Recherche

Recension Politique

Aux machines, citoyens !

À propos de : Adeline Barbin, La démocratie des techniques, préface d’Andrew Feenberg, Hermann


par Stanislas Deprez , le 15 mai


Télécharger l'article : PDF EPUB MOBI

Contre la tendance des experts à vouloir garder le contrôle exclusif du développement technologique – au nom de l’incompétence du grand public –, Adeline Barbin suggère de confier davantage de pouvoir aux citoyens, afin que les techniques et les sciences soient conformes aux valeurs démocratiques.

Déjà autrice d’André Gorz. Travail, économie et liberté (Canopé-CRDP, 2013), Adeline Barbin offre avec La démocratie des techniques un ouvrage important, premier titre de la collection « Technologia » nouvellement créée aux éditions Hermann. Issu d’un travail de doctorat sous la direction de Catherine Larrère, le livre se distingue par la clarté de son propos et l’intelligence de son argumentation. Ainsi que le résume Andrew Feenberg dans la préface, la philosophe défend la double thèse selon laquelle une démocratie des techniques est souhaitable et possible, contre l’idéologie technocratique des élites politiques et scientifiques. Son point de départ est que les innovations et inventions sont orientées par la culture et les intérêts sociaux et ont un impact sur ceux-ci. Puisque la technique nous concerne tous, elle est une affaire de démocratie. Ce constat impose de développer des dispositifs favorisant la discussion et la prise de décision au bénéfice de toute la société. Ce que Barbin entreprend de démontrer avec une grande rigueur.

La contingence des techniques

La philosophe commence par rappeler la perception classique de la technique comme phénomène autonome possédant sa propre finalité. Cette conception connaît plusieurs variantes. La première, le vitalisme, conçoit le développement technique sur le modèle d’une évolution biologique déterministe, les techniques se complexifiant toujours davantage en modifiant leur environnement. La deuxième variante, que l’on pourrait qualifier d’anthropocentrique, fait de la technique le prolongement des facultés physiques et mentales de l’humain. Arnold Gehlen [2009] a popularisé une version de cette thèse avec sa théorie de la « tendance à la décharge » : l’être humain se délesterait de plus en plus des tâches physiques et intellectuelles pénibles. Rejetant l’optimisme technologique, d’autres penseurs n’en adhèrent pas moins au déterminisme. C’est le cas de Jacques Ellul [2012], pour qui la technique fait système, les inventions et innovations s’enchaînant selon un cheminement inexorable, sans souci des valeurs éthiques. Ce qui a fait dire à Ellul que la technocratie est forcément totalitaire et que la démocratie doit être un refus de la technique. Le problème de cette conception, note Barbin, est qu’elle méconnaît le contexte culturel du développement technique, réduisant celui-ci à la seule recherche de l’efficacité instrumentale. À la suite d’Herbert Marcuse et Philippe Descola, l’autrice souligne que cette façon de voir la technique correspond à un projet socio-historique et culturel spécifique à l’Occident moderne, qui n’a rien d’inéluctable. Mobilisant la théorie de l’acteur-réseau [Akrich et al., 2006], elle fait valoir la nécessité de penser les objets techniques comme des phénomènes sociaux en partie contingents.

Pour une politique des techniques

Puisque les techniques structurent les sociétés, elles constituent un objet politique. Les systèmes techniques entraînent des contraintes objectives et toutes les techniques ne sont pas compatibles avec n’importe quelle société. Cela implique que les techniques sont porteuses de valeurs et d’orientations pour l’action ou autrement dit, que les normes techniques sont toujours aussi des normes sociales : les portes des premières rames de métro pouvaient s’ouvrir en marche, permettant aux plus hardis de descendre avant l’arrêt ; les machines à laver domestiques sont pensées pour les besoins d’une famille nucléaire ; conçues pour être stériles, les semences OGM doivent être rachetées chaque année… « Les techniques, écrit Barbin, sont ainsi coproductrices de notre relation au monde, elles délimitent et organisent les interactions possibles entre les individus et ce qui les entoure, environnement humain, vivant et matériel » (p. 92). Un exemple fort est celui de l’essor du machinisme au XIXe siècle. Par l’industrialisation, développe l’autrice, le travailleur n’est pas seulement aliéné à son employeur, il l’est aussi à son outil de production, qui lui imprime son rythme de travail. En outre, la complexité de la machine nécessite des spécialistes pour l’entretien et les réparations. L’ouvrier devient ainsi un simple opérateur sans marges de manœuvre. Ce qui explique les nombreuses initiatives de travailleurs pour se réapproprier les dispositifs de production. Si ces tentatives furent des échecs, avance Barbin, c’est en raison d’une idéologie du progrès dominante dans la pensée libérale et dans le marxisme, qui fait du développement technique le chemin nécessaire vers le bien-être et la prospérité.

L’industrialisation étant vue comme une évidence, la seule action politique envisageable consiste à tenter de pallier les pollutions, nuisances et autres effets négatifs. Dans cette perspective, la démocratie se réduit à permettre au plus grand nombre d’accéder à la consommation. Mais pas à la production, l’égalité des consommateurs, et progressivement des électeurs, allant de pair avec une technocratie où le pouvoir est accaparé par les élites scientifiques, au nom de la neutralité de la technique. Pour décrire cette stratégie, Barbin emprunte à Ulrich Beck [2008] le concept de subpolitique, qui désigne une politique implicite (et non une absence de politique) : l’innovation et la diffusion des techniques se produisent en deçà de la sphère politique, mais exercent pourtant un impact sur elle.

