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Dossier : Art et engagement

Le Beau : arme politique
L’art contemporain de 1960 à 2010


par Vanina Géré , le 2 octobre 2012


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L’art peut-il infléchir la réalité socio-politique du monde ? Doit-on choisir entre le contenu politique et les qualités esthétiques d’une œuvre ? Voilà des questions qui hantent l’art contemporain depuis la fin des années 1960. Pourtant au delà des nombreux écueils qui minent le terrain de la réconciliation du beau et du politique, certains artistes (Kara Walker, Brigitte Zieger) exacerbent la capacité de séduction formelle de leurs œuvres afin de ramener le spectateur à une réalité aussi brute qu’inattendue.

L’appareil de notes complet de cet essai se trouve dans sa version PDF

L’Art politique n’est pas l’action sociopolitique

Aux yeux d’un artiste comme l’Américain Ad Reinhardt (1913-1967), l’œuvre d’art et le champ d’action sociale et politique constituaient deux domaines distincts. L’art, selon lui, ne pouvait d’ailleurs survivre qu’en s’affirmant comme site absolument résistant au monde. Une attitude aussi radicale n’excluait nullement que l’artiste s’engage socialement et politiquement : Reinhardt fut militant tout au long de sa vie, développant parallèlement un vocabulaire pictural de plus en plus épuré, aboutissant à ses grands monochromes sombres. Cette position n’en prêtait pas moins au terme « d’art politique » les allures d’un oxymore. Reinhardt appartenait à la tendance formaliste de la peinture américaine, qui prônait l’indépendance de l’art de toute catégorie externe au champ esthétique, érigée en doctrine par le critique d’art Clement Greenberg. Dès la fin des années 1960 cependant, avec l’avènement de la pensée postmoderne, le « contenu », et notamment le contenu qui témoigne d’une prise de position de l’artiste face à la société de son temps, investit de nouveau l’œuvre d’art. Dans les cinq décennies qui suivent l’art politique occidental connaît des temps forts (dans la première moitié des années 1980, au début des années 1990, ou au début des années 2010, comme en atteste par exemple le dernier accrochage des collections contemporaines du Museum of Modern Art de New York, qui lui font la part belle) et des moments de reflux. L’un d’eux se manifeste, selon les analyses de l’historien d’art américain Irvin Sandler, au travers de l’éreintement de l’une des biennales d’art contemporain du Whitney Museum of Art qui constitue un précédent en termes de politisation, en 1993. Organisée par Elizabeth Sussman, 1993 Biennial Exhibition s’inscrit en rupture avec les pratiques curatoriales traditionnelles de la Biennale du Whitney, au sens où elle ne vise pas à donner un panorama de l’art contemporain américain, mais regroupe des œuvres qui font coïncider une crudité formelle délibérée et une signification qui « reflète la désaffection des groupes socialement marginalisés et subculturels au sein d’une société majoritairement blanche, masculine, et hétérosexuelle ». La Biennale offre une synthèse des revendications liées à la politique de l’identité qui est devenue un enjeu majeur aux Etats-Unis à la fin des années 1980. Décriée par l’ensemble de la presse comme le sacrifice de la qualité esthétique à un propos politiquement correct, accusée de didactisme, cette biennale est pourtant rétrospectivement saluée pour son parti pris courageux deux ans plus tard, alors que la biennale consécutive, 1995 Biennial Exhibition, organisée par Klaus Kertess, propose un retour à la beauté formelle et un degré zéro de politisation. Par la suite, la biennale de 1993 est reconnue pour son caractère visionnaire.

De l’autre côté de l’Atlantique, dans les années 2000, une théoricienne comme Dominique Baqué affirme, validant paradoxalement les positions formalistes bien qu’elle s’en défende, que l’art politique du second quart du XXe siècle s’est révélé, depuis la fin des années 1980, inapte à infléchir la réalité sociopolitique. Il devrait céder le pas au documentaire dans cette entreprise. Le problème que pose cet argumentaire réside dans ce qu’il ne définit pas clairement les objectifs de l’art politique.

