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Satish Desphande et Mary John reviennent sur les arguments contre la prise en compte de la caste dans le recensement indien et défendent l’idée que le refus de voir la caste contribue au maintien de cette institution. Leur plaidoyer en faveur de l’intégration de la caste dans le recensement fait écho aux débats français sur les statistiques ethniques.

La Vie des idées remercie la revue Economic and Political Weekly d’avoir autorisé la publication de cet article en français. Cet article a été initialement publié sous le titre « The Politics of Not Counting Caste » le 19 juin 2010 dans la revue Economic and Political Weekly, n° 25, vol. XLV.

Dans le débat sur la nécessité ou non de prendre en compte la caste dans le recensement de 2011 en Inde, on n’a pas assez réfléchi aux présupposés implicites sur le recensement et sur les castes et aux analogies qui sous-tendent les positions en présence. L’objet de cet article est d’identifier les principaux modèles tacitement à l’œuvre dans ce débat. Remettant en question l’idée selon laquelle le statu quo constitue une situation de départ inoffensive ou neutre, il défend l’idée que la non-prise en compte des castes l’a emporté sur le désir de transcender les castes, et propose d’en finir avec ce refus pour rendre possible un nouveau départ.

Ce qui frappe dans le débat sur les castes et le recensement, c’est qu’il porte sur des scénarios contrefactuels, sur des scénarios imaginant ce qui se passerait si, et non sur une situation réelle. Dans ces conditions, il est inévitable que les adversaires et les défenseurs de la prise en compte de la caste dans le recensement débattent à coups d’analogies et de prises de position, en extrapolant à partir d’autres époques et d’autres contextes. Le terrain difficile de la réflexion contrefactuelle exige de faire preuve de prudence quant au poids qu’il convient d’accorder à nos positions spéculatives. Il exige aussi que nous soyons sensibles à l’asymétrie inhérente aux débats de ce genre.

Étant donné qu’aujourd’hui le recensement ne prend pas en compte la caste et que le débat porte sur le fait de savoir s’il devrait ou non le faire, la charge de la preuve est inégalement répartie entre les deux camps. Les tenants d’une rupture avec le statu quo doivent être beaucoup plus convaincants que ceux qui se satisfont de la situation actuelle. Cette inégalité est propre à tous les débats de ce genre, et ce serait être de mauvaise foi pour les défenseurs du changement (dont nous sommes) que de se présenter comme des victimes.

Cependant, un des aspects importants mais souvent invisibles de cette asymétrie structurelle est que le statu quo échappe à un examen approfondi. Sans examen approfondi de ce type, les deux camps tendent à calibrer leurs arguments comme si le statu quo constituait une sorte d’état neutre, de point zéro par rapport auquel on mesure les points négatifs et positifs. Mais cela n’est pas nécessairement vrai — le statu quo n’est pas automatiquement neutre du seul fait que nous débattons d’hypothèses contrefactuelles. Si le présent a déjà une valeur fortement négative ou, au contraire, positive, cela a nécessairement des conséquences sur la façon d’évaluer ce qui pourrait se passer à l’avenir. Bref, nous devons reconsidérer la situation présente et pour le faire nous avons besoin de nous poser des questions comme celles-ci : quelles conséquences négatives a eues pour l’Inde l’absence de recensement prenant en compte l’existence des castes depuis l’Indépendance ? Que signifie politiquement la non-prise en compte de la caste ?

Si l’objet principal de cet article est de poser des questions de ce genre, les parties suivantes reviennent sur le débat sur le recensement et les castes pour essayer d’éclairer les présupposés implicites et les oppositions tacites qui servent de cadre aux positions le plus souvent défendues. En tant que défenseurs de la prise en compte de la caste dans le recensement, nous ne sommes certes pas neutres dans ce débat, mais nous espérons montrer que ce n’est pas le parti pris — qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de nos adversaires — qui fait les mauvais débats, mais plutôt la désinvolture.

