Dans la Rome antique, les chauves subissaient de nombreux clichés : ils étaient accusés d’être desséchés, stériles, avares ou encore sexuellement suractifs. Autant de raisonnements tirés par les cheveux.
Dans la Rome antique, les chauves subissaient de nombreux clichés : ils étaient accusés d’être desséchés, stériles, avares ou encore sexuellement suractifs. Autant de raisonnements tirés par les cheveux.
La calvitie est un sujet très contemporain, dont on fait une comédie de mœurs, dont on s’inquiète en se regardant dans le miroir, ou dont on fait commerce, à l’heure où le budget mondial des transplantations capillaires avoisine les dizaines de milliards d’euros par an.
Robinson Baudry et Caroline Husquin proposent de faire un pas de côté sur ce sujet, pour se demander comment il était défini, pensé et traité il y a deux mille ans, dans le monde romain de la fin de la République et du début de l’Empire. Sous ses apparences légères, voire comiques, le sujet et son traitement sont tout à fait sérieux, puisqu’ils touchent à des champs de recherche tout à fait solides : l’histoire de la médecine, des identités, du politique, du religieux et, surtout, du corps, aujourd’hui en plein développement au sein des études anciennes.
La documentation ne manque pas – fait suffisamment rare, en histoire ancienne, pour être signalé – depuis la littérature décrivant, moquant ou traitant la calvitie de tel, jusqu’à l’archéologie, en passant par les inscriptions et autres représentations sur pierre. Les mots pour désigner la calvitie et ceux qui en étaient affectés étaient nombreux dans l’Antiquité, à commencer par l’adjectif calvus (et son équivalent grec phalakrós), dont on voit le lien avec notre terminologie française. Certains Romains portaient même un cognomen qui en dérivait : les Calvini, Caluentii et autres Glabrii descendent vraisemblablement d’un chauve éponyme.
Entre histoire et anthropologie, avec une attention particulière portée aux contextes culturels dans lesquels ces discours furent tenus, les deux auteurs se proposent de démontrer et de démonter les clichés anciens sur la calvitie. Une manière étonnante, mais efficace, d’en apprendre plus sur les sociétés anciennes, dont on sous-évalue souvent les différences avec la nôtre.
Les Romains considéraient le corps et sa beauté comme le reflet de l’âme. L’homme de bien se reconnaissait d’abord à sa mesure (frugalitas), qui s’exprimait aussi par l’entretien modéré d’une chevelure, laquelle se devait d’être présente bien que sobre. D’autant que l’explication médicale de la calvitie – puisée chez les médecins hippocratiques et leurs théories des humeurs – prenait une dimension éminemment morale. La calvitie était le symptôme d’un refroidissement et d’un dessèchement du corps, incapable de « nourrir » une chevelure.
Compréhensible et donc moralement acceptable quand elle s’expliquait par la vieillesse, cette stérilité crânienne était en revanche suspecte chez les individus trop jeunes. Les Romains y voyaient la preuve d’une activité sexuelle excessive du sujet dégarni, dont la chaleur et l’humidité corporelles s’étaient perdues en émissions de semence. Un excès menant à d’autres, le chauve était aussi un ivrogne, un avare, une brute, voire un tyran en puissance. Dans le mime romain, le chauve tenait même un rôle à part entière : celui du cocu, ridicule, laid et nécessairement stupide, que l’amant tournerait en ridicule, façon vaudeville avant l’heure.
Dès lors, le malheureux cherchait à remédier à son état. Médecins et naturalistes grecs ou romains proposaient divers « remèdes » à appliquer sur le crâne honteux : graisse d’ours, alun d’Égypte, cendre de pénis d’âne, ou raifort pour les dames, qui n’échappaient pas au mal. En cas d’échec, on faisait appel aux dieux et à leurs sanctuaires thérapeutiques, où l’on venait prier le dieu de faire repousser la chevelure. En cas de syndromes persistants, restait le recours à la perruque, en cheveux véritables ou en fibres végétales. Bien qu’associés au théâtre et à la tricherie, voire au mensonge, les postiches étaient portés jusque dans la tombe, où les archéologues en ont retrouvé par dizaines.
Seule voix discordante et tardive, Synésios de Cyrène (370-413), notable grec et futur évêque chrétien de Ptolémaïs, écrivit au milieu de sa vie un Éloge de la calvitie. Au-delà de la réponse parodique à l’Éloge de la chevelure écrit par Dion de Pruse (40-120), il tenta d’y retourner quelques préjugés, en capitalisant sur le lien entre calvitie, maturité (du crâne ou du fruit) et donc sagesse du chauve, et en convoquant des exemples comme Socrate, Ulysse ou même Achille – qui serait sans doute devenu chauve et donc sage, s’il n’était mort jeune et en pleine gloire.
Malgré ce départ sous de mauvais auspices, le crâne chauve était régulièrement mis en lumière par les représentations aristocratiques (bustes, bas-reliefs et monnaies), indiquant sans doute l’âge avancé, donc l’expérience et la légitimité des sujets en tant que gouvernants, qu’il n’était pas question de moquer. L’historien et moraliste Plutarque (44-125), auteur de traités sur l’art du banquet, invitait d’ailleurs à la mesure en matière de moquerie : que l’on ne rie d’un convive chauve que si lui-même se moque de son infirmité.