Faire collaborer experts et profanes

Après avoir montré que la technique est dépendante de l’histoire des sociétés et qu’elle exerce une influence politique, Barbin explore les propositions existantes en matière d’encadrement démocratique de la technique. Le modèle le plus connu, dit « du déficit », repose sur l’idée que le public doit être informé par des experts présentant la réalité de manière neutre. Fondé sur la séparation entre les faits et les valeurs, et sur la dissymétrie de savoir entre les experts et les profanes, ce modèle est foncièrement technocratique. Il a fait place depuis quelques décennies au « modèle de la consultation » ou « du débat public », qui prend soin de recueillir les points de vue des citoyens, comités locaux et autres groupes de discussion. Plus participatif que le précédent, ce modèle maintient cependant l’idée d’une séparation entre faits et valeurs, et garde pour finalité l’acceptabilité des innovations techniques. Par exemple, se conformant à cette logique du débat public, l’Union Européenne oblige les industriels de la filière alimentaire à étiqueter les OGM afin que chaque citoyen soit éclairé sur ses choix de consommation, mais elle ne permet pas de réfléchir au bien-fondé des OGM. Or, affirme Barbin, l’enjeu de la démocratie est de « pouvoir collectivement décider du type de société à construire » (p. 168), ce qui va bien au-delà du droit à l’information et à la protection des consommateurs.

Proposition pour une démocratie des techniques

Pour penser une véritable démocratie des techniques, allègue Barbin, il importe de clarifier ce que l’on entend par « démocratie ». Une première façon de penser celle-ci est d’y voir un système de prise de décisions où chacun à un droit égal de s’exprimer. Cependant, fait remarquer l’autrice, la démocratie ne se restreint pas à cet aspect procédural. Elle est aussi un ensemble de valeurs directrices, telles que la liberté d’opinion, l’égalité de tous ou encore la visée d’une vie bonne. Or, les systèmes techniques peuvent favoriser ces valeurs ou leur nuire. Ils conditionnent des choix de société, pouvant augmenter la dépendance ou au contraire accroître la convivialité (terme emprunté par l’autrice à Ivan Illich [1990] pour exprimer la faculté d’une technique à maintenir ou élever l’autonomie de ses utilisateurs et celle des autres individus). Nous sommes ici au cœur du débat démocratique :

Le caractère démocratique des techniques est défini à l’aune de la possibilité pour les individus de participer activement à la détermination des valeurs individuelles et collectives qui doivent y être incorporées ou, au moins, être permises. (p. 208)

Pour cela, il importe que les citoyens soient associés le plus tôt possible au processus d’innovation technique. Il faut aussi qu’ils aient leur mot à dire sur la recherche scientifique, non pour statuer sur des résultats scientifiques évidemment, mais pour décider des finalités à viser, des sujets à aborder et des méthodes à autoriser. La proposition paraîtra peut-être extrême aux scientifiques mais Barbin avance deux arguments de poids. Premièrement, fait-elle valoir, on ne voit pas pourquoi seule la communauté scientifique – et en pratique une minorité de savants – devrait fixer les priorités de la recherche lorsque toute la société est concernée. Deuxièmement, la recherche scientifique fait déjà l’objet d’une gestion politique, comme le sait n’importe quel chercheur ayant dû remplir une demande de financement. La question n’est donc pas de soumettre la recherche au politique mais de rendre la gestion plus démocratique. Les citoyens, assure l’autrice, devraient pouvoir participer (1) à la formulation des politiques de recherche, (2) à la production du savoir scientifique et des innovations techniques, (3) à la préservation et l’accroissement du pouvoir politique articulé aux savoirs et innovations. Ils devraient pouvoir participer aussi aux décisions concernant le contrôle des liens entre l’industrie et les pouvoirs publics, afin de sauvegarder le bien commun. Une véritable démocratie des techniques ne consiste pas à rendre les innovations désirables ou à faire taire les critiques par davantage d’information, conclut Barbin. Elle repose sur un choix collectif de valeurs, ce qui implique d’échapper à l’alternative entre le progrès technique ou rien : « L’enjeu de la démocratie des techniques est d’organiser l’articulation de la citoyenneté à ces questions, parce que de leur réponse dépend l’autonomie et la capacité de chacun et du collectif à participer à la définition des conditions d’une vie bonne, de la justice et de l’histoire d’une société » (p. 238). Il n’est pas sûr que la leçon soit entendue des décideurs politiques, ni de la communauté scientifique, ni des entreprises technologiques. Mais la démonstration est convaincante.

Adeline Barbin, La démocratie des techniques, préface d’Andrew Feenberg, Paris, Hermann Éditeurs, coll. « Technologia », 2024, 276 p., 28 €.

par Stanislas Deprez, le 15 mai

Aller plus loin

Références
 Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (éd.), Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Les Presses de Mines Paris, « Sciences sociales », 2006.
 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008 (1986).
 Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Le Cherche Midi, 2012 (1977).
 Arnold Gehlen, Essais d’anthropologie philosophique, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Bibliothèque allemande », 2009 (1983).
 Ivan Illich, La convivialité, traduit de l’anglais par Luce Giard et Vincent Bardet, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990 (1973).

Pour citer cet article :

Stanislas Deprez, « Aux machines, citoyens ! », La Vie des idées , 15 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Adeline-Barbin-La-democratie-des-techniques

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet