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Recension Histoire

Aux origines du roman national israélien

À propos de : S. Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard.


par Matthieu Calame , le 28 septembre 2009


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À partir d’une réflexion sur la formation des nations et des nationalismes, Shlomo Sand dissèque la « mythistoire » israélienne en remettant en cause le récit de la dispersion des Judéens et en insistant sur l’importance du prosélytisme juif. Ce faisant, il montre ce que le récit des origines israélien doit à un ethnonationalisme forgé au XIXe siècle.

Recensé : Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2009.

L’essai de Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, s’inscrit dans le courant moderne de déconstruction des grands récits historiques produits au XIXe siècle, à l’heure de la montée des nationalismes. Les lecteurs français qui connaissent les œuvres de Claude Nicolet [1] (que cite l’auteur) ou de Suzanne Citron [2] retrouveront donc une réflexion et un langage familiers. Mais il est peu risqué de dire qu’il n’existe presque aucun rapport entre la France des deux derniers siècles et la Gaule, entre Vercingétorix et Clemenceau, et que l’on peut être légitimement français sans avoir eu aucun ancêtre arverne. Il est beaucoup moins aisé d’affirmer qu’il n’existe pratiquement aucun rapport entre l’État d’Israël actuel et le royaume judéen, entre Ben Gourion et Josias, et que la plupart des Israéliens modernes n’ont aucun ancêtre qui ait jamais vécu entre la Méditerranée et le Jourdain.

Pourtant, dans sa facture, la démarche de Shlomo Sand n’a rien d’iconoclaste. Après une partie introductive portant sur le problème de la définition des nations, dès leur origine, et les raisons de leur émergence dans l’Europe du XIXe siècle, l’auteur aborde son sujet particulier, Israël. Il confronte le schéma conventionnel et officiel de l’histoire avec une autre trame plus vraisemblable. Il en souligne les écarts ; il étudie les moteurs et les déterminants de ce qu’il baptise une « mythistoire », qui vient se substituer, dans l’imaginaire collectif, à l’histoire tout court. Enfin, il s’interroge sur le rôle de cette mythistoire dans la situation actuelle d’Israël, où elle continue à jouer un rôle politique et social qui handicape, selon lui, l’émergence d’une nation proprement israélienne.

Naissance des nations

Sur le nationalisme européen, l’auteur synthétise les différentes théories qui ont fleuri depuis un siècle et demi. À la difficulté intrinsèque de donner des définitions strictes à ces entités poreuses, dynamiques et toujours singulières que sont les nations, s’ajoute le risque de l’anachronisme : qu’entendent les auteurs quand ils parlent de « nation » ou de « peuple » ? Cette réflexion débouche sur la définition de Benedict Anderson (une nation est « une communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » [3]) et sur les critères énoncés par Ernest Gellner. Pour qu’une nation se distingue par rapport aux autres entités sociales, il faut :

  • une culture de masse hégémonique ;
  • une égalité civique ;
  • une continuité idéologique entre les élites et la population ;
  • la conscience de chaque individu de faire partie de la nation ;
  • un territoire perçu comme un bien commun ;
  • une économie nationale privilégiée par rapport aux échanges internationaux [4].

Mais quelle est l’origine du besoin viscéral d’identité nationale qui émerge si fortement au cours du XIXe siècle ? Shlomo Sand retient deux moteurs du nationalisme : les évolutions politiques et les évolutions socio-économiques. Le moteur politique, c’est l’affaiblissement de la société d’Ancien Régime :

« La remise en cause des structures royales traditionnelles à l’époque des guerres de conquête napoléoniennes a accéléré le développement de ce que l’on peut déjà considérer comme le “virus” idéologique principal de la modernité politique. Ce germe “national-démocratique” a été introduit au cœur des soldats français dès lors qu’ils furent persuadés que chacun d’entre eux possédait dans sa giberne le bâton de maréchal. Même les cercles qui commençaient à s’opposer aux conquêtes napoléoniennes et les mouvements démocratiques qui appelaient à la révolte contre les royaumes traditionnels devinrent rapidement partisans de la nation. » (p. 65)

Le moteur socio-économique, mis en avant par les marxistes, a été assuré par « les liens étroits existant entre le développement de l’économie de marché et la cristallisation de l’État national. À leurs yeux [les marxistes], l’essor du capitalisme détruisit les économies autarciques, fit éclater les rapports sociaux spécifiques qui les caractérisaient et participa au développement de relations inédites et d’une conscience d’un nouveau type. » (p. 53)

Dans les deux cas, l’idée nationale émerge pour combler le vide laissé par le recul d’un ordre politique, économique et religieux en pleine déconfiture. L’idée nationale cimente les nouvelles sociétés émergentes. L’immanence de la nation se substitue à la transcendance monarchique et religieuse comme fédérateur social – ce qui amène Gellner à affirmer que « c’est le nationalisme qui crée les nations, et non le contraire. » [5] C’est une idée à laquelle Sand adhère et qui lui sert pour étayer sa démonstration dans le cas particulier d’Israël.