La calvitie résultait par ailleurs parfois d’un choix, même si ce n’était pas toujours celui du tondu. Les esclaves pouvaient être rasés par leur maître, pour faciliter la reconnaissance de leur statut, de même que les condamnés aux travaux forcés à l’époque impériale. L’affranchissement d’un esclave pouvait être l’occasion d’une autre tonte, accompagnée du port d’un bonnet spécifique indiquant le changement de statut. Le roi grec Prusias II de Bithynie (182-149 avant notre ère) se serait ainsi présenté à Rome, se déclarant l’affranchi des Romains.
En contexte religieux, les adorateurs de la déesse Isis, qui se recrutaient bien au-delà de l’Égypte à la fin de l’Antiquité, se rasaient crâne et sourcils, à la façon des prêtres égyptiens, en signe de pureté et de dévotion. Il semblerait que les marins réchappés d’un naufrage tondaient parfois leurs cheveux pour les offrir aux divinités marines, au point qu’il était déconseillé de se couper les cheveux à bord d’un bateau, de peur d’attirer le naufrage.
Les femmes elles-mêmes se rasaient parfois le crâne en signe de deuil ou de captivité. L’histoire romaine abonde en exemples (historiquement douteux) de situations militaires désespérées, où les femmes d’une cité aux abois offraient leurs cheveux pour fabriquer des cordes d’arc ou de machines de guerre. La calvitie (ou plutôt l’alopécie féminine, plus rare mais bien réelle) constituait un handicap social plus grand encore, dans une société où le statut de chaque femme s’exprimait aussi par les cheveux. La chevelure attachée disait l’épouse respectable, alors que les cheveux déliés indiquaient la courtisane ou la prostituée. Son absence totale ou partielle trahissait la maladie, physique ou morale, voire les deux.
Pour un dirigeant, le corps et son éventuelle calvitie devenaient éminemment politiques. Dans le contexte aristocratique de la République finissante, Cicéron illustra l’utilisation de la calvitie comme arme politique, quand il en fit le signe de la duplicité de la partie adverse, dans sa défense de l’acteur Roscius (Pour Sextus Roscius). Jules César, qui fut peut-être le plus célèbre des dégarnis antiques – et qui ne bouda pas son plaisir, quand le Sénat l’autorisa à porter une couronne de laurier en permanence –, aurait fait l’objet de moqueries afférentes, dans les chansons de ses soldats, où jusque sur les balles de fronde lancées par les armées qu’il combattit. L’efficacité politique de ces moqueries semble néanmoins limitée. Les âges avancés – et donc les fronts dégarnis – des dirigeants romains n’y étaient sans doute pas pour rien.
Avec l’avènement du régime impérial, la question prit une importance redoublée. Le mauvais empereur, tel que le décrivent notamment Tacite, Sénèque ou Suétone dans leurs biographies impériales, est affublé de tous les défauts moraux et physiques, calvitie incluse. Caligula (37-41), qui mourut pourtant à 28 ans, aurait été chauve, en parfait tyran coupable de tous les excès possibles. À l’inverse, le bon prince est soit chevelu comme de juste, soit suffisamment âgé, et qui plus est capable d’une certaine autodérision en matière capillaire. Le vieux et très modéré Vespasien (69-79), à qui l’on annonçait l’apparition d’une comète de mauvais augure, répondit que le signe n’était pas pour lui, mais pour son ennemi le roi des Parthes qui, lui, arborait encore une chevelure analogue à celle du phénomène céleste.
En revenant deux millénaires en arrière, Robinson Baudry et Caroline Husquin mènent une réflexion à la fois légère et sérieuse, sur l’objet bien historique qu’ils se sont donné. L’ouvrage est clair, rigoureux et bien étayé en sources et citations. On ne peut guère lui reprocher que de manquer d’illustrations et de s’être contenté de décrire des représentations figurées, dont on aimerait parfois un aperçu et un commentaire plus détaillé.
On en retient finalement l’apparente ressemblance entre le rejet des Romains et le nôtre pour un trait physique, qui est pourtant inévitable pour une majorité d’hommes. Mais il faut aussi retenir que des effets analogues sont ici produits par des causes différentes. Postiches antiques et perruques modernes dissimulaient bien une même tare physique, mais pas les mêmes « défauts » dont elle était le signe. En témoigne notamment l’association romaine du chauve à l’efféminé, trop mou et froid pour nourrir une chevelure virile, à rebours de nos figures modernes chez qui la calvitie constitue plutôt une rupture avec la féminité.
Preuve que, si certains préjugés négatifs ont la vie dure, ils ne se fondent pas éternellement sur les mêmes raisonnements spécieux et savent se réinventer au gré des changements culturels, sociaux ou scientifiques. Nul besoin d’être chauve pour en connaître des exemples, hier comme aujourd’hui.
par , le 15 octobre
Kevin Bouillot, « Veni, vidi, calvitie », La Vie des idées , 15 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Baudry-Husquin-Les-Chauves
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