Les modèles implicites de la caste et du recensement

Au risque de simplifier à l’excès, on peut dire que les arguments les plus fréquemment avancés contre la prise en compte des castes dans le recensement sont grosso modo de deux types : d’une part, il y a les arguments qui invoquent des raisons d’ordre politico-moral, de l’autre ceux qui invoquent des difficultés logistiques ou pratiques insurmontables. Les arguments favorables à la prise en compte de la caste sont plutôt d’ordre politico-moral, et s’accompagnent de quelques considérations pratiques et logistiques permettant de répondre aux défenseurs de l’autre position. Bien qu’ils puissent souvent apparaître comme tels, les arguments qui s’opposent ne sont pas nécessairement des reflets inversés l’un de l’autre. Mais les uns et les autres sont fondés sur un certain nombre de présupposés implicites concernant la nature et le rôle de la caste et du recensement.

Il existe, sous-tendant ces arguments, au moins trois modèles différents du recensement et du rôle qu’il devrait jouer. Le premier voit le recensement comme le prolongement ou la même chose qu’un programme d’aide social ou une initiative de justice sociale. Dans cette perspective, le recensement est un instrument permettant de rationaliser les initiatives de ce genre, et d’accroître leur efficacité. Le deuxième modèle est celui du recensement comme moyen de fixer des identités, ou de créer des « identités imposées ». Dans cette perspective, le recensement fixe à jamais l’identité de caste de chaque citoyen et, par là, sabote totalement le projet de création d’un citoyen indien universel. Le troisième modèle est moins répandu que les deux précédents mais ne doit pas être négligé : il considère le recensement comme un gigantesque projet de recherche destiné à produire la vérité sur les catégories qu’il répertorie. Dans cette perspective, le recensement n’est utile que s’il est exact et conforme à la réalité ; autrement, c’est une dépense ou une charge inutile.

Si ces trois modèles sont les plus courants, un autre, présent de manière seulement intermittente, voire totalement absent, dans les médias en anglais, a eu une place plus importante dans la presse en hindi (ce qu’on pourrait dire aussi de façon générale du débat sur la prise en compte de la caste dans le recensement). Ce quatrième modèle, que nous connaissons bien par la littérature consacrée au nationalisme, est celui de l’autoportrait collectif. Comme les cartes, les drapeaux et les autres instruments mnémoniques, le recensement est une représentation de la nation ; il nous aide à concrétiser une communauté nationale imaginée abstraitement. Vu sous cet angle, un recensement n’est pas seulement un prolongement des programmes de justice sociale, un moyen de fixer des identités ou une source de savoir, c’est un recueil de nos identités collectives. Parce qu’il est ouvert à tous, il offre à tous les groupes l’occasion de se regarder eux-mêmes en relation avec les autres. Seul le recensement peut fournir une image aussi globale, aussi générale des collectivités qui constituent la nation — aucun individu, aucun groupe n’a les moyens d’en faire autant.

Voici ce que donnerait un effort du même type pour établir la liste des différents modèles de la caste qui semblent être à l’œuvre dans ce débat. Le premier modèle, qui est probablement le plus répandu, est celui pour lequel caste signifie en réalité basse caste, un peu de la même façon que la catégorie de genre (gender) finit par désigner les « femmes » et celle de race par désigner les « non-Blancs ». Dans cette perspective, parler de caste, c’est parler des préoccupations et des problèmes des basses castes, en particulier des mesures de discrimination positive (réservations), des quotas et des banques de votes. Un autre modèle de la caste, fortement influencé par l’anthropologie sociale, voit en elle une institution complexe productrice de sens (complex-meaning-giving institution) très importante dans l’organisation de la vie quotidienne. Ce modèle souligne la complexité de la catégorie de caste et son irréductibilité à d’autres structures sociales comme les classes sociales ou les communautés ethniques. Un troisième modèle voit la caste comme un réseau de relations distributives qui détermine la façon dont sont distribués le pouvoir, les privilèges et les ressources matérielles, en liaison avec la classe sociale. Dans cette perspective, la caste est nécessairement relationnelle — les parties n’ont de sens que dans la totalité dans laquelle elles s’insèrent, même si cela n’implique pas l’harmonie et n’exclut pas l’existence de conflits. Enfin, un quatrième modèle voit dans la caste l’obstacle principal à l’accès à la modernité. La caste est une malédiction propre à l’Inde, fondée sur des valeurs à l’évidence étrangères à la modernité et qui nous empêche de devenir complètement modernes et d’embrasser les valeurs de l’individualisme et de l’universalité.