S’il s’agit de produire des conséquences directes sur le champ sociopolitique, j’avancerais, d’une part que le documentaire ou les formes artistiques non canoniques comme la bande dessinée (elle prend le Maus d’Art Spiegelmann, 1973-1986, comme exemple) ne remplissent pas non plus cette tâche. Dix ans après le documentaire Bowling for Columbine (2002) de Michael Moore, qu’elle prend pour exemple, la National Rifle Association demeure si puissante aux Etats-Unis qu’après le massacre récemment perpétré dans une salle de cinéma à Denver, une révision des lois fédérales sur le permis de port d’armes aux Etats-Unis reste inenvisageable pour les candidats démocrate et républicain à l’élection présidentielle. Le documentaire, à bien des égards, tout en disposant d’une valeur informative qui ne relève effectivement pas du domaine de l’art, ne parvient souvent qu’à assumer la « fonction de vigilance, fonction critique » que Baqué estimait être la dernière fonction acceptable pour l’art politique.

Enfin, s’il s’agit de créer des liens de cause à effet directs entre l’art et la vie, il me semble que les formes les plus aptes à cette entreprise sont celles qui relèvent du domaine des arts appliqués et de l’architecture, qui sont ceux qui « transforment notre monde tous les jours » [1]. Je songe ici, entre quantité d’autres exemples, à l’architecture du Japonais Shigeru Ban, qui répandit l’utilisation de matériaux non nobles comme le carton ondulé afin de créer des structures d’urgence en réponse aux crises du logement provoquées par les catastrophes naturelles. En revanche, sur le fait d’éveiller les consciences en donnant à connaître le réel autrement, il me semble que les pratiques artistiques de nombreux artistes contemporains ont démontré que l’art politique avait encore son mot à dire.

Cette entrée en matière un peu longue laisse à voir les difficultés de définir les fonctions et le champ d’action de l’art politique. Reconnaître que ces derniers soient nécessairement restreints au champ artistique ne constitue pas à mon sens un constat d’échec. Car si l’on définit l’art comme une invitation à une autre forme de perception, alors dans ce cas, l’art politique offre des contrepoints aux représentations dominantes d’autant plus pertinentes que ses effets d’associations poétiques permettent d’introduire du désordre dans l’ordre imposé des représentations. Qu’est-ce alors que le « contenu politique » d’une œuvre ? Afin de répondre à cette questions, il faut avant tout reprendre la distinction qu’opère Lucy Lippard entre art politique et art engagé. Evoquer les écueils auxquels l’art politique se heurte fréquemment permet de comprendre que plaisir esthétique et politique ne s’excluent pas mutuellement, et qu’au contraire la séduction par la beauté formelle peut constituer l’une des stratégies – l’une des armes – de l’art politique.

Art politique ou art militant ?

La théoricienne féministe Lucy Lippard (née en 1937) propose en 1999 une définition très utile entre les artistes « politiques » et « militants », qui permet de dépasser l’opposition entre l’art-pour-l’art et l’activisme artistique.

« [J]e dirais que l’artiste « politique » fait de l’art de galerie/de musée dont le sujet et/ou le contenu est politique, mais qu’on peut aussi le voir organiser des meetings, des manifestations, appeler à signer des pétitions, ou parler de manière éloquente et analytique au nom de certaines causes. […] L’art politique permet aux gens de penser politiquement par le biais des images, mais il n’informe pas nécessairement le public sur des événements ou des solutions spécifiques, et n’appelle pas non plus forcément à l’action directe. […] Les « artistes militants », d’un autre côté, se tournent en dehors du monde de l’art, pour travailler essentiellement dans un contexte social et/ou politique. Ils consacrent davantage de temps à penser publiquement, sont plus susceptibles de travailler dans des collectifs, et moins susceptibles de montrer leur travail dans des galeries, bien que nombre d’entre eux y soient finalement atterris. » [2]

