Recensé : Lucia Michelutti, The Vernacularisation of Democracy : Politics, Caste and Religion in India, collection “Exploring the Political in South Asia” éditée par Mukulika Banerjee, Routledge, New Delhi, 2008.
Christophe Jaffrelot défend la thèse selon laquelle l’Inde a connu, depuis l’indépendance, une longue « révolution silencieuse » : la démocratie s’est imposée par la caste et a permis aux castes dominées de prendre le dessus électoralement et d’occuper une place de plus en plus centrale dans le champ politique [1]. De nombreux indices suggèrent ainsi le passage d’une démocratie formelle à une démocratie substantive caractérisée par une participation électorale plus importante, une compétition politique accrue et une meilleure représentativité des assemblées élues. Si cette « révolution » (marquée par l’érosion progressive de la domination du Parti du Congrès et l’importance grandissante de partis constitués sur la base d’une identité de caste) est indéniable sur un plan strictement électoral, il reste à savoir si elle s’accompagne d’une révolution comparable au niveau des individus qui composent ces castes. Les travaux de Lucia Michelutti contribuent à combler cette lacune en délaissant l’analyse institutionnelle des transformations de la démocratie indienne au profit d’une analyse centrée sur ses aspects les plus culturels. Cette anthropologue choisit ainsi de se concentrer sur les Yadavs, une communauté présente sur l’ensemble du territoire de l’Union indienne et qui participe depuis une vingtaine d’années, et principalement dans certains États du nord de l’Inde, au processus de démocratisation de la démocratie, soit le processus par lequel l’accès à la représentation politique s’étend à l’ensemble des groupes traditionnellement tenus à l’écart de celle-ci.
Les Yadavs, un groupe de caste fortement politisé
Les Yadavs sont un des groupes de castes les plus importants numériquement et politiquement de l’Inde, un groupe qui a bénéficié socialement, économiquement et politiquement de la Révolution verte et des réformes agraires. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les Yadavs sont, avec d’autres groupes de castes, à la tête de la mobilisation en faveur de l’application des recommandations de la Commission Mandal ouvrant des quotas d’emplois dans l’administration pour les personnes appartenant à la catégorie juridico-administrative des Other Backward Classes (autres classes arriérées, OBC) à laquelle les Yadavs appartiennent. Ces derniers se posent comme les premiers défenseurs des intérêts de cette catégorie en se réclamant du dieu Krishna – un processus d’interprétation ou de réinterprétation d’un passé mythologique présent chez de nombreux groupes de castes qui a pour objectif d’homogénéiser la communauté et qui s’accompagne généralement d’une réorganisation des hiérarchies internes au groupe – et en s’attribuant donc la responsabilité du combat pour la justice sociale. Au niveau du champ politique, cette mobilisation a contribué au déclin électoral du parti du Congrès jusque-là dominant et a entrainé un changement important de la sociologie des assemblées législatives de plusieurs États du nord de l’Inde, notamment de l’Uttar Pradesh, avec l’arrivée d’un nombre important d’élus des castes OBC et Yadavs en particulier.
L’accession de Lalu Prasad Yadav au poste de Chief Minister du Bihar, où il restera de 1990 à 1997 avant que sa femme ne prenne sa succession, constitue ainsi l’un des évènements marquants de l’histoire de l’accès de ce groupe au pouvoir politique. Si les Yadavs sont devenus une force politique incontournable dans plusieurs États du nord de l’Inde, Lucia Michelutti fait cependant le choix de Mathura, une ville de l’Uttar Pradesh (État le plus peuplé de ce pays, situé dans la plaine du Gange, et qui a vu au début des années 1990 Mulayam Singh Yadav, un leader Yadav, arriver à la tête de l’État).
Elle appuie en effet son argumentation sur un matériau riche et divers composé non seulement de l’ethnographie qu’elle a réalisée à Mathura entre 1998 et 2000 mais aussi de l’analyse de textes politiques, de publications religieuses, d’archives administratives, ou encore d’enquêtes électorales réalisées par le CSDS (Centre for the Study of Developing Societies). Elle décrit ainsi un groupe de caste dont les membres semblent être extrêmement politisés et marqués par un sens poussé de la collectivité : les Yadavs en viennent à concevoir comme « innées » leurs compétences politiques et n’hésitent pas à se décrire comme « une caste de politiciens ». Cette politisation particulièrement aiguë serait liée au sentiment de faire partie d’un groupe qui a construit son identité autour de l’idée d’une ascendance divine, celle de Krishna, redéfini comme une divinité virile, socialiste et démocratique, ascendance qui influe en profondeur sur le discours des intellectuels, des hommes politiques et des militants sociaux yadavs.
La vernacularisation de la politique
En étudiant les Yadavs de Mathura, Michelutti montre que l’affirmation identitaire et politique de cette communauté de caste prend place dans un processus de « vernacularisation » de la politique démocratique. Elle définit ce processus comme l’enracinement des idées politiques dans des domaines qui sont traditionnellement considérés comme étrangers à la politique (la famille, la caste, la parenté, la religion, etc.), enracinement qui, en retour, structure la pratique de la politique populaire (popular politics). L’idée générale de ce concept est qu’à partir du moment où la démocratie pénètre un environnement socio-culturel singulier, elle tend à se vernaculariser à son contact et qu’elle contribue ainsi à la production de nouvelles valeurs et de relations sociales singulières qui vont structurer à leur tour le politique. L’enjeu de ce livre est donc d’identifier les formes particulières que vont prendre l’idée et la pratique démocratique au sein de la communauté Yadav de Mathura. De manière plus ambitieuse, ce livre se donne également pour but de montrer que l’entrée en politique de groupes dominés n’est pas la conséquence des changements qui ont eu lieu au niveau de la politique électorale : au contraire, les partis politiques n’auraient fait que s’ajuster aux changements de la structure sociale et culturelle des groupes dominés.
Lucia Michelutti s’efforce ainsi d’objectiver la façon dont les valeurs et les idées démocratiques s’encastrent dans les idiomes et les pratiques de parenté, dans les idéologies du mariage, dans l’hindouisme, dans les conceptions de la masculinité, dans l’identité de caste, etc. Elle montre notamment que la vernacularisation de la démocratie s’affirme de manière particulièrement nette dans le domaine de la parenté : les différentes sous-castes autour desquelles s’organisent les stratégies de mariage tendraient à se fondre dans une seule et unique unité de parenté (les Krishnavanshi Yadav). Cette évolution sociologique des structures du mariage, promue notamment par les organisations de castes, contribue à créer une communauté suffisamment nombreuse et unifiée pour être compétitive électoralement.
La religion, à la fois dans sa dimension rituelle et quotidienne et dans sa dimension plus idéologique, conduit également à la transformation des relations de pouvoir au niveau local et à la mobilisation politique des Yadavs qui parviennent alors à prendre conscience de leur nombre. Krishna est ainsi devenu à la fois la divinité principale et l’ancêtre le plus prestigieux des Yadavs de Mathura et son culte a peu à peu remplacé les divinités de lignage locales. Ce processus d’unification autour de Krishna contribue à l’adoption d’un néo-hindouisme qui privilégie l’unité du groupe à ses divisions traditionnelles : la parenté avec la figure mythique et divine de Krishna légitime ainsi l’égalité de l’ensemble des membres de la communauté.
Une « ethnicisation » de la caste ?
À travers cette étude du processus de vernacularisation, Michelutti s’efforce donc de montrer comment les idées et les pratiques de la démocratie s’ancrent dans les pratiques sociales et culturelles, et s’enracinent dans la conscience des individus. L’ouvrage de Michelutti nous aide à comprendre comment un groupe de caste peut parvenir à s’unifier à un niveau « micro-local », à affirmer son identité comme moderne et progressiste et, par conséquent, à participer à l’enracinement de la démocratie en Inde. Si le rôle des castes dans le processus de démocratisation de la démocratie indienne et comme répertoire de mobilisation est depuis longtemps connu et reconnu, les travaux de Michelutti permettent d’illustrer et d’identifier avec plus de précision les modalités de ce processus.
Toutefois, on aurait pu souhaiter que l’auteur mette en place une comparaison entre plusieurs terrains d’études ailleurs en Uttar Pradesh, dans des régions où les Yadavs sont fortement présents et représentés ou, à l’opposé, dans des espaces caractérisés par une faible présence des Yadavs. En effet, la ville de Mathura où Lucia Michelutti a mené son enquête occupe une place particulière dans la mythologie des Yadavs en ce qu’il s’agit de la ville où, selon les textes de l’hindouisme, serait né Krishna. On peut donc supposer que le fait de vivre dans cette ville a un impact fort sur la construction de l’identité sociale des Yadavs.
Dans sa conclusion, Lucia Michelutti appelle cependant elle-même à davantage de comparatisme et affirme que le processus de vernacularisation qu’elle met en avant se retrouverait certainement de manière similaire chez d’autres groupes, comme les Marathas du Maharashtra ou les Patidars du Gujarat. S’appuyant sur l’ethnographie de Manuela Ciotti [2], elle développe plus particulièrement la comparaison avec les Chamars, une caste traditionnellement considérée comme intouchable en Uttar Pradesh et qui place la valorisation de la modernité et l’accès à l’éducation au centre de son identité sociale. Avoir accès au savoir serait pour les Chamars une « expérience ontologique » qui leur permettrait l’acquisition d’une nouvelle « substance » morale. Tout comme dans le cas des Yadavs, il s’opérerait ainsi un processus de « substantialisation » de la caste qui, tout en réinvestissant les répertoires de la modernité et de la démocratie, se transformerait en une sorte de « groupe ethnique » prompt à défendre ses intérêts.
Pour citer cet article :
Jules Naudet, « De Krishna à la démocratie »,
La Vie des idées
, 5 novembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/De-Krishna-a-la-democratie
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