Organisée par le Musée d’art moderne de la ville de Paris au printemps dernier, l’exposition « Resisting the Present, Mexico 2000-2012 » a choisi d’exposer de jeunes artistes mexicains engagés. À travers une esthétique plurielle, les œuvres de ces artistes évoquent un quotidien souvent violent dont ils ne se détournent pas. À travers quelques exemples choisis, cet essai permet de parcourir à nouveau cette exposition où engagement rime avec ici et maintenant.
Un regard neuf sur les jeunes artistes mexicains
Organisée par les commissaires Angeline Scherf et Angeles Alonso Espinosa, Resisting the Present s’inscrit dans une série d’expositions dédiées au Mexique ces dernières années à Paris. Expositions individuelles d’une part – dont celle de Damian Ortega (2008) et de Gabriel Orozco (2010-2011) au Centre Georges Pompidou, ou encore l’exposition monographique de Fernando Ortega, actuellement au Palais de Tokyo – collectives d’autre part – notamment celle qui a eu lieu à la Maison Rouge, La collection Coppel, Mexico : expected/unexpected (2009).
Resisting the Present a quant à elle délibérément laissé de côté les artistes dits néo-conceptuels comme Orozco et Damian Ortega pour présenter la nouvelle génération, dont Fernando Ortega fait partie. Tandis que la collection Coppel – exposée à la Maison Rouge – s’était proposée « d’explorer l’art mexicain contemporain en soulignant ses liens avec ses précurseurs historiques et avec la production artistique actuelle dans d’autres pays », souhaitant « bousculer les idées toutes faites sur l’art mexicain », en présentant une « image mouvante de l’art contemporain mexicain, multiple, complexe, imprévisible » [1]. Les commissaires de Resisting the Present, elles, ont voulu offrir « un regard alternatif sur la jeune scène artistique mexicaine » [2] en sélectionnant des œuvres contestataires, voire engagées.
Resisting the Present. Le titre nous plonge de front dans une tension : celle de la résistance bien sûr, et, par là même, de la violence du présent mexicain. Cela se confirmait au seuil même de l’exposition : la partie supérieure du porche d’entrée de l’ancienne salle d’honneur du Musée d’art moderne de la ville de Paris était perforée dans toute sa largeur par des impacts de balles de gros calibre qui ont traversé la cloison, le public pouvant ainsi passer sous un nouveau crible – celui de l’inscription « 50 000 USD » que dessinent les perforations – la frise monumentale de Raoul Dufy, La fée électrique. L’œuvre intitulée No hay artista joven que resista un canonazo de 50 000 dolares [Il n’est pas de jeune artiste qui résiste à un coup de canon de 50 000 dollars] (2011-2012) a été réalisée in situ par le collectif Tercerunquinto. Le titre reprend une réflexion désabusée d’un des généraux de la révolution mexicaine condamnant la corruption des militaires pendant la révolution de 1910.
Tercerunquinto, No hay artista joven que resista un cañonazo de 50,000 dólares, 2011 (Installation in situ)
Vingt-quatre artistes mexicains ont participé à cet acte collectif de résistance, et sont issus d’univers très différents (arts visuels, cinéma, documentaire, etc.). Nés après 1975, à l’exception d’Alejandro Jodorowsky (1929, Chili, vit et travaille à Paris) et actifs au Mexique depuis les années 2000, ils sont particulièrement marqués par le contexte social, politique et économique sombre de leur pays. Leurs œuvres permettent de dresser une cartographie des maux dont souffre le Mexique depuis une vingtaine d’années : les cartels de la drogue et leurs règlements de compte (crimes organisés, cimetières et sicarios) surtout au nord du pays, la frontière avec les États-Unis et la question du pétrole et de l’écologie.
