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Recension Société International

Au pays des végétariens

À propos de : Michaël Bruckert, La Chair, les hommes et les dieux : La Viande en Inde, CNRS Éditions


par Mathieu Ferry , le 4 mai 2018


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En Inde, l’interdit du régime carné reste lié à un impératif de pureté rituelle pour les hautes castes – mais plus seulement : comme le montre le géographe M. Bruckert, la consommation de viande structure aujourd’hui l’organisation de l’espace social, culturel et économique du sous-continent.

Quelle est la place de la viande en Inde ? Quelles significations les substances carnées revêtent-elles alors que le végétarisme est supposé être l’emblème de ce pays ? Dans quelle mesure sont-elles modifiées par l’amélioration du niveau de vie ? L’ouvrage du géographe Michaël Bruckert, fruit d’une thèse ayant obtenu le prix de l’innovation de la Société de Géographie, propose une analyse des multiples statuts de la viande, en la saisissant comme un « fait spatial » (Fumey, 2010). C’est en appréhendant l’espace à différentes échelles et dans différents contextes que l’auteur propose d’étudier les valeurs attribuées à cet aliment. Cette grille de lecture s’envisage de manière relationnelle et situationnelle : il s’agit d’étudier les relations des hommes aux animaux, à leur environnement et entre eux-mêmes, relations qui varient suivant les contextes sociaux étudiés.

À partir d’une enquête mobilisant observations et entretiens menés à et autour de Chennai, capitale du Tamil Nadu, un État du Sud de l’Inde, l’angle d’approche permet de souligner les multiples régulations morales et biologiques auxquelles les pratiques alimentaires sont soumises, ainsi que leurs transformations. En étudiant les représentations de la viande, l’auteur rejette ainsi l’analyse des évolutions alimentaires par la « transition nutritionnelle » (Popkin, 1993), qui attribue les changements de la consommation au développement économique et à l’urbanisation exclusivement.

De la région au corps

Les niveaux de consommation de substances carnées ne représentent qu’une part très faible du total des aliments ingérés par habitant : à peine 1 % des calories en moyenne, ou 60 grammes par semaine. Par comparaison, en Amérique du Nord, la consommation de viande avoisine les 2 kilogrammes hebdomadaires. Ce niveau augmente depuis 2004, sans que le National Sample Survey Office, le Service de la statistique publique indienne, n’enregistre d’envolée spectaculaire. Pour autant, ces moyennes masquent des disparités très fortes sur le territoire indien, caractérisé par des socles culturels différents : en Inde du Sud, la consommation moyenne est plus élevée, de même que dans le Nord-Est, mais plus faible dans le Nord-Ouest. Cette corrélation spatiale s’explique notamment par la plus ou moins forte hégémonie culturelle des hautes castes Brahmanes sur le territoire.

En effet, le végétarisme correspond avant tout à une valorisation culturelle de la pureté rituelle par les hautes castes Brahmanes (environ 4 % de la population totale estimée), dont le statut social élevé a progressivement été associé à l’abstinence carnée, justifiée par l’ahimsa, la non-violence et la compassion à l’égard des êtres vivants. L’auteur rappelle ainsi que manger revient à se positionner dans un cosmos hiérarchisé (Appadurai, 1981) entre les aliments purs (végétariens) et impurs (non-végétariens, les viandes étant elles-mêmes hiérarchisées), ce qui fait que « le corps apparaît comme le premier lieu, au sens quasiment géographique du terme, où viennent se définir et s’inscrire les significations symboliques de la viande » (p. 68).

Si l’ethos brahmane s’est largement diffusé à d’autres catégories de la population, cette norme rituelle alimentaire coexiste avec d’autres registres. En particulier, la distinction entre les propriétés énergétiques « échauffantes » (dévalorisées corporellement) ou « refroidissantes » (valorisées) de la viande, issue de la médecine de l’ayurveda et du siddha (Zimmermann, 1982) est communément mobilisée par les mangeurs. Chez les non-végétariens, les qualités thermiques des aliments permettent d’expliquer, de par la perception « échauffante » de la viande (surtout de poulet, du bœuf et du mouton, ainsi que des fruits de mer et du poisson), sa faible ingestion. Ces représentations peuvent être confortées par la lipophobie qui caractérise la médecine moderne, qui est elle-même influencée par le discours dominant brahmanique, puisque les médecins sont souvent issus d’une élite végétarienne (Sébastia, 2013).

Cependant, les normes alimentaires ne condamnent pas uniformément la consommation de viande et certains registres valorisent ses propriétés bénéfiques. La viande peut alors être conçue comme pourvoyeuse d’énergie, de force, de vigueur, de puissance sexuelle, de virilité (sa consommation est alors davantage le fait des hommes). C’est particulièrement le cas au sein de certains groupes sociaux, tels que les basses castes Dalits, les musulmans ou les hautes castes martiales Rajputs.

D’autres registres normatifs peuvent aussi valoriser le plaisir, la prise de liberté par rapport aux normes héritées que la consommation de viande peut recouvrir pour une jeunesse adolescente issue des castes supérieures, la dimension cosmopolite et ostentatoire qu’elle signale pour les classes moyennes et supérieures urbanisées, voire une « carnivorie de résistance » (p. 303) pour les basses castes politisées, marquant ainsi la dimension politique de la consommation de viande.

Cette « multiplicité des registres » (p. 284) alimentaires sur fond d’idéologie brahmanique diffuse permet de comprendre pourquoi les Indiens consomment relativement peu de viande. Certes, la consommation de viande s’est démocratisée, mais elle demeure ségrégative, puisque le prix de la viande reste trop élevé pour certains groupes sociaux, et sélective, car sa consommation est toujours dévalorisée par certains groupes culturels.

Chez soi et au dehors

Le géographe souligne également une distinction fortement structurante dans les pratiques alimentaires carnées : la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du foyer. Alors qu’à l’intérieur du foyer, la préservation de pureté et la non-commensalité avec des groupes de caste inférieurs sont la règle pour les hautes castes, l’espace extérieur, moins pur, est aussi un lieu d’émergence de nouveaux modes de consommation.

La prise des repas à l’extérieur est avant tout le produit de la mobilité urbaine et une nécessité quotidienne pour les travailleurs célibataires, les commerçants en déplacement ou les étudiants. Mais il s’agit aussi d’une activité élitiste pour les citoyens les plus aisés. Les lieux de consommation extérieurs sont ainsi fortement segmentés entre, d’un côté, les petites cantines et les stands de rue dans les quartiers populaires et aux abords des universités, et de l’autre, les fast-foods locaux, les restaurants de gamme moyenne et supérieure ainsi que les chaînes occidentales de fast-food, en expansion. Ces lieux offrent autant d’occasions de découvrir de nouveaux plats culinaires, y compris carnés, et deviennent des espaces de sécularisation des pratiques alimentaires.

L’alimentation à l’extérieur peut ainsi être une manière de consommer des produits carnés sans que la famille, la caste ou le groupe religieux le sache, comme en témoigne l’installation de certains restaurants non végétariens dans des salles sombres, retranchées du regard et à l’écart de la rue. La viande est alors l’occasion de développer une sociabilité élective à l’extérieur du ménage, plutôt qu’un marqueur de distinction sociale.

Ainsi, alors que les mangeurs des castes supérieures conservent un régime végétarien à l’intérieur du foyer, l’extérieur urbain peut être le lieu de découvertes carnées. Les mangeurs font ainsi preuve d’un « végétarisme sélectif » (Donner, 2011) ou de ce que Michaël Bruckert propose de nommer « diphagie » (p. 140). Inspiré de « diglossie », le terme désigne le passage conscient d’une alimentation codifiée par les règles de la communauté, à l’intérieur du foyer, à une alimentation plus individualisée à l’extérieur.

Les lieux de consommation carnée ne se déploient cependant pas uniformément dans l’espace urbain. La ville dessine des « meatscapes » (Ahmad, 2014), fruits de la ségrégation urbaine entre communautés religieuses et classes sociales. La pureté rituelle brahmanique s’inscrit ainsi dans l’espace. En particulier, autour des temples hindous (agraharam), l’hégémonie culturelle brahmanique se manifeste par une quasi-absence de restaurants non végétariens et de boucheries. Cette absence est parfois confirmée par le droit, comme à Delhi, où il est officiellement interdit d’ouvrir une boucherie à moins de cent mètres d’un temple hindou. Dans ces quartiers, la boucherie est un « temple à l’envers » et la présence des abattoirs, qui emploient avant tout des musulmans et des membres des basses castes hindous, est contestée jusque devant les tribunaux.

Les quartiers chrétiens et, surtout, musulmans sont quant à eux des lieux où la viande est fortement visible, avec des restaurants et des boutiques ouvertes sur l’extérieur. Mais de manière générale, mis à part dans ces quartiers et dans les voisinages les plus aisés, les boucheries et les restaurants non végétariens sont marginalisés, relégués dans les rues secondaires plutôt que sur les axes de circulation principaux, et la viande, comme l’alcool d’ailleurs, est transportée dans un sac plastique noir une fois vendue.

Les circuits de la viande

L’ouvrage se penche également sur le « devenir-viande » de la viande et identifie trois « circuits » socio-spatiaux de sa production et de sa distribution, qui correspondent chacun à des modalités de consommation différentes. Ces circuits permettent de mettre au jour la plus ou moins grande proximité des hommes à l’animal et reflètent différents régimes de justification de l’abattage et de l’ingestion de l’animal mis à mort.