Les nations, au sens moderne du terme, ne préexistaient pas au nationalisme. Toutefois, le nationalisme a été protéiforme, ce qui a amené Hans Kohn, « en 1944, avec la publication de son ouvrage d’une large portée L’Idée du nationalisme, [à élaborer] sa célèbre théorie de la dichotomie qui lui valut autant adeptes que d’opposants ». Kohn considère en effet deux familles de nationalismes aux effets radicalement différents : d’une part, un nationalisme libéral et civique, de cooptation, insistant sur l’adhésion volontaire et consciente de l’individu à la nation, qui triomphera à l’ouest de l’Europe et aux États-Unis non sans vicissitudes ; d’autre part, un ethnonationalisme, essentialiste, biologisant et « volkiste », pour lequel l’appartenance de l’individu à la nation est prédestinée. Cette conception triomphera en Europe centrale et orientale, dans des États où les élites aristocratiques, sur la défensive au sein de leur « empire », privilégieront un nationalisme sans démocratie.

De la mythistoire à l’histoire reconstituée

C’est dans cette matrice intellectuelle, où chaque État forge sa propre histoire, que va naître le mythe national du futur État israélien, avec la Bible comme support de base. Shlomo Sand reprend alors le récit traditionnel des origines : la promesse initiale faite à Abraham et, après la période égyptienne, la conquête rapide et sanglante de Canaan ; la grandeur de David et de Salomon et la constitution d’un État puissant, puis sa division en deux entités qui succomberont sous les coups des Assyriens puis des Babyloniens (ce qui entraînera l’exil à Babylone) ; la restauration progressive, sous les empires perse et hellénistique, avec un apogée sous Hérode le Grand. Cet apogée ne durera guère et sera suivi par la destruction du Temple par les Romains et la dispersion des Juifs dans tout l’Empire, dispersion qui sera à l’origine des communautés juives d’Europe jusqu’à la Shoah. Point essentiel de cette narration, l’idée selon laquelle le prosélytisme juif a toujours été limité et les conversions au judaïsme, marginales ; les Juifs du monde seraient donc massivement les descendants biologiques des Judéens exilés.

En reprenant de nombreux travaux, certains très récents et d’autres datant du XIXe siècle, Shlomo Sand propose une autre trame. Le grand royaume de David et Salomon ? Une construction tardive pour justifier les ambitions territoriales du roi de Judée, ambitions qui finiront mal. Ce royaume pratique d’ailleurs une politique de conversion active des peuples qu’il soumet. Hérode le Grand lui-même est un Iduméen ! Cette dynamique prosélyte survit à la chute du royaume. Et nul besoin de rechercher une dispersion par les Romains, dont on n’a pas de preuve substantielle. La multiplication de communautés juives dans l’Empire romain ou au dehors (Adiabène, Yémen) relève du prosélytisme. Et si ce dernier est concurrencé puis stoppé par le christianisme qui offre des services similaires (un Dieu éthique qui se préoccupe de l’humanité) pour un coût social moindre (en mois d’interdits), il connaît sa dernière et plus éclatante réussite avec la conversion de l’Empire khazar, le plus grand État gouverné par une aristocratie juive de l’histoire, empire centré sur la Volga et dont la défaite au Xe siècle puis la disparition définitive au XIIe marquent le crépuscule du grand mouvement de prosélytisme juif.

Une telle trame, qui fait du judaïsme une religion à vocation universelle, ouverte, capable de séduire intellectuellement et moralement de nombreux esprits, a un corollaire : dans leur immense majorité, les Juifs du monde ne forment pas une « ethnie » descendant des Judéens. Ce sont des Arabes, des Goths, des Latins, des Grecs, des Égyptiens, des Slaves, des Turcs et même « nos ancêtres les Gaulois ». Et les paysans judéens ? Que sont-ils devenus ?