L’esprit occidental s’affranchit timidement de la vision d’un Mexique conjugué au passé. Pendant longtemps, on l’a enfermé dans un cliché exotique : les Indiens et les pyramides, et, au mieux, quand on parle d’art, le muralisme et Frida Kahlo. Pour autant, l’art mexicain contemporain connaît une vitalité accrue. L’introduction du catalogue de l’exposition rappelle à juste titre la singularité de la dernière décennie « qui marque une nouvelle étape » [3], en ce sens où les espaces d’art contemporain publics et privés se sont multipliés. Mexico D.F. ne compte pas moins de cinq musées d’art moderne et contemporain. Les galeries et les espaces alternatifs et indépendants se multiplient. Tous les acteurs de la scène artistique nationale (dont les collectionneurs - notamment Jumex et Coppel - et les foires) sont représentés. Par ailleurs, les artistes comme Gabriel Orozco, Damian Ortega ou encore Abraham Cruzvillegas se sont fait d’abord connaître à l’étranger car le pouvoir en place tendait à promouvoir un art « néo-mexicaniste », un nouvel indigénisme en un sens. Tout projet artistique qui ne correspondait pas à leur programme était exclu. L’objectif du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) était de promouvoir une certaine identité mexicaine. Les années 2000 ont été significatives : le nouveau gouvernement ouvrait tous les espoirs, on clôturait soixante dix années du PRI à la tête du pays pour donner le relais au Parti d’Action Nationale (PAN). Pour Resisting the Present, les commissaires ont cherché à montrer ce qu’il s’est passé après Orozco, représentant d’une génération d’artistes qui ont mis de côté la Vierge de Guadalupe ou encore le drapeau national, pour développer dans un langage néo-conceptuel une problématique mettant en tension le local et le global [4].
Aujourd’hui, les clichés évoqués laissent le pas à un nouveau propos un peu simplificateur : le Mexique est un pays de violence, de drogue et de mort. C’est bien la réalité mexicaine, mais en partie seulement : on ne peut nier l’insécurité, l’emprise des cartels mexicains et leur violence, les 50 000 victimes du narcotrafic et de la corruption en six ans. Pourtant, « les vieux stéréotypes de pauvreté, de corruption, de trafic de drogue, de carnaval et de favelas ne suffisent plus à résumer un continent en mutation, qui reste très varié mais où la vie politique se stabilise tant bien que mal et où les économies se consolident en se diversifiant » [5], comme le rappelle le directeur adjoint de la rédaction (internationale) du Figaro.
Dans sa traduction française, le titre de l’exposition – Résister au présent - suppose deux acceptions : d’une part, il s’agirait de résister, d’être fort et endurant dans une conjecture donnée, celle de la réalité actuelle du Mexique, de se confronter à ce qui les empêche d’avancer. La résistance implique en amont une prise de conscience de l’artiste et le fait même pour l’artiste de signaler ces problèmes est une forme d’engagement. D’autre part, le titre interroge les modalités de la résistance aujourd’hui. En d’autres termes, comment conjuguer ce verbe au présent, dans l’ici et le maintenant ? Angeline Scherf et Angeles Alonso Espinosa l’expliquent clairement : « les formes que prend [la résistance] répondent à des contextes et des circonstances spécifiques » [6].
Nous observons que la résistance est un mot qui a fortement imprégné l’histoire des colonisés, des indiens d’Amérique de Nord ou d’Amérique latine. Ces derniers temps, il est particulièrement associé à l’art mexicain contemporain, que l’on songe à des œuvres comme Resistencia de Marcela Armas (2009) ou au mouvement des artistes de Oaxaca : Resistencia visual. Désormais, il ne s’agit plus de résister à un ennemi extérieur, au colon, à l’autre, mais à son présent, aux siens. Bien qu’il ne soit pas la seule raison d’être de l’art mexicain, « le contexte politique est essentiel pour mesurer sa force » [7], une force contre laquelle les acteurs de cette scène artistique en ébullition s’engagent à ne pas céder – c’est cela résister. Comment la génération révélée par Resisting the investit-elle et habite-t-elle l’espace du présent ? Est-ce que cette résistance exprimée et définie ici suffit à caractériser l’art mexicain actuel ?