Selon cette distinction, peut être pris comme exemple d’artistes « militants » un collectif engagé contre le SIDA comme GRAN FURY (1986-1995), pratiquant des tactiques de dissémination des messages publicitaires, selon un principe d’invasion de l’espace urbain. Il en va de même pour le collectif ABC No Rio (1980), fondé en signe de protestation contre le mercantilisme des promoteurs immobiliers et le processus de gentrification de New York, par des actions d’occupation illégale d’immeubles vacants. En revanche, un artiste conceptuel comme Jonathan Horowitz (né en 1966), qui ne cesse de se saisir d’enjeux sociopolitiques depuis les années 1990 dans une œuvre destinée à être reçue dans les circuits artistiques traditionnels, sera considéré comme un artiste politique. En effet, c’est à partir de la manipulation de formes, voire de tropes artistiques, qu’il propose de repenser le rapport de l’individu aux représentations du pouvoir. Sa réélaboration du drapeau américain, Rainbow American Flag for Jasper in the Style of Artist’s Boyfriend (2005) auquel il donne les couleurs du drapeau arc-en-ciel des activistes gays, lesbiens et transgenres, ne constitue pas un simple détournement symbolique. Il s’inscrit également en hommage à la célèbre série des drapeaux peints à l’encaustique sur toile (1954-1960) de l’artiste néo-Dada Jasper Johns (né en 1930), et redouble le principe d’appropriation artistique.

Lippard veille cependant à souligner la grande porosité de la limite entre les artistes politiques et les artistes militants, sachant qu’un même artiste occupera parfois successivement, voire simultanément, les deux positions. J’ajouterais que des artistes peuvent engager une action militante afin d’affronter des questions inhérentes au monde de l’art. Howardena Pindell (née en 1943), artiste abstraite et conceptuelle, développe à partir des années 1970, en parallèle à sa pratique, une activité de recensement de la représentation des artistes afro-américains dans les galeries commerciales et les institutions culturelles de grande envergure, afin de lutter contre le racisme dans le monde de l’art. De même, au tournant des années 1970, furent créés plusieurs collectifs d’artistes visant à donner une meilleure représentation des œuvres d’artistes afro-américains et latino-américains et des artistes femmes dans les grandes institutions culturelles new-yorkaises, tant en termes de politiques d’acquisitions muséales que d’expositions. On citera l’Art Workers Coalition pour le MoMA, le Black Emergency Cultural Coalition et l’Ad Hoc Women’s Art Committee, co-fondé par Lippard, pour le Whitney Museum. L’action des Guerilla Girls, collectif fondé en 1985, relève du même type d’approche. Les actions dirigées contre les inégalités au sein du monde de l’art se posent donc à la frontière entre l’art militant et la volonté de revoir les politiques artistiques. Elles empruntent les formes d’expression de leur temps (ainsi, Ad Hoc, en 1970, utilise la performance, tandis que les Guerilla Girls, dans les années 1980, utilisent l’art d’appropriation et le détournement de la publicité, à l’instar de GRAN FURY), pour répondre à des préoccupations qui varient en fonction des moments historiques. Par exemple, un collectif d’artistes comme W.A.G.E.(Working Artists and the Greater Economy, fondé en 2008), qui utilise autant la performance, les conférences, que les sondages diffusés sur Internet, appelle à une rémunération du travail des artistes et des curateurs indépendants face à « l’irresponsabilité organisée du marché de l’art et des institutions qui le soutiennent ». [3] (A ce titre, on se prend à rêver d’un mouvement du même type émanant des stagiaires, sans l’exploitation desquels les galeries, comme les institutions culturelles, auraient du mal à fonctionner.)

Un argument que l’on pourrait opposer à cette tentative de définition, c’est qu’elle ne tient pas compte de toutes les pratiques artistiques visant précisément à faire sortir l’art de ses circuits institutionnels et économiques, ce qui constitue un geste politique. Mais comme le souligne Lippard, et comme le rappelle trois ans après elle l’artiste Seth Price, (pionnier de la réflexion sur le potentiel d’Internet à réinventer des pratiques artistiques démocratiques), soit ces pratiques, amorcées dans les années 1960, échouent au sens où elles passent inaperçues, soit elles sont victimes de leur succès, et sont tôt ou tard résorbées par le marché et les institutions ; re-matéralisées, par là réifiées.