« Borokhov considérait les fellahs palestiniens comme une partie intégrante de la race juive, facilement incorporable à l’édifice socialiste-sioniste. Ses disciples ainsi que les futurs fondateurs de l’État d’Israël, David Ben Gourion et Yitzhak Ben Zvi, partagèrent ce point de vue jusqu’à la révolte arabe de 1929. Les habitants autochtones étant les descendants de l’antique peuple juif, il fallait accepter leur retour, au même titre que celui de tout Juif dans le monde, dans le corps de la nation, parallèlement à leur processus de laïcisation. » (p. 363)

Notons que Shlomo Sand ne prétend jamais faire œuvre novatrice en présentant cette trame historique qu’il juge la plus vraisemblable. Il fait la synthèse de travaux existants et parfois incontestés, au moins pour ce qui concerne la période pré-exilique [6].

Un ethnonationalisme juif

Les écarts multiples entre la mythistoire traditionnelle et la trame historique reconstituée, particulièrement en ce qui concerne le prosélytisme et la non-dispersion des Judéens sous Titus, sont autant d’occasions pour Shlomo Sand de s’interroger sur le contexte et les motivations du mythe national juif. Il offre un panorama de l’élaboration intellectuelle de la pensée nationaliste israélienne, le sionisme, en réponse aux mythistoires antisémites particulièrement puissantes dans les Empires centraux et russes. Alors que le reflux de la religion dans la vie civile offrait théoriquement la possibilité de l’assimilation et de l’égalité civique, l’ethnonationalisme repousse les Juifs européens comme un corps étranger à la nation. Face à ce phénomène, les intellectuels juifs se partagent en deux courants : les uns combattent l’ethnicisation du judaïsme, tandis que les autres, assimilant les arguments des ethnonationalistes et les retournant – phénomène fréquent de mimétisme –, inventent un ethnonationalisme sioniste. Ceci explique leur tendance à surévaluer la valeur historique de la Bible et à transformer la propagande chrétienne de la dispersion du « peuple déicide » en diaspora fondatrice des communautés juives.

La permanence de cette mythistoire, dans l’État israélien, soulève pour l’auteur de nombreuses difficultés qui handicapent toute normalisation, d’autant plus que les recherches historiques affaiblissent la portée historique du récit biblique. Ce récit atteste de moins en moins l’existence d’un peuple juif, au sens ethnique du terme, et retrouve avant tout sa signification mystique, ce qui amoindrit sa valeur pour fonder une société laïque. Le pays se trouve donc écartelé entre son ambition de constituer l’État de tous les Juifs, son identité sécularisée et laïque de plus en plus marquée, l’émergence d’une identité israélienne originale mais qui se différencie de l’identité des autres Juifs du monde et, bien sûr, la difficulté à reconnaître à côté des Judéo-Israéliens la présence de Palestino-Israéliens.

Paradoxalement, l’ethnonationalisme juif né en Europe centrale et orientale peut se révéler à terme un obstacle rédhibitoire à la constitution d’un nationalisme civique proprement israélien. L’antagonisme entre les deux nationalismes identifiés par Kohn trouve actuellement, au sein de la société israélienne, un nouveau terrain d’affrontement. L’auteur, quant à lui, est évidemment favorable à un nationalisme civique proprement israélien qui proposerait à la société israélienne un avenir. Sand l’a dit au journal Haaretz : « To my mind, a myth about the future is better than introverted mythologies of the past. » [7] D’après moi, un mythe à propos de l’avenir est meilleur qu’un passé mythologique replié sur lui-même. »]

Quelques critiques

L’essai de Shlomo Sand a suscité des débats en Israël et une brève polémique, d’assez faible niveau, en France. Les critiques ont porté sur deux éléments. Le premier concerne le fait que l’auteur ne soit pas spécialiste de la période qu’il traite ; le second porte sur sa thèse finale, à savoir l’occultation par les penseurs sionistes du prosélytisme juif et leur acceptation du récit de la dispersion après Titus.