Resistencia visual est le nom d’un mouvement artistique spontané, qui est né à Oaxaca en réponse aux événements d’insurrection politique et sociale qui ont marqué la ville entre mai et décembre 2006. Les artistes de ce mouvement ont cherché à renforcer le pouvoir des institutions culturelles non contrôlées par le pouvoir central ou régional en revendiquant leur opposition au gouvernement local. Resistencia visual est caractérisé par un esprit de communauté et s’implique visuellement dans un combat dont le but est d’amener le peuple d’Oaxaca à une prise de conscience sociale et politique. Sa production, dont les modèles sont exclusivement nationaux, se traduit par beaucoup d’interventions dans l’espace urbain, aussi l’essentiel des peintures murales est-il éphémère, n’ayant pour durée de vie qu’une seule nuit, voire quelques heures. Selon Christine Frérot : « Son esthétique urbaine, liée en grande partie à l’utilisation du pochoir, n’est pas fondamentalement « révolutionnaire », avec ses images pop ou relevant du graffiti. Sa vraie valeur, c’est la forte prise de conscience des artistes et leur implication - presque naturelle - dans le travail collectif, leur envie de réagir, d’agir et d’intervenir sur le terrain et de chercher un public socialement élargi ». (Resistencia visual, Oaxaca 2006, ,Paris, 2009, pp.84-88.)
Une dialogue constant entre art et politique
Qu’est-ce que l’art politique ? Paul Ardenne le résume en ces termes : « L’ « art politique » peut prendre des formes diverses : propagandistes ou engagées, certes, mais aussi de simples interventions, sans souci d’imposer une quelconque idéologie, ou même relevant de la morale, dans un souci d’édification, voire se contentant de poser des questions, d’apparaître comme un empêchement de bailler en rond, pour rompre les consensus, par exemple. » [8]
Afin de comprendre ce qu’est l’art politique aujourd’hui, revenons sur le passé, sur l’histoire de l’art politique au Mexique. L’art mexicain moderne a vu le jour sous la tutelle du pouvoir politique lors de la révolution de 1910. « Au nom de la fonction sociale de l’art et d’une affirmation identitaire », souligne la spécialiste de l’art mexicain, Christine Frérot : « l’engagement des artistes, au Mexique, est une constante du XXe siècle » [9]. Ces derniers n’ont jamais cessé de s’intéresser à la vie politique et sociale de leur pays, il s’agit d’un héritage historique que les artistes de Oaxaca perpétuent : les murs mexicains « témoignent des grandes étapes d’un dialogue entre art et politique, qui ne cesse de se manifester » [10]. L’art du Mexique évolue dans ce sens depuis son émancipation du joug de la métropole, fin XIXe début XXe : bien que l’indépendance politique du pays soit une des première à s’être opérée en Amérique latine, l’art n’a jamais été aussi colonial qu’après la décolonisation, les artistes traitant des sujets académiques, avec pour seul modèle l’Europe.
Ce n’est qu’après la révolution que les artistes et les hommes politiques ont travaillé ensemble à l’avènement d’une nation, à la création d’une identité propre. Le mouvement muraliste, né sous l’égide de l’Etat, marque l’entrée dans la modernité de l’art mexicain. Il s’agit d’un art engagé, dénonciateur, mais promu et soutenu par l’Etat. Un art révolutionnaire officiel. Les muralistes se situeraient à la lisière des deux premiers volets de la catégorisation mise en place par Paul Ardenne : entre l’état de tutelle de l’art « où l’art sert le pouvoir et en réalise la symbolisation » et son état de collusion où « l’art et le pouvoir travaillent mutuellement, dans les termes d’un contrat où il n’y a pas d’instrumentalisation réciproque » [11] ( avec le risque de toujours dévier vers la propagande). Les muralistes adhéraient à un parti pour défendre ses idées, faisaient le choix d’images didactiques qui étaient le relais et le reflet de la réalité sociale. Mais, en même temps, et surtout au cours des années 1920 et 1930, « les artistes s’opposaient au gouvernement qui les appuyait et souvent les finançait, et auquel ils devaient en grande partie leur renommée » [12]. Les muralistes ont en commun avec les avant-gardes européennes leur appartenance à un parti politique, et pendant près de quarante ans, dans la perspective de reconfigurer le monde, leur démarche s’est inscrite dans le macropolitique.
