La terre agricole peut-elle être un enjeu politique majeur et la faim de terre, le ressort des tribulations politiques des sociétés ? Cela ne fait guère doute concernant le passé. Pour le lecteur de Tite-Live, l’accès à la terre, le piège de la dette dans lequel tombent les petits paysans, le partage fort inégal des terres conquises constituent des éléments clés des conflits sociaux (conflits internes) et de l’expansion territoriale romaine (conflits externes). Les meurtres de Tiberius et de Gaïus Gracchus inaugurent le cycle de violence qui précipitera la fin de la République romaine : leur cause est la lutte foncière entre patriciens et plébéiens. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
L’enjeu foncier
L’industrialisation et le développement du secteur tertiaire, l’urbanisation qui éloigne les populations des campagnes, la surabondance alimentaire permise par l’agriculture industrielle, le pétrole qui dispense l’agriculture de produire de l’énergie : tout cela a rendu sinon marginal, du moins imperceptible, l’enjeu foncier pour les populations des pays industrialisés. Seul, de temps à autre, un achat de terre surprenant (comme ce fut le cas pour l’investissement d’une société chinoise dans 1 700 hectares dans le Berry) éveille l’opinion, jusqu’à susciter la promulgation d’une loi relative à « la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du bio-contrôle ».
Cette émotion française n’est qu’un écho assourdi d’un phénomène bien présent au niveau mondial. C’est ce que Pierre Blanc s’est efforcé d’illustrer, afin « de mettre en lumière le caractère universel de mécanismes, par-delà les phénomènes propres à chaque espace politique ». Pour ce faire, il nous entraîne dans un vaste panorama tant historique que géographique, analysant successivement la question agraire en Europe, dans les deux Amériques, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique.
Quels mécanismes universels peut-on dégager à grands traits ? Dans les premières sociétés agraires prévaut une gestion généralement communautaire de la terre. Communautaire ne signifie pas égalitaire. La terre appartient à la communauté, à l’exception des petites parcelles jardinées à proximité des maisons ; elle n’est pas bornée, pas appropriée individuellement et ne peut être vendue. L’idée même de faire commerce de la terre n’existe pas. Ces communautés sont généralement régies par des chefs coutumiers, dont l’une des fonctions est de répartir les terres entre les familles et les clans.
Un point de basculement décisif se produit quand émerge l’idée de propriété de la terre. C’est ce qu’avait déjà identifié Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misère et d’horreurs n’eut point épargné au genre humain, celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
Le principe de propriété de la terre ouvre la porte à son accaparement par des classes désormais dominantes et à l’instauration d’une inégalité durable et même structurelle entre grands propriétaires et manouvriers. Les chefs de la terre, chargés de sa distribution plus ou moins arbitraire, se muent en possesseurs de la terre la concédant, souvent de manière précaire, aux paysans contre des redevances pouvant dépasser les deux tiers de la production. La rente foncière ainsi créée est réinvestie dans d’autres achats de terre accélérant le processus.
Peu à peu, au gré des aléas, des endettements irremboursables, même les petits propriétaires deviennent les métayers des latifundiaires. Pour peu que la croissance démographique soit forte, le rapport de forces entre propriétaires et métayers permet aux premiers d’exiger des redevances de plus en plus élevées. Cet état de fait nuit gravement à la productivité agricole : les petits paysans précarisés n’ont ni les moyens ni l’envie d’investir dans la bonification des terres.
Quant aux grands propriétaires, souvent absentéistes, ils utilisent leurs revenus soit en dépenses ostentatoires, soit pour acheter de nouvelles terres. La situation sociale devient souvent explosive. Dans de nombreux États agraires, le pouvoir central tente, de loin en loin, de limiter le phénomène d’accaparement, mais bien souvent les grands propriétaires dominent le régime.
Colonisation et expropriation
La colonisation européenne a diffusé systématiquement le principe de propriété. Avec une intensité variable, selon l’état des sociétés colonisées et les choix contingents des puissances coloniales, elle s’apparente à une grande expropriation. En Amérique latine, les Couronnes espagnoles et portugaises, dans la continuité de la Reconquista de la péninsule, privilégient la grande propriété latifundiaire, d’abord par l’encomendia (régime d’exploitation des populations, mais sans attribution de droit de propriété), puis par l’hacienda (propriété de plein droit). À l’indépendance, les régimes sud-américains sont dominés par les grandes familles terriennes et, en un sens, le sont restés.
A contrario, la colonisation de l’Amérique du Nord est le fait de moyens propriétaires exploitants. Ce serait l’un des facteurs explicatifs de la différence de développement : ici, une aristocratie foncière conservatrice ; là, une démocratie industrielle. Dans les autres colonies de peuplement, comme l’Algérie ou l’Afrique du Sud, les colons vont s’emparer des bonnes terres et le pouvoir colonial va généralement s’entendre avec les élites locales. Coexistent alors moyennes et grandes propriétés, souvent tournées vers l’exportation.