La première critique est faible, surtout pour une période si longue, qui n’a donc pas, par définition, de « spécialistes ». Une telle critique condamnerait par avance tout ouvrage de synthèse. Par ailleurs, le texte de Shlomo Sand est bien étayé. Par exemple, il est certain que, dans l’Empire gréco-romain à l’économie esclavagiste, on ne dispersait pas les vaincus, on les vendait tout bonnement comme esclave pour renflouer les caisses de l’État ! La mansuétude de Titus à l’égard des Judéens, qui se serait privé d’un important revenu en préférant la dispersion de tous les Juifs plutôt que leur vente, serait donc une solide exception, surtout si l’on se rappelle que son père Vespasien a eu l’idée de taxer l’urine pour renflouer l’État ! C’est dire le besoin d’argent. Il est donc fort improbable que Titus ait dispersé les Juifs. Il en va de même pour le lien entre l’extrême importance démographique des Juifs de l’Est et le fait qu’ils trouvent leur origine dans le dernier royaume – et même empire – juif des Khazars. Cette explication par les « Khazars » est la plus simple et, à ce titre, elle est à privilégier. L’exposé de Shlomo Sand est sans doute discutable ; il est néanmoins crédible.

La deuxième critique, bien exposée par Israël Bartal [8], est plus consistante. Israël Bartal reproche à Shlomo Sand le procès qu’il fait aux intellectuels sionistes lorsqu’il leur reproche une occultation de l’histoire et des dérives biologisantes à caractéristique raciste (par exemple la recherche d’un gène « juif »). Bartal souligne que l’origine khazar des Juifs d’Europe était et est bien connue, ainsi qu’en atteste la Mikhlal Encyclopedia, un texte de référence dans les années 1950 sur lequel s’appuyaient tous les lycéens. Shlomo Sand situe vers les années 1960 le processus de délaissement et d’oubli des Khazars.

Toutefois, du point de vue du lecteur, la critique d’Israël Bartal donne envie de renvoyer Sand et son détracteur dos-à-dos. En effet, leur différend porte sur des travaux de « haute culture » concernant de petits cénacles. Il ne dit pas grand-chose de la culture populaire, alors même que Gellner insistait, pour définir la nation, sur l’existence d’une culture de masse hégémonique façonnée par une mythistoire nationaliste. De ce point de vue, les travaux de Suzanne Citron portant sur la narration de l’histoire dans les écoles répond mieux à cette analyse de la formation d’un imaginaire de masse. Renan pouvait bien offrir un admirable témoignage d’élévation d’esprit en présentant la nation comme une communauté de valeurs et d’adoption, il n’empêche que, pour beaucoup de Français, le récit établi par Lavisse (« En ce temps-là, notre pays s’appelle la Gaule ») formait la perception mythistorique dominante. Pour trancher la question de l’imaginaire historique des Israéliens, il serait donc nécessaire d’analyser les ouvrages scolaires, la littérature et les films populaires.

Pour le lecteur français et européen, curieux d’histoire, le livre de Shlomo Sand garde tout son intérêt, moins pour ce qu’il nous dit de l’Israël actuel que des contorsions de notre histoire la plus ancienne. Il est évident par exemple que la force de la prédication juive explique également la rapidité de la prédication chrétienne. Quant à la « dispersion », elle apparaît comme le moyen a posteriori de disqualifier un mouvement religieux que le christianisme dominant ne pouvait ni absorber, contrairement au mithriacisme, ni éradiquer, comme il le fit du paganisme ; ainsi permet-elle de justifier la présence juive tout autour du bassin méditerranéen en escamotant le phénomène des conversions. Enfin, évidemment, ce livre nous renvoie en pleine figure la cruelle réalité : les drames actuels et les souffrances des populations israéliennes et palestiniennes trouvent leurs racines au cœur de l’Europe et le temps n’est pas si loin où les sommités scientifiques glosaient le plus sérieusement du monde sur les races et les caractères immanents des ethnies. L’Européen contemporain n’y peut peut-être plus grand-chose, si ce n’est de ne jamais l’oublier et d’en tirer leçon pour l’avenir.

par Matthieu Calame, le 28 septembre 2009

Pour citer cet article :

Matthieu Calame, « Aux origines du roman national israélien », La Vie des idées , 28 septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-du-roman-national

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Notes

[1Claude Nicolet, La Fabrique d’une nation, Paris, Perrin, 2003.

[2Suzanne Citron, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1989.

[3Benedict Anderson, L’Imaginaire national, Paris, La Découverte, 2002 (cité p. 56).

[4Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1999 (cité p. 57).

[5Ibid.

[6Voir à ce sujet Mario Liverani, La Bible et l’invention de l’histoire, Bayard, 2008, ainsi que I. Kinkelstein et N. Ackerman, La Bible Dévoilée.

[7«  Shattering a national mythology  », Haaretz, 1er janvier 2008.

[8Haaretz Books, juillet 2008.

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