Il ne faut pas accorder trop de poids à ces modèles assez schématiques du recensement et de la caste. Ils ne prétendent pas être exhaustifs — on peut sûrement en élaborer d’autres — et visent simplement à montrer qu’il existe plusieurs perspectives possibles. Tous ces modèles sont partiels, dans la mesure où aucun n’exclut les autres. Ils sont aussi partisans, dans la mesure où ils s’accompagnent de points de vue différents sur les castes, et plus particulièrement de positions différentes sur l’idée d’un recensement prenant en compte la caste. En d’autres termes, différents modèles de la caste et du recensement se combinent pour structurer des arguments pour ou contre un recensement prenant en compte l’appartenance de caste. On pourrait aussi dire qu’ils déterminent les possibilités et les limites de ces arguments. Nous ne prétendons pas qu’il existe une correspondance exacte ou nécessaire entre ces modèles ; ce que nous souhaitons souligner, c’est que quand on analyse les arguments avancés dans ce débat, il est bon de rechercher les modèles implicites sur lesquels ils se fondent.

Nous allons maintenant passer aux arguments les plus courants avancés dans le débat sur la prise en compte de la caste dans le recensement. En tant que défenseurs de cette prise en compte, nous allons accorder une attention particulière aux arguments de ceux qui y sont hostiles, avant de conclure par une rapide mention des arguments qui nous semblent les plus importants en faveur d’un changement.

Les difficultés logistiques

L’argument le plus répandu, peut-être, contre la prise en compte de la caste dans le recensement, et celui que semblent privilégier les universitaires, est celui de son impossibilité. La trame de cet argument général est complexe et ses fils doivent être soigneusement distingués. Le fil principal de l’argument combine le modèle du recensement comme projet de recherche au modèle de la caste comme institution complexe productrice de sens (complex-meaning-giving institution) afin de montrer que les possibilités du recensement sont très insuffisantes pour saisir une réalité aussi complexe que celle de la caste.

Une variante de cet argument souligne que la caste est une identité particulièrement fluide et polyvalente : la question « Quelle est votre caste ? » est une question qui peut recevoir plus d’une réponse, parfois plusieurs, en fonction du contexte. Cela est en général dû au fait que, du côté de la micro-analyse, la caste subsume en elle d’autres entités distinctes comme la sous-caste, la sous-sous-caste et ainsi de suite, alors que du côté de la macro-analyse elle peut elle-même se fondre dans d’autres castes pour former une entité plus grande, un groupe de castes (tels que les Marathas ou les Lingayats, ou, plus important encore, les Kshatriyas, par exemple). La réponse à cette question peut varier selon qu’on est à la recherche d’une épouse pour son fils, qu’on cherche à obtenir une faveur de quelqu’un ou qu’on se demande pour qui voter. Cette complexité est réelle, mais il est difficile de voir en quoi elle pose un problème pour le recensement. L’Indien moyen recensé n’a vraisemblablement aucun doute existentiel sur la caste à laquelle il est affilié, car c’est un luxe que seuls les membres de l’élite urbaine des hautes castes peuvent se permettre. Quant au fait que les noms de castes dépendent du contexte, ce n’est pas un problème majeur, précisément parce que l’arrivée de l’agent du recensement représente en soi un contexte particulier, et que la réponse fournie sera celle qui semblera convenir à ce contexte bien défini. Le fait que cette réponse aurait pu être différente dans d’autres contextes est ici sans importance.

En réalité, on peut aller plus loin et dire que le recensement devrait en fait demander des synonymes pour les noms de castes là où ces noms existent et ont un intérêt. Ainsi, en plus de la question « Quel est le nom de la caste à laquelle vous appartenez ? » il pourrait y en avoir une autre du genre de celle-ci : « Votre caste est-elle parfois désignée sous un autre nom dans votre ville ou votre village ? » Enfin, pour apporter une aide complémentaire au regroupement des données sous forme de tableaux, on pourrait aussi demander le nom de la famille, quand il y en a un. (Cela suppose que la question soit une question concernant l’ensemble de la maison et soit posée au seul chef de famille).