Cette typologie permet de sortir de l’opposition entre élevage traditionnel et moderne, et de rapprocher les circuits des différents modes de consommation. Dans le circuit « vernaculaire », l’élevage, extensif, et l’abattage, surtout de bouc et du coq, se font au sein du groupe de pairs familial ou social. L’autoconsommation caractéristique de ce circuit est sacrificielle (liée à des rituels peu fréquents, mensuels) ou cérémonielle : elle respecte un calendrier religieux hebdomadaire d’abstinences, suivant les divinités religieuses fêtées. Le circuit « artisanal » rend compte d’un mode d’élevage semi-intensif ou intensif, typique des petits ruminants (les ovins) et du poulet, qui s’insère dans des réseaux marchands informels. C’est le circuit dominant, qui correspond à un mode de consommation cérémonielle aussi bien que banalisée, au sens où la pratique de consommation se démocratise au delà de certains groupes sociaux. Enfin, le circuit « de masse » est celui de l’élevage intensif, qui s’insère dans un réseau industriel dominé par de grandes entreprises de l’agroalimentaire telles que Suguna, Shanti et Venky’s. L’animal typique de ce circuit est le poulet de chair (le «  broiler  », par opposition au poulet de ferme, le « country chicken  »).

D’un circuit à un autre, la viande est de plus en plus marchandisée et « désanimalisée ». Les différents circuits de provenance de la viande influencent les représentations qu’en ont les mangeurs, associant ainsi la viande à différents « imaginaires géographiques » (p. 357).

Un point de vue non exotique

L’ouvrage dresse donc un tableau de la production et de la consommation de la viande sur le sous-continent indien, en s’appuyant sur une revue de la littérature extrêmement dense sur le sujet, et propose une lecture géographique originale en envisageant la dimension relationnelle de la viande dans différents espaces.

D’un point de vue méthodologique, on peut cependant regretter l’absence de précisions sur les entretiens réalisés par le chercheur. Un tableau récapitulatif des entretiens précisant la position sociale (âge, sexe, religion, caste, profession, zone résidentielle) des mangeurs aurait permis d’étayer, voire de nuancer, certaines affirmations, telles que : « la relation à la viande apparaît comme étant individuelle plus que collective » (p. 89). On peut en effet se demander si cette individualité alimentaire n’est pas constitutive de la rhétorique de certains mangeurs des classes supérieures, appartenant aux hautes castes hindoues, qui affirment par là leur « castelessness » (Deshpande, 2013). Le privilège de la haute caste ayant permis l’accession aux positions dominantes, l’identité alimentaire de caste représente alors moins un enjeu distinctif, mais il n’en reste pas moins que cette rhétorique s’inscrit dans une logique sociale. Par ailleurs, si les registres de consommation de la viande sont multiples, on peut s’interroger sur le poids respectif des différentes caractéristiques socio-démographiques qui, en plus des contextes, façonnent les représentations des mangeurs. À la complexité des registres situationnels doit donc s’articuler celle des identités sociales.

Globalement, c’est probablement la tension, d’une part, entre un travail de collecte de données localisé, limité par la faisabilité ethnographique, et d’autre part l’objectif de généralisation à l’échelle indienne, qui laisse parfois le lecteur sur sa faim. Cet ouvrage n’en reste pas moins captivant et témoigne de l’intérêt d’étudier la consommation alimentaire en Inde, y compris par rapport à nos propres modèles théoriques. En effet, il montre que la société indienne n’est pas dans une situation de rattrapage par rapport aux sociétés occidentales, sans pour autant présenter l’Inde comme un cas exotique. Au contraire, l’ouvrage permet de montrer les limites d’une conceptualisation qui, appliquée ex nihilo, en viendrait à naturaliser les besoins des mangeurs.

Recensé : Michaël Bruckert, La Chair, les hommes et les dieux : La Viande en Inde, Paris, CNRS Éditions, 2017, 408 p., 25 €.

par Mathieu Ferry, le 4 mai 2018

Aller plus loin

  Ahmad Z., 2014, « Delhi’s Meatscapes : Cultural Politics of Meat in a Globalizing City », IIM Kozhikode Society & Management Review, 3, 1, p. 21 31.
  Appadurai A., 1981, « Gastro-Politics in Hindu South Asia », American Ethnologist, 8, 3, p. 494 511.
  Deshpande S., 2015, « Caste and Castelessness », Economic and Political Weekly, 48, 15, p. 7 8.
  Donner H., 2011, « Gendered Bodies, Domestic Work and Perfect Families : New Regimes of Gender and Food in Bengali Middle-class Lifestyles », dans DONNER H. (dir.), Being Middle-class in India : A Way of Life, Londres, Routledge, p. 47 72.
  Fumey G., 2010, Manger local. Manger global, Paris, CNRS Éditions.
  Sebastia B., Balagopal P., Misra R., 2013, « Diet-Related Diseases : Issues And Solutions To Nutrition Transition And Food Programme Policies In India »
  Popkin B.M., 1993, « Nutritional Patterns and Transitions », Population and Development Review, 19, 1, p. 138 157.
  Zimmerman F., 1982, La jungle et le fumet des viandes : un thème écologique dans la médecine hindoue, Paris, Gallimard-Seuil.

Pour citer cet article :

Mathieu Ferry, « Au pays des végétariens », La Vie des idées , 4 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Au-pays-des-vegetariens

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