Puis, 1968 [13] a considérablement changé la physionomie de l’art mexicain et de l’engagement des artistes par rapport à l’art politique historique, conçu par les modernes [14]. Dans les années 1930 et les années qui ont suivi 1968, les artistes politisés souscrivaient à un parti et une idéologie. Alors qu’au début du XXe siècle, les muralistes répondaient aux commandes de l’État, après 1968, les artistes ont repris cette tradition d’intervention urbaine héritée des muralistes mais en modifiant ses modalités. Après la révolte des étudiants effroyablement réprimée par l’État, la scène artistique était désormais en marge des instances officielles et ne comptait donc plus sur son soutien. Les collectifs se multipliaient et investissaient les rues, l’art continuait certes d’être urbain et public, mais il s’opposait cette fois ouvertement et radicalement au pouvoir en place et à ses valeurs, ainsi qu’à l’art officiel.
Or, l’investissement de l’espace public qui définit parfaitement le mouvement Resistencia visual, n’est pas représenté dans Resisting the Present. Les œuvres présentées sont finalement adaptées au dispositif du musée et ce pour des raisons assez évidentes. Il ne s’agit pas des peintures murales éphémères comme celles qui circulent aujourd’hui à Oaxaca et qui parfois n’ont d’existence que quelques heures. Néanmoins, certaines des œuvres rappellent cet art urbain par l’économie de leurs moyens et la pauvreté des matériaux, comme en témoigne l’installation Papalotes negros (2010 ) d’Arturo Hernández Alcázar.
Arturo Hernández Alcázar, Papalotes negros (Ave de Mal Agüero) ; Black kites (Bird of ill omen), 2010
(Cerfs-volants couverts de pigments « noir de fumée », fils de coton noir, pierres)
Du symbolisme à l’écriture du réel, des œuvres plurielles
Passé le seuil de l’exposition, le spectateur se heurte à deux cent cinquante volatiles en plastique noir, arrimés au sol par des pierres, provenant d’un immeuble qui s’est effondré devant la maison de l’artiste. Le mouvement est immobilisé, comme retenu. Cette œuvre lourde de menaces suscite un malaise profond expliqué en partie par l’artiste : « Les pierres sont des symboles importants pour moi : ils parlent de l’effondrement du système. Les pierres sont aussi les seules armes dont disposent tellement de gens qui luttent dans le monde pour se défendre contre toute forme d’oppression. Je pense au Mexique mais aussi aux Palestiniens » [15]. Les cerfs-volants, eux, sont emblématiques de la culture mexicaine. Désormais contraints de faire du sur place, ces comètes noires - comme on dit en espagnol - ne sont pas sans rappeler ceux qu’utilisaient les rebelles, lors de la guerre d’Indépendance du Mexique, pour signaler leur lieu de réunion. Arturo Hernández Alcázar, qui habituellement occupe et transforme l’espace public avec des installations in-situ, a envahi cette fois le MAM avec ce vol statique de comètes en « or noir », symbole de « l’exploitation, de la domination et de la colonisation » précise l’artiste dans une salve de paroles. C’est une allégorie de l’enlisement que vit le Mexique aujourd’hui après l’illusion - perdue - d’un changement au tournant du siècle.
Marcela Armas, I-Machinarius, 2008 (Pétrole, chaîne industrielle, moteur, système de lubrification)
Courtesy de l’artiste et Arróniz Arte Contemporáneo, Mexico
Les Papalotes negros d’Hernández ainsi que l’œuvre de Marcela Armas (I-Machinarius, 2008), installée dans une salle adjacente, ne font que confirmer le fait qu’il n’y a pas de global sans local. « Au lieu de cultiver une mexicanité passée, ils se mettent à nous parler de nous-mêmes en nous parlant de ce qu’ils sont » [16] remarque Serge Grunzinski. I-Machinarius (2008), machine expérimentale, qui n’a d’autre fin que celle d’être en marche, est un dispositif de roues dentées entrainant une chaîne qui dessine la carte inversée du Mexique. Le lubrifiant qui permet l’incessant travail de cette machine blessée est du pétrole brut. Il coule indéfiniment vers la frontière des États-Unis, laissant le pays exsangue. Le pays s’embourbe à cause d’une richesse naturelle, qu’en raison des privatisations il n’est plus en mesure de maîtriser. C’est le pétrole, mais aussi ses habitants, qui déferlent et se répandent aux États-Unis. Au-delà du Mexique, Marcela Armas invoque plus généralement l’exil, le rapport à l’Autre, la quête de l’El dorado qu’incarnent les États-Unis, notre voisin à tous et, partant, l’universalité des problèmes de frontière.
Bayrol Jiménez, Maldito, 2012 (Acrylique sur papier)
Courtesy de l’artiste et galerie Dukan Hourdequin, Paris
Dans le premier volet de l’exposition, le dessin de Bayrol Jiménez, inspiré de l’imagerie populaire, envahit la cimaise qu’il déborde pour recouvrir le sol et les murs. En rouge, un peu comme une sinopia, apparaissent les symboles du pouvoir, de l’argent, de la mort et de la violence. Sont représentés des corps fragmentés, des squelettes, des armes, des gens qui se cachent derrière des masques, des sourires grimaçants ou encore des carcasses d’automobile. Le tout couronné par l’aigle bleu impérial américain qui tient dans ses serres le serpent mexicain rouge brandissant une kalachnikov. Les différents objets et personnages (incluant certains politiques mexicains), dont l’échelle de représentation est variable, saturent les dizaines de feuilles de papiers mises bout à bout. On pense à un collage aux allures de rébus. Même s’il s’en démarque, son travail s’inscrit dans la lignée du mouvement Resistencia visual de Oaxaca dont il est originaire, et par là même hérite du muralisme. Avec Maldito [Maudit] (2012), Bayrol Jiménez donne l’impression qu’il a laissé libre cours à son imagination – comme les Surréalistes pouvaient le faire avec le dessin automatique –, sans s’imposer aucune limite pour dénoncer les travers de la société mexicaine. Le verbe robar [voler] inscrit et répété en rouge sur le sol, témoigne d’une indignation, de l’accusation du pouvoir politique, de celui de l’argent, et même de l’Église.
Les artistes de cette exposition ne se disent pas politiques : ce sont des citoyens qui, avec leurs moyens, réagissent et interrogent le monde dans lequel ils vivent, révélant ce qui est occulté par le discours officiel. Obérés par le présent, ils ne se projettent pas, mais constatent et « résist[ent] dans le présent, non pas comme un retour sur le passé, mais comme une garantie d’avenir » [17]. Bayrol Jiménez caractérise l’art de sa génération en ces termes : « Ce sont des sujets sociaux et politiques qui nous rassemblent. Et pourtant, cela ne fait pas de nous des artistes engagés. Mon travail émane de ce que j’ai vécu, dans la ville, dans la rue, à chaque instant. Je fais des dessins inspirés de la bande dessinée, avec humour noir pour rendre les choses plus légères. » [18]
Si ce premier volet de l’exposition, sous le signe de la métaphore et de la pesanteur, était plutôt symbolique et mythologique, cette « symbolisation cède [progressivement] le pas aux écritures du réel » [19]. Le film Entrevista con la Tierra de Nicolás Pereda – qui raconte l’histoire de David, un jeune garçon d’un village amérindien qui a perdu un ami très cher suite à une chute accidentelle –, initie un second volet où sont projetés de nombreuses vidéos et documentaires. Les commissaires d’exposition ont accordé une place de choix au septième art. Quatre cinéastes (Carlos Reygadas, Natalia Almada, Edgardo Aragón et Gianfranco Rosi) accompagnent ces jeunes artistes mexicains à Paris. Ces films sont intégrés aux œuvres évoquées plus haut « pour que le public français comprenne à quel point, le cinéma mexicain, d’un haut niveau artistique, reflète la réalité du pays, est enraciné en elle et en même temps la transcende » (Angeline Scherf). Un de ces films, que le public français a pu voir, est aujourd’hui censuré au Mexique. Il s’agit de El sicario, room 164, de l’italien Gianfranco Rosi. Un tueur à gages, toujours en cavale, le visage voilé d’un drap noir, témoigne de sa vie devenue un véritable calvaire depuis son enrôlement comme sicario jusqu’à sa fuite. L’homme nous présente son propre film en illustrant ses propos de petits croquis schématiques sur un carnet. La caméra ne bouge pas : l’homme est assis et raconte, il n’y a pas de son extradiégétique, la seule bande-son est constituée de ses paroles. Le film se déroule dans un huis clos (une chambre d’hôtel) et la salle dans laquelle il est projeté est étriquée et l’atmosphère oppressante. Le spectateur en ressort doublement asphyxié. La simplicité du témoignage du sicario et les moyens mis en œuvre rendent ce documentaire particulièrement percutant.
L’exposition laisse la part belle au document. En témoignent les nombreux travaux d’artistes privilégiant l’approche documentaire. A l’instar de Diego Berruecos qui, en recouvrant le mur d’archives photographiques du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), documente l’histoire du parti et son impact sur le paysage culturel, l’architecture et la mémoire collective. Est-ce là une volonté de contextualiser, d’immerger le spectateur dans ce présent auquel résistent les artistes ? On serait tenté de penser avec Dominique Baqué que le documentaire viendrait relayer un art politique qui, en raison de la déréliction du politique lui-même, s’est vidé de sa substance. Le documentaire serait donc la seule issue d’un art politique épuisé ?
Diego Berruecos, La Solución Somos Todos, 2011 (200 images n&b extraites de l’« Archiv General de la Nación » portant sur la campagne de José López Portillo en 1976)
Resisting the Present a offert un focus sur la jeune scène artistique mexicaine, et comme le rappellent les spécialistes mexicains Leticia Clouthier et Guillermo Santamarina, l’art contemporain de leur pays est une mosaïque d’expressions riches et contradictoires : il est composé non seulement des artistes exposés au MAM mais aussi de « leurs professeurs » (Gabriel Orozco, Abraham Cruzvillegas, Damian Ortega ou encore Fernando Ortega), du mouvement Resistencia visual d’Oaxaca et de bien d’autres encore. Cette génération exposée ici « parle de son identité mexicaine sans la nommer » [20] en ce sens qu’elle exprime son quotidien en l’investissant, en interagissant avec. Leurs œuvres seraient alors génératrices de conscience en « préférant les constats aux combats » [21].
Si ces œuvres proposent une réflexion sur la globalisation, elle se fait à partir de leur engagement vis à vis des problématiques locales, propres au Mexique. C’est l’entonnoir à l’envers. Les artistes mexicains se focalisent sur des fragments de la réalité politique de leur pays, en laissant de côté la conception utopique d’un monde nouveau des artistes modernistes. Cela suppose, en un sens, l’acceptation du monde dans lequel ils vivent pour en changer certains aspects. Ces artistes ne rêvent plus un monde, mais l’habitent. En cela, le nouvel art mexicain rejoint encore une fois une problématique plus globale : les œuvres aujourd’hui n’investiraient plus le champ du macropolitique mais du micropolitique - une « force tenace de résistance ».
Il ne s’agit plus de « marcher devant » mais de « marcher avec » - si l’on en croit les propos de Paul Ardenne [22]. Plutôt que de parler d’engagement, le critique français dit que ces formes d’art politique se caractérisent par la quête de proximité, une quête pour laquelle le « souci prioritaire c’est d’être présent, de s’investir dans le corps social ». Où l’art engagé, tôt ou tard, donne des réponses précises à des problèmes précis, « l’art de proximité sociale se satisfait d’éprouver le réel, de le révéler à ses mécanismes, de débusquer ses aliénations ». Un art micropolitique pour Paul Ardenne, le documentaire comme relais pour Dominique Baqué. Quelle que soit l’issue - le temps nous le dira - l’art mexicain présenté au MAM se situe au cœur d’une problématique globale où aucune esthétique ne s’impose. L’art politique - s’il en est un - corrobore donc le paradigme qui caractérise l’art d’aujourd’hui : la pluralité. A cet égard, dans le champ du politique, l’œuvre ne devrait-elle pas, plutôt que de traquer la vérité comme tend à le faire a priori l’art documentaire, exprimer une opinion ? La pluralité des opinions, et donc de l’expression artistique, assurant la cohésion et l’émulation de la communauté, tant artistique que politique.
Debroise Olivier, éd., La era de la discrepancia. Arte y cultura en Mexico / The age of discrepancy. Art and visual culture in Mexico, 1968-1997, catalogue d’exposition, Mexico, UNAM, 2006.
Power, Kevin, Sánchez, Osvaldo, Eco : arte contemporáneo mexicano, catalogue d’exposition, Centro de arte Reina Sofía, Consejo nacional para la cultura y las artes, Madrid, 2005.
López Cuenca, Alberto, « El desarroigo como virtud : México y la deslocalización del arte en los anos 90 », in Revista de Occidente, n°285, Madrid, février 2005, pp.12-16.
Clouthier Leticia, Santamarina, Guillermo, « Quelques paradoxes », in Artpress, n°387, Paris, mars 2012, pp.46-51.
« Les années 2000, interview par Anaël Piegeat », in Artpress, n°387, Paris, mars 2012, pp.52-56.
Ardenne, Paul, L’art dans son moment politique, édition La Lettre Volée, Paris, 2000.
Baqué, Dominique, Pour un nouvel art politique, de l’art contemporain au documentaire, édition Flammarion, Paris, 2004.
Baqué, Dominique, Pour un nouvel art politique, de l’art contemporain au documentaire, édition Flammarion, Paris, 2004.
Pour citer cet article :
Claire Luna, « 2000-2012 : l’art mexicain en résistance »,
La Vie des idées
, 9 octobre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/2000-2012-l-art-mexicain-en
Nota bene :
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[2] Scherf Angeline, Alonso Espinoza, Angeles, « Resisting the Present. Mexico 2000-2012. Une introduction », in Resisting the Present, catalogue de l’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2012, p.206.
[4] Sur l’art des années 90 au Mexique, consulter López Cuenca, Alberto, « El desarroigo como virtud : México y la deslocalización del arte en los anos 90 », in Revista de Occidente, n°285, Madrid, février 2005, pp.12-16.
[5] Rousselin, Pierre, « La France redécouvre l’Amérique latine », in Le Figaro, le 9 mars 2009.
[6] Scherf Angeline, Alonso Espinoza, Angeles, op. cit., p.216.
[13] Sur la production artistique post 1968, consulter Debroise Olivier, éd., La era de la discrepancia. Arte y cultura en Mexico / The age of discrepancy. Art and visual culture in Mexico, 1968-1997, catalogue d’exposition, Mexico, UNAM, 2006.
[14] Frérot, Christine, émission radio Du grain à moudre par Olivia Gesbert, « Mexique : Quand la réalité dépasse la fiction... que font les artistes ? », France culture, 31 juillet 2012.
[15] Mergier, Anne Marie, « La resistencia plástica ante la violencia mexicana, en París », in Proceso.com.mx, 20 mars 2012.
[16] Grunsinski, Serge, « « I offer you explanations of yourself », Globalizing Mexican art to resist the Present », in Resisting the Present. Mexico 2000-2012, catalogue de l’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2012, p.219.
[17] Hergott, Fabrice, in Resisting the Present. Mexico 2000-2012, catalogue de l’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2012, p.220
[18] Bayrol Jimenéz, in « Les années 2000, interview par Anaël Piegeat », in Artpress, n°387, Paris, mars 2012, p.57.