Il ne faut pas oublier que depuis 2001 le recensement dispose d’une technologie nettement supérieure à celle des recensements antérieurs. Il existe en particulier maintenant des programmes de reconnaissance des caractères qui permettent de scanner et de numériser des formes manuscrites, des moyens de stocker des données sous forme numérique à très bon marché, des méthodes fiables de récupération des données, et, surtout, il est possible de conserver une à une les données brutes, si bien qu’il est possible de remonter à l’envers le processus de regroupement et de fusion des données vers la source de manière peu coûteuse. D’un point de vue pratique, cela signifie que les synonymes ne sont pas un problème, pas plus que la collecte d’informations complémentaires, qui n’est limitée que par le temps dont disposent les agents de recensement pour remplir leur mission. Contrairement à ce qui est souvent sous-entendu par les adversaires de la prise en considération de la caste, il est certain que les synonymes seront plutôt centripètes que centrifuges, ce qui veut dire qu’ils auront plutôt tendance à se concentrer autour d’un noyau qu’à s’en éloigner. Il est très improbable que des personnes connaissant bien le terrain (comme l’instituteur local, qui est le plus souvent employé comme agent du recensement) soient incapables de reconnaître les airs de famille des différents synonymes.

Étant donné que le travail certes difficile de collation, de regroupement et de fusion des données n’est fait que dans un deuxième temps, après numérisation, des économies d’échelle significatives peuvent être réalisées. Par exemple, pour le recensement de 2001, deux groupes de travail spéciaux furent mis en place dans le bureau du Registrar General of India afin de surveiller ce processus pour les données concernant la religion et la caste (SC et ST). La même chose peut être faite pour les castes en général, et ce groupe de travail pourrait profiter de la connaissance du terrain et comparer ses données avec celles du passé pour proposer les fusions et les regroupements les plus judicieux. Dans l’hypothèse où des erreurs viendraient à être signalées, l’existence de bases de données numérisées permet des corrections ne laissant aucune trace et ne coûtant rien.

À un autre niveau, si le recensement doit être tenu pour responsable de la fiabilité et de la validité de ses données, la définition de cette responsabilité doit tenir compte de son rôle et de sa fonction. Il serait absurde de considérer que le recensement est responsable de la même façon et dans la même mesure qu’un ethnographe est responsable de ses données. Car chacun produit des vérités que l’autre ne falsifie pas et ne peut pas falsifier.

L’argument du trop grand nombre

Un argument déconcertant présente le très grand nombre de castes qui seraient mentionnées dans les réponses comme une objection en elle-même décisive. Par exemple, dans le recensement de 2001, 1 234 castes ont au total été mentionnées dans la catégorie SC et 698 tribus dans la catégorie ST. Dans les recensements de 1971, de 1981 et de 1991, les réponses ont mentionné 1 700 noms de religions, qui ont été analysés par un groupe de travail spécialement constitué. Ces nombres rendent-ils les données concernant les SC et les ST ou celles qui concernent la religion inexploitables ? Dans un pays qui compte 1,2 milliard d’habitants — un douze suivi de huit zéros — il est permis de supposer que les grands nombres constituent la règle plutôt que l’exception. Ils ne signifient rien en eux-mêmes.

Un autre argument découlant du précédent serait que d’aussi grands nombres sont difficiles à manier pour établir des comparaisons, des oppositions, etc. Le problème ici est que le point de départ est lui-même artificiel. L’existence de 1 234 castes répertoriées n’a aucun sens à l’échelle de la totalité de l’Inde, parce que les castes répertoriées ont une existence locale, c’est-à-dire que les castes répertoriées et les tribus répertoriées ne sont reconnues que dans un contexte géographique spécifique. En réalité, un principe général utile pour un recensement prenant en compte la caste est d’insister sur l’adoption d’une stratégie conservatrice pour les regroupements. Le niveau du district, ou même de la subdivision administrative inférieure, taluka, pourrait être choisi comme un seuil par défaut, au-delà duquel les regroupements devant être clairement justifiés. Le fait que les données avant regroupement soient disponibles permettra la tenue de débats fondés sur des informations solides et servira d’antidote contre tout abus de ces données. C’est aussi ce qui fait du recensement la seule source possible pour ce niveau, puisqu’aucune autre source de données, pas même le National Sample Survey Office ne peut fournir des données significatives à l’échelon du district.

Mais l’essentiel n’est pas seulement de démontrer que la prise en compte de la caste est possible sur le plan logistique et pratique, ce qui est évident. L’essentiel, c’est que le recensement n’est pas un instrument produisant la vérité sur les castes. Avec des variables comme la caste, la religion et la langue, le recensement est un moyen efficace d’enregistrer les réponses que les individus recensés veulent voir figurer dans les archives, soumises aux vérifications de cohérence locales, et c’est son rôle.

Les craintes concernant une falsification des données du recensement sont souvent exagérées et ne s’appuient pas sur une réflexion sérieuse. Certains vont jusqu’à laisser entendre que des gens choisiraient simplement dans quelle caste se déclarer, en fonction des bénéfices personnels que pourraient leur procurer leurs réponses. C’est une idée plutôt étrange dans la mesure où la caste déclarée dans le recensement ne procure strictement aucun droit aux individus. Les avantages tels que les postes ou emplois réservés, etc., dépendent de la possession d’un certificat de caste, qui n’a absolument aucun rapport avec le recensement. Étant donné que le recensement enregistre ce que les gens veulent faire enregistrer, sa fonction principale est précisément d’accomplir cet acte de regroupement qu’aucun individu ni groupe ne peut accomplir. En ce sens, le recensement porte en effet sur ce niveau insaisissable de réalité qu’on appelle le social, qui devient visible seulement à travers le regroupement des données. Bien qu’il soit entièrement composé d’individus, ce regroupement se révèle avoir une importance sociale bien supérieure à celle de la somme de ses parties. En conséquence, il est un peu ridicule de se soucier des prétendus faux renseignements ; en réalité, il est difficile de voir ce que pourraient signifier ici le vrai et le faux. En ce sens, et en ce qui concerne des variables comme la caste ou la religion, le recensement constitue une sorte de sondage d’opinion obligatoire.

Les objections politiques

Cela nous amène aux objections politiques avancées contre la prise en compte de la caste dans le recensement. L’argument principal est que la prise en compte de la caste constitue un retour à la politique du « diviser pour régner » de l’ère coloniale. Même dans le cadre de cet argument, il est évident que le recensement colonial ne fit pas que diviser, mais qu’il apporta aussi une aide importante au nationalisme et à l’idée de l’Inde. D’autre part, il faut être clair sur ce qu’on entend quand on parle de diviser pour régner. Pour l’immense majorité de la population indienne, soumise à des siècles de domination par l’élite, l’existence d’un pouvoir colonial supérieur permit une révolte contre une autorité indigène qui aurait autrement été improbable. Seule une élite se voyant comme « propriétaire » de la nation peut voir dans la revendication d’un certain partage du pouvoir par les subalternes un acte de division. Enfin, il faut insister sur le contexte contemporain. Que pourrait signifier cette volonté de diviser au XXIe siècle, alors qu’il n’y a aucun avenir pour le sécessionnisme et que seul le partage du pouvoir dans le cadre des juridictions ou des frontières existantes est à l’ordre du jour ? Bref, la situation est très différente de celle du milieu du XXe siècle, qui était un moment où de nouvelles nations étaient partout en train de naître. Ceux qui sont qualifiés de diviseurs ne sont pas les seuls qui aient des intérêts à défendre ; les appels à l’unité sont rarement innocents et n’ont souvent rien d’altruiste.