Si la définition de Lippard permet donc de faire la différence entre des œuvres politiques (qui peuvent consister en des actes ou des actions) et des actions militantes (qui peuvent utiliser des créations artistiques, qui n’auront pas vocation d’œuvre : au sens où elles ne sont pas conçues pour le musée ou la galerie), que doit-on toutefois entendre par le « contenu politique » d’une œuvre ?

Question de point de vue

Des œuvres abordant une cause précise, ponctuelle et locale pourront être relativement « inefficaces », c’est-à-dire que leur sens échappera au public pour des raisons culturelles. Ce problème structurant se rejoue en termes de distance historique : si l’œuvre politique est celle qui aborde les questions d’actualité, force est de reconnaître que son potentiel politique s’estompe ou se transforme avec le temps. Ainsi, certaines des plus grandes œuvres du panthéon de l’art politique comme les Désastres de la guerre et le 3 Mai de Goya (Musée du Prado, Madrid, 1814) sont aujourd’hui davantage considérées comme une dénonciation de la violence en temps de guerre que des exactions des armées napoléoniennes pendant la campagne d’Espagne : passage du particulier à l’universel. A contrario, si le (Radeau de la Méduse de Géricault (1818-19, Musée du Louvre) est aujourd’hui considéré comme une œuvre politique parce que son sujet touchait à l’incompétence politique de la Restauration, il convient de rappeler que l’artiste, lui-même monarchiste, s’était emparé de ce fait divers sensationnel afin d’assurer le retentissement de son œuvre, afin de lancer sa carrière.

Le degré de politisation d’une œuvre varie en fonction de son contexte culturel et politique de réception. A ce titre, le cas d’œuvres ayant soulevé des controverses retentissantes aux aboutissants politiques aussi cruciaux que la question du financement public de l’art aux Etats-Unis est éclairant. On peut penser ici aux nus érotiques de Robert Mapplethorpe (1986), qui déclenchèrent les Guerres culturelles américaines, mais aussi à The Holy Virgin Mary (1996) de Chris Ofili, un peintre associé aux Young British Artists. Accueillie sans encombres à l’étape londonienne de l’exposition itinérante Sensation, cette représentation de la Vierge en caricature de femme noire entourée d’une constellation de postérieurs découpés dans des magazines pornographiques, qui repose (comme la plupart des tableaux de l’artiste britannique des années 1990), sur deux socles de bouse d’éléphant peinte, provoque un scandale lorsqu’elle est exposée au Brooklyn Museum de New York en 1999. Le maire alors en fonction, Rudy Giuliani, républicain conservateur catholique, tente de faire supprimer les subventions de la ville au musée. Comme le rappelle W.J.T. Mitchell dans son analyse de la controverse, l’usage de la bouse d’éléphant en constitua le point de départ. Or, pour Ofili, d’origine nigériane, ce matériau en Afrique est hautement prisé comme symbole de fertilité ; il représente la terre nourricière. Les intentions de l’artiste visaient donc à présenter une vision alternative au canon occidental de la représentation de la Vierge certes, mais en aucun cas elles ne s’inscrivaient dans un programme blasphématoire.

Dans le cas d’Ofili comme de Mapplethorpe, le contenu politique de l’œuvre réside donc dans leur transgression des codes des représentations dominants, à la fois dans l’art (Mapplethorpe introduit le registre pornographique dans la sphère muséale, Ofili revisite la représentation eurocentrée de la Vierge) et dans la sphère culturelle plus large. Toutefois, aucun de ces deux artistes ne visait à déclencher un débat public aux conséquences politiques lourdes. La portée politique d’une œuvre tient donc au contexte sociopolitique dans lequel elle est présentée. Par ailleurs, il ne faudrait peut-être pas seulement penser le « contenu » politique d’une œuvre comme son « sujet », mais comme sa capacité à manipuler formellement les codes culturels.

L’Art politique : la politique par le Beau

A propos de l’exposition organisée par l’artiste contemporaine afro-américaine Kara Walker (née en 1969) au Metropolitan Museum of Art de New York (After the Deluge, 21 mars-6 août 2006), conçue comme un essai visuel destiné à réviser les représentations médiatiques des sinistrés de l’ouragