Recensé : Sachiko KUSUKAWA, Picturing the Book of Nature : Image, Text, and Argument in Sixteenth-Century Human Anatomy and Medical Botany, Chicago, The University of Chicago Press, 2012, 304 p.
Dans Picturing the Book of Nature, Sachiko Kusukawa prolonge une série d’articles remarquables sur les représentations scientifiques à la Renaissance. Le livre, à l’écriture serrée, se tient à bonne distance de deux écueils, l’érudition un peu vaine et le goût des belles images. L’histoire des images scientifiques s’est considérablement transformée depuis une dizaine d’années. En 2007, la publication du très remarqué Objectivity de Lorraine Daston et Peter Galison a servi à la fois de symptôme et de catalyseur dans la formation d’un nouveau sous-champ disciplinaire quelque part entre art et science [1]. Les deux auteurs y déclinaient les trois régimes successifs de l’image scientifique à l’œuvre à partir du XVIIIe siècle : la « vérité d’après nature » (représentation idéalisée d’une espèce, typiquement par le dessin), « l’objectivité mécanique » (enregistrement des particularités d’un individu, surtout par la photographie) et « le jugement exercé » (combinaison d’enregistrement mécanique et de suppression experte du bruit de l’image).
Le livre de S. Kusukawa prolonge ce projet d’une histoire visuelle des sciences en traçant les origines du premier de ces régimes – la « vérité d’après nature » – au milieu du XVIe siècle autour des figures de Fuchs, Gessner ou Vésale et à partir de deux domaines de savoir : la botanique médicale et l’anatomie humaine. L’auteure explique avoir traité ces deux domaines ensemble parce qu’ils sont tous les deux liés à la pratique de la médecine. Mais à l’époque moderne, ils sont aussi – avec « l’histoire naturelle des animaux » – les principaux domaines où sont produites des images qui ne relèvent pas de la géométrie ou ne reposent pas sur un langage formalisé. Pour étudier ces représentations scientifiques et leur passage dans les livres sous forme de gravures, S. Kusukawa réussit à faire tenir ensemble ce qui est trop souvent séparé, l’étude des milieux et des contextes de publication, l’examen des textes savants et philosophiques et l’observation des images elles-mêmes.
Le livre est partagé en trois grandes parties : la première traite de l’impression des images, la deuxième de l’image botanique autour du De historia stirpium de Fuchs publié en 1542 et la troisième de la gravure anatomique autour du De humani fabrica de Vésale sorti en 1543, ces deux ouvrages scientifiques étant les plus novateurs du siècle en ce qui concerne l’usage des gravures. La première partie traite a priori paradoxalement de l’édition des livres ; paradoxalement, car si l’édition semble intervenir après la rédaction dans la production du livre, elle conditionne en fait largement l’existence et les formes prises par l’image scientifique. Il semble alors impossible de dissocier ces images de ce qu’après Elizabeth Eisenstein il est convenu d’appeler la « révolution de l’imprimé ». De ce livre très dense, nous ne retiendrons que trois thèmes suivis d’une note critique.
L’image scientifique : une affaire d’argent
S. Kusukawa parle beaucoup de dépenses, de bénéfices et de prix : comparaison des coûts de production ou des prix de vente entre un livre gravé et un autre qui ne l’est pas, entre un livre gravé sur bois et un autre sur cuivre, entre un livre laissé en « blanc » et un autre colorisé, entre le salaire d’un dessinateur et d’un graveur etc.
La production de livres est en effet une affaire d’argent comme les historiens l’ont amplement démontré depuis plus d’une génération – Robert Darnton en tête. À la Renaissance, les imprimeurs-libraires qui publient des livres scientifiques essayent de rentabiliser leur investissement, notamment les blocs de bois destinés à la gravure. À partir de ces blocs, ils publient souvent des livres d’images ou des résumés destinés à des publics non savants. D’autres fois, les blocs sont réemployés à plusieurs reprises dans un même livre, voire revendus à d’autres imprimeurs-libraires.
Circulation des blocs et copie des images expliquent qu’au XVIe siècle plus du tiers des ouvrages illustrés imprimés en France et en Italie renferment des gravures présentes dans d’autres livres. Le plagiat est omniprésent dans l’économie du livre de science et certains y trouvent l’occasion de s’enrichir rapidement, comme l’indélicat Egenolff. En 1543, une querelle sur la copie des gravures du De historia stirpium l’oppose à Fuchs. Egenolff se justifie en indiquant que le mérite de la représentation doit d’abord être accordé à Dieu, créateur de la nature, secondairement à l’artiste mais jamais au naturaliste. Fuchs répond que deux plantes n’ont jamais exactement la même forme si bien que deux peintres ne peuvent pas représenter indépendamment l’un de l’autre tout à fait la même chose. Les deux arguments sont en cohérence avec les positions des parties au procès – Egenolff défend son plagiat comme Fuchs défend son investissement – mais S. Kusukawa observe que Fuchs tient ici un discours en contradiction flagrante avec son ambition de fabriquer des images idéales de plantes. La réversibilité des arguments du botaniste montre assez, là encore, que le livre scientifique est d’abord une affaire d’argent.
Maintenir alignés mots, choses et images
En raison même de ces logiques économiques, les illustrations sont très souvent « génériques », une même gravure pouvant représenter plusieurs plantes – sorte de correspondance de 1 à n – comme dans le Botanicon de Dorsten en 1540. Mais, dans ces mêmes années, certains humanistes comme Fuchs souhaitent qu’une gravure ne renvoie qu’à un – et un seul – objet particulier, autrement dit qu’elle soit « spécifique », ce qui la rendrait plus « vraie ». Pour Fuchs, qui se positionne alors dans un débat plus ample autour de la philosophie aristotélicienne des catégories, l’espèce naturelle se définit par le croisement de plusieurs de ses caractères accidentels innés. Le naturaliste, craignant que la confusion des noms ou des images aboutisse à la confusion des choses, justifie alors l’alignement plante – image – nom, ce que Kusukawa appelle la « correspondance de 1 à 1 ». L’image sert ainsi de glu pour faire tenir ensemble la chose et son nom.
De même, l’anatomiste Vésale argumente en alignant texte, gravure et corps. La démonstration vésalienne rattache les choses aux mots par le biais des images. Le lien entre l’image et le texte se fait par le référencement, d’où des signes de renvois impliquant d’incessants allers-retours. Quant au lien entre les images et les choses, autrement dit la fiabilité des premières, il repose sur la confiance accordée à l’anatomiste, ce pourquoi Vésale montre sans cesse son autorité scientifique en s’appuyant sur l’Empereur, sur une liste de grands personnages et sur l’énonciation de sa pratique. À la Renaissance, et cela peut nous sembler étrange, le crédit scientifique repose en grande partie sur le réseau des puissants étrangers à la République des Lettres. En observant la circulation du crédit entre l’auteur, la pratique anatomique, la fiabilité de ses images et la qualité de ses textes, on pourrait dire que la vérité de l’image est alors d’abord une question d’autorité.
L’image absolue
Au milieu du XVIe siècle, Fuchs, Gessner et Vésale utilisent le qualificatif « absolu » pour désigner un idéal de la représentation. Pour Fuchs, la gravure doit être absolutissima, c’est-à-dire aussi complète que possible en intégrant les racines, les feuilles, les tiges, les fleurs, les graines et les fruits des plantes. Un quart de siècle plus tard, Gessner parle à son tour d’icon absoluta pour désigner l’image complète des plantes dans un sens très voisin de son prédécesseur. Vésale décrit quant à lui l’homo absolutus comme le corps parfait, c’est-à-dire « naturel » dans la conception aristotélicienne et donc dépourvu de parties monstrueuses. Les notions de complétude et de perfection amènent les deux naturalistes et l’anatomiste à dépouiller leurs représentations des variations individuelles pour construire des modèles idéaux.
À propos des images de Fuchs, qui représente les espèces diachroniquement ou en juxtaposant plusieurs variétés sur un même rameau, on a pu parler d’Idealbild dans un sens proche de nos actuels iconotypes. De même, Gessner veut débarrasser ses dessins des possibles idiosyncrasies – trous d’insectes, rameaux brisés – autrement dit de ce qui révèle des individus singuliers, quitte à multiplier les spécimens référents. De même encore, à la suite de Galien, Vésale propose ce que S. Kusukawa appelle le « canon de Polyclète » pour les dissections publiques : le cadavre doit être celui d’un homme ou d’une femme d’âge médian avec une complexion moyenne, corps exemplaire auquel tous les autres peuvent être comparés et dont le modèle est donné par la statuaire antique.
Chez Fuchs ou Vésale, on peut dire que l’image est pensée comme une « forme-norme », sorte d’idéal-type iconique. Mais, comme le souligne S. Kusukawa, il n’existe, à la Renaissance, aucun consensus sur le rôle des représentations dans les sciences d’observation aussi bien parmi des humanistes qui parfois les méprisent comme Cornarius que chez des anatomistes davantage soucieux de la variation des structures anatomiques que du corps idéal vésalien comme Eustache. Dans cet ensemble de pratiques convergentes, il n’y a donc rien qui puisse ressembler à un régime visuel commun à tous les botanistes et anatomistes de la Renaissance. À l’évidence, ces incertitudes distinguent clairement cette période du régime visuel de la « vérité d’après nature » quand, à l’époque des Lumières, l’utilité des images devient une évidence et que leur rapport aux choses se fait plus consensuel.
Remarques critiques
Le livre de S. Kusukawa est particulièrement remarquable dans le jeu constant des échelles d’analyse, de l’étude de cas la plus détaillée – à propos du tabac, des pétasites ou de la structure osseuse de la main – aux contextes religieux des temps de réformes en passant par l’organisation économique du monde du livre. Tout y passe : de multiples thématiques – les imprimeurs-libraires, la cartographie, les réformés, la collection du Belvédère etc. –, de nombreuses sous-disciplines historiques – histoire du livre et de la lecture, histoire religieuse, histoire de la philosophie, histoire des sciences et de la médecine etc. –, et un grand nombre de personnages – Fuchs et Vésale bien sûr mais aussi Pierre de la Ramée, Léonard, Jamnitzer, Aristote, Copernic, Platon, Melanchton etc. La Renaissance tout entière semble alors précipitée dans ce petit objet d’histoire des sciences.
On trouvera bien quelques défauts à l’ouvrage : quelques longueurs, notamment sur la controverse du « mal au côté » qui oppose humanistes et médecins autour du côté où la saignée doit être opérée, des questions laissées en attente comme celle portant sur les pratiques de lecture autour du cas de Lorkyn, un professeur de physique de Cambridge, une administration de la preuve parfois un peu faible comme dans l’audacieuse reformulation de la notion d’ad vivum (qui n’impliquerait pas nécessairement que l’image soit réalisée d’après le vivant mais d’après les formes extérieures de la chose visible), et un certain abus de conclusions partielles. Le principal regret n’est pourtant pas lié au projet du livre mais à ce qui demeure une sorte de trou noir dans l’histoire visuelle des sciences. On connaît désormais bien la situation au XVIe siècle et celle du XVIIIe siècle mais quid du chaînon manquant, le XVIIe siècle, que l’on rattache habituellement à la Révolution scientifique – sans plus trop savoir ce que l’on doit entendre par là – et qui voit le remplacement de la gravure sur bois par la gravure sur cuivre ? On a, peut-être à tort, le sentiment que le XVIIe siècle est marqué par une raréfaction des gravures scientifiques, particulièrement dans le domaine de l’histoire naturelle qui, comme l’avait montré Brian W. Ogilvie, se donne alors moins comme projet de savoir décrire la nature que de la nommer et de l’ordonner en devenant progressivement taxonomique.