D’autres arguments soulignent qu’un recensement prenant en compte la caste serait un facteur de confusion et donnerait lieu à toutes sortes de manœuvres politiques, chacun essayant de choisir l’identité de caste lui procurant un maximum d’avantages. Ici, une fois encore, il faut répéter que le recensement n’a pas pour mission de saisir la vérité pure de la caste, en dehors de ce que les gens disent qu’ils sont. Le recensement ne peut pas se situer en dehors de la politique de son temps. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que le choix d’une identité de caste n’est pas totalement libre et échangeable, que ce soit au niveau individuel ou au niveau des groupes. Pour la plupart des Indiens, la caste est une identité interrelationnelle intégrée à la vie quotidienne. C’est seulement pour ceux qui ne vivent pas une identité de ce type que celle-ci peut devenir totalement utilitaire ou volontaire. Au pire, des mouvements et des groupes sociaux qui sont déjà actifs essaieront d’utiliser le recensement et d’en tirer profit, mais ce n’est pas le recensement qui aura créé ces mouvements. Si beaucoup de gens déclarent en effet appartenir à une autre caste qu’à la leur, il est peut-être temps que le recensement en témoigne. C’est aussi pour cette raison qu’il est nécessaire de multiplier les angles d’approche lorsqu’on interroge les gens sur leur identité de caste locale.

Il y a peut-être des leçons à tirer des effets politiques de la prise en compte de la religion quand on s’interroge sur les effets possibles de la prise en compte de la caste. En 1995, quand furent rendus publics les tableaux du recensement de 1991 concernant la religion, les groupes (et les chercheurs) hindouistes de droite essayèrent d’utiliser ces données pour prouver que les musulmans seraient bientôt plus nombreux que les Hindous. Ces années étaient celles de la montée d’une droite hindoue particulièrement dure. La question de la croissance des musulmans par rapport aux autres groupes a depuis fait l’objet de nombreux débats, politiques et scientifiques, et toutes sortes de positions ont été défendues, y compris celle selon laquelle il existait une preuve démographique du fait que, à tous les échelons socio-économiques, les familles musulmanes ont en moyenne un enfant de plus que leurs équivalents hindous. Dix ans plus tard, ces mêmes données du recensement ont été utilisées tout autrement par le rapport souvent cité du Comité Sachar sur le « Statut économique et social des musulmans en Inde ». Ce rapport a contribué à modifier la perception des musulmans : de minorité perçue comme favorisée, les musulmans sont devenus une communauté qui dans le domaine social, économique et dans celui des études est une des plus défavorisées du pays. Cela aussi, c’est de la politique, mais à l’évidence de la bonne politique.

Rompre avec le refus de voir les castes

Venons-en maintenant aux modèles et aux arguments que nous défendons. Pour nous, le plus important est de considérer que la non-prise en compte des castes a été une des plus grandes erreurs de l’Inde indépendante. Peut-être cette erreur était-elle inévitable, dans la mesure où elle n’est devenue visible que rétrospectivement. Mais au moins pendant les vingt dernières années, les effets négatifs de ce refus de voir les castes ont été parfaitement visibles pour tous ceux qui veulent bien les voir. La plupart des arguments hostiles à la prise en compte de la caste dans le recensement analysent le contraste implicite avec le statu quo comme si celui-ci était neutre. Il ne l’est pourtant pas. En réalité, les gens hostiles à une prise en compte de la caste ne doivent pas seulement se demander si la situation serait pire avec un recensement de ce type, ils doivent aussi se demander si nous devons vraiment nous féliciter de l’absence d’un tel recensement. Le modèle que nous défendons est celui du recensement comme autoportrait collectif, qui, à côté d’un modèle de la caste qui souligne son rôle en tant qu’axe distributif, sous-tend la position que nous allons maintenant développer.

La meilleure raison de demander la prise en compte de la caste dans le recensement est que celle-ci donne l’occasion de rompre avec le refus de voir la caste que l’État indien et les courants politiques majoritaires ont suivi depuis l’Indépendance. À partir du principe selon lequel la caste devait être abolie, le refus de voir la caste a associé l’abolition officielle de la caste dans la Constitution à une situation qui revenait en réalité à interdire de discuter des castes en public. Les ST et les SC ont été traitées comme des exceptions regrettables à la règle qui consistait à ne pas voir les castes. Mais en fait, l’abolition officielle des castes ne s’est pas accompagnée de réels efforts pour abolir les privilèges et les handicaps qui leur sont liés. Cette manière de refuser sans conviction de voir les castes a encouragé la perpétuation et l’aggravation des inégalités entre les castes dans une société régie par une Constitution censée les avoir abolies. L’adoption pendant un demi-siècle de cette position officielle nous a amenés à la commission Mandal, c’est-à-dire à une situation où la grande majorité des membres des basses castes ne pouvait plus ignorer la contradiction entre les droits politiques qui leur étaient officiellement reconnus et la part réelle qui leur était accordée dans la nation.

Le développement de la conscience de caste parmi les basses castes s’accompagna de la conviction qu’eurent les membres des hautes castes de s’être débarrassés des castes et de vivre sans caste. Pour les couches privilégiées des hautes castes, c’était vrai d’une certaine façon, parce que la poursuite pendant trois générations successives d’une politique de refus de voir les castes leur avait permis d’empocher les avantages liés à leurs castes. Ils se trouvèrent alors dans une situation où ils n’avaient plus besoin d’invoquer explicitement la caste, ayant acquis toutes les autres ressources qui leur garantissaient les avantages prétendument légitimes de la richesse héritée, des études coûteuses et des réseaux de relations parmi leurs semblables. Ce sont ces groupes des hautes castes qui sont les plus ardents défenseurs du refus de voir les castes aujourd’hui. Ce sont eux qui croient que le recensement concerne avant tout les basses castes et leurs petites querelles de quotas. Le modèle du portrait collectif du recensement souligne le fait que les castes de tous les habitants doivent être prises en compte et que les hautes castes ne doivent pas conserver l’invisibilité dont elles ont bénéficié au nom du refus officiel de voir les castes. En ce sens, un recensement prenant en compte la caste peut mettre un terme à une phase remarquablement improductive de la tentative indienne de dépasser les castes et de prendre un nouveau départ.

Selon nous, donc, les arguments en faveur d’un recensement prenant en compte la caste devraient montrer dans le détail les effets négatifs de l’absence d’un tel recensement sur notre ambition d’annihiler les castes. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où la caste est exclusivement associée aux basses castes de l’Inde, en particulier aux Dalits et aux Adivasis, qui doivent prouver leur appartenance aux SC et aux ST en donnant des noms de castes et de tribus identifiables. Nous souhaitons que cette situation cède la place à une image plus globale, plus générale, dans laquelle tout le monde devrait répondre à la question sur la caste à laquelle il appartient. Cela ne revient aucunement à endosser la responsabilité d’un système inégalitaire. Répondre qu’on est sans caste est une possibilité pour ceux qui le souhaitent. Cependant, il est dans l’intérêt de la démocratie que la fausse image de la caste comme exception subie exclusivement par les citoyens victimes des plus graves discriminations soit remplacée par une situation dans laquelle nous serions prêts à reconnaître que la caste est une réalité relationnelle. Il n’y a pas de handicap subi en raison de l’appartenance à une caste qui ne corresponde à des avantages accordés à une autre. C’est cette interconnexion que nous avons niée avec une remarquable constance tout au long de notre histoire postcoloniale.

Il est temps de reconnaître que, contrairement à la célèbre allée de l’amour (prem gali) de Kabir dans laquelle on ne peut entrer qu’un par un, l’allée de la caste exige que nous y entrions et en sortions tous ensemble. Un recensement prenant en compte l’appartenance à une caste de tous les Indiens sera une bonne manière de reconnaître une réalité incontestable : quand on parle des castes et de leurs injustices, notre complicité et notre rédemption sont l’une et l’autre fatalement réciproques.

Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard.

par Satish Deshpande & Mary E. John, le 12 octobre 2010

Pour citer cet article :

Satish Deshpande & Mary E. John, « Le déni de la caste en Inde », La Vie des idées , 12 octobre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-deni-de-la-caste-en-Inde

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