Là où la colonisation ne fut pas une entreprise de peuplement, le pouvoir colonial n’a soit pas eu le temps et les moyens de marquer durablement la structure foncière (son attitude sera essentiellement prédatrice, comme au Congo), soit s’est appuyé sur une classe locale de propriétaires terriens ou de chefs de la terre, transformés en propriétaires par l’introduction du droit de propriété. Allenby déclare : « Les Anglais peuvent évacuer l’Égypte le cœur tranquille : ils ont créé en effet une classe de grands propriétaires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Égypte. » De ces classes possédantes émergeront à la fois les meilleurs relais de la colonisation et ses plus farouches opposants, selon le degré de conscience nationaliste.
La question agraire a joué un rôle crucial dans l’histoire du XXe siècle. Les révolutions russes et chinoises sont avant tout l’habile utilisation, par des groupes minoritaires, de l’immense exaspération des petits paysans à l’égard des régimes conservateurs, et de leur faim de terre. La promesse de réforme agraire permettra de rallier les masses paysannes, quitte à transformer par la suite la redistribution des terres en collectivisation. Les États-Unis l’avaient si bien compris que ce sont eux qui ont encouragé des réformes agraires dans leurs pays satellites, avec plus de succès en Asie (Corée, Taïwan) qu’en Amérique latine. Prévenir plutôt que guérir.
Le grand propriétaire absentéiste : une malédiction
Avec la croissance démographique et les changements climatiques, la question agraire, inséparable de celle de l’eau, est revenue à l’agenda, si elle l’avait jamais quitté. Elle s’impose comme facteur de tensions internes dans les sociétés rurales, mais aussi comme facteur de tensions internationales entre les pays déficitaires, cherchant par des investissements à assurer leurs approvisionnements, et les pays où se produisent ces investissements, souvent en chassant les communautés paysannes.
Si la terre n’explique pas à elle seule tous les conflits, elle en constitue souvent l’un des facteurs, et non des moindres. Mais il est clair – c’est l’esprit de cet essai – que le problème foncier n’est en rien assimilable à la seule question de la rareté des terres. Certes, la quantité de terre labourable est limitée à l’échelle du globe, mais cette limitation objective ne suffit pas à expliquer le problème.
À plusieurs reprises et à propos de tous les continents, Pierre Blanc évoque la sous-utilisation des terres détenues au sein des grandes propriétés. Les puissantes familles accumulent des terres très imparfaitement mises en valeur, voire laissées en friche, contribuant à créer la faim de terre des petits paysans. Parfois, les autorités n’ont d’autre expédient que d’ouvrir des fronts pionniers, au détriment de la forêt. Le grand propriétaire absentéiste apparaît bien comme la malédiction absolue, tant du point de vue social qu’environnemental.
La rareté des terres n’est donc pas d’abord un donné physique ; elle est souvent une construction sociale. De manière symptomatique d’ailleurs, les pays d’Europe occidentale en sont tous venus, au cours du XXe siècle, à promouvoir des systèmes juridiques très favorables aux agriculteurs, au détriment des grands propriétaires. Si l’on n’a pas « donné la terre au paysan », on lui a donné un droit d’usage qui l’emporte sur le droit de propriété, dans le cadre de politiques agricoles très complètes, qui ont également traité la question de l’accès au crédit, le renforcement de la capacité d’investissement des agriculteurs, leur formation, etc.
L’arme fiscale
Pierre Blanc, dont la limpidité d’écriture et de raisonnement n’est jamais démentie, nous offre un panorama extrêmement utile. Le choix de passer en revue les différents continents pourra rebuter le lecteur qui chercherait une synthèse brève, mais il intéressera vivement le lecteur à la recherche d’une vue synoptique permettant comparaison et mise en perspective. L’auteur, gardant sa posture d’analyse, n’a pas cherché à conclure de manière performative, en proposant des modèles de politiques foncières, même si l’on ressent sa sympathie pour les aspirations paysannes.
Un petit regret : son raisonnement se centrant essentiellement sur la gestion du foncier, ses modes d’appropriation et d’usage, l’auteur n’aborde pas l’outil de la fiscalité foncière qui reste, au-delà des réformes agraires, le plus sûr moyen à long terme de dissuader les propriétaires de cumuler des terres mal mises en valeur. C’est justement cette pression fiscale qui contraignit les grands propriétaires romains du IIIe siècle à concéder à des tenanciers des baux longs (souvent 25 ans) assortis d’un quasi-droit de propriété : les baux emphytéotiques. Il ne fait pas de doute que ce dispositif joua son rôle dans le redressement de l’Empire au IVe siècle.
Plutôt donc qu’une politique souvent coûteuse et incertaine de réforme agraire nécessitant de dédommager les propriétaires, l’outil fiscal permet d’atteindre cet objectif, tout en assurant des revenus à l’État. Certes, il faut parvenir à faire rentrer l’impôt et donc affronter le lobby des ultra-riches – sujet tout à fait d’actualité, pas seulement pour le foncier.
Au terme de l’ouvrage, on comprend que l’histoire est loin d’être finie et que l’accaparement de la terre – et plus largement celle des ressources naturelles à l’échelle planétaire – constitue une menace pour la paix civile comme pour la paix internationale. L’agro-histoire du monde ne s’est donc pas arrêtée au milieu du XXe siècle ; elle fait partie de notre présent et de notre avenir. Bonne raison pour s’y intéresser.
Pierre Blanc, Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde, Paris, Presses de Sciences Po, 2018. 384 p., 19 €.