des moments très forts de collectif entre ces jeunes femmes comme lors de leurs sorties au pub. On imagine très bien l’effet produit par ces groupes de femmes rigolardes, bruyantes et soudées, lorsqu’elles arrivent en boîte. Elles utilisent les signes de la féminité tels qu’ils leur sont imposés (par la tenue vestimentaire notamment) tout en s’en amusant et en les tournant en ridicule par leurs manières d’être collectivement dans l’espace public, perçues comme outrancières, tapageuses, grossières. Beverley Skeggs qualifie ces moments de « mascarades vestimentaires ». Même évocation frappante lorsque l’auteure décrit un petit collectif se formant pour humilier un professeur en l’embarrassant avec des propos sexuels crus et directs. Des jeunes femmes de l’option Aide à domicile et de l’option Travail social se lancent dans une discussion (suffisamment audible par la classe) sur le sexe de leur professeur. Cela donne par exemple : « Ben mon salaud, qu’est-ce que tu pourrais bien faire avec ça, pas grand-chose » (Mandy). « J’peux pas croire qu’il ait des gosses avec un truc si petit, on voit pas trop comment il pourrait le lever » (Thérèse)… Face aux préjugés de leurs professeurs sur une sexualité des milieux populaires qu’il faudrait éduquer et encadrer (Karen, une élève, raconte furieuse la plaisanterie que lui a faite ce même professeur un matin en lui demandant si elle s’était levée du pied gauche et ajoutant : « Ok, mais de quel lit ? »…), ces jeunes femmes savent parfois retourner collectivement la situation. Beverley Skeggs insiste aussi sur l’identification positive de ces jeunes femmes à la mobilisation des femmes des mineurs en grève en 1984-1985, une dimension très présente dans les propos de ses enquêtées. En somme, ces femmes créent un entre-soi proche de celui mis en évidence pour les hommes de leur milieu (fondé notamment sur l’hédonisme et la camaraderie) et expriment, tout autant que les hommes, des formes de résistances collectives et de solidarité de classe.
L’imposition scolaire d’un ordre sexuel
Souligner cette dimension permet d’insister sur un autre intérêt de l’étude de ces formations professionnelles centrées sur le soin et hyperféminisées. À partir de la sociologie des classes populaires, on aurait tendance à prendre pour une donnée les divisions sexuées au sein des milieux populaires (en les internalisant comme un trait des familles populaires) et ce faisant à considérer implicitement que la solidarité de classe est vouée à se jouer sur des scènes séparées, voire concurrentes, pour les hommes et les femmes de ces milieux. Beverley Skeggs nous permet d’entrevoir les continuités entre les pratiques de sociabilité et de résistances collectives des hommes et des femmes de ces milieux ; elle nous permet aussi de mieux saisir le rôle décisif de l’école dans la fabrique des divisions sexuées : l’école oriente vers des filières ségréguées et façonne des ethos sexués, qui ne lui préexistent pas forcément.
Les jeunes femmes qu’elle a rencontrées, tout en assumant pour certaines des tâches domestiques importantes dans leur famille, ne sont pas pour autant gagnées à l’idéologie du dévouement sans conditions pour les autres. Il y a là-dessus le très bel (et drôle) exemple d’Ann : pendant un cours, à la question de savoir si elle serait prête à renoncer à aller au cinéma pour garder l’enfant d’une amie, Ann répond positivement conformément aux attentes de son professeur. Rediscutant plus tard de cet exercice avec la sociologue, Ann tempère sa réponse et lui explique que ça dépendrait quand même du film (si c’est flashdance elle refuse !) et pointe à sa manière la simplicité du test : mais si c’est pour aller au cinéma que cette amie veut faire garder son enfant, qu’est-ce qu’on fait ? Skeggs fait apparaître de manière inédite le rôle spécifique joué par l’institution scolaire – les professeurs hommes et femmes de milieux bourgeois notamment mais aussi le cadre imposé par l’État – dans la fabrique des dispositions au dévouement de ces jeunes femmes de milieux populaires. Et plus précisément, elle met en évidence le rôle de l’institution scolaire dans la mise en œuvre des processus cognitifs qui conduisent ces jeunes femmes à intérioriser une manière de servir les autres, à estimer qu’elles doivent faire passer l’intérêt de celles et ceux pour lesquels elles travaillent avant leurs propres intérêts.
Il faudrait probablement aller plus loin en transposant ces questions et le dispositif d’enquête aux analyses sur les jeunes hommes de milieux populaires. Dans quelle mesure l’institution scolaire – et tous les acteurs économiques et étatiques qui participent à l’enseignement professionnel et technique aujourd’hui – en orientant massivement les garçons vers des filières glorifiant la virilité, les enferme dans un certain nombre de métiers où toutes les enquêtes de santé au travail montrent qu’ils vont mourir précocement et ne jamais toucher leurs droits à retraite ?
L’ouvrage de Beverley Skeggs permet ainsi de saisir combien une étude visant à dévoiler l’ordre social, les inégalités de classe, ne peut faire l’économie d’un dévoilement de l’ordre sexuel qui s’y imbrique.
Pour citer cet article :
Christelle Avril, « Troubles dans les classes populaires »,
La Vie des idées
, 7 mai 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Troubles-dans-les-classes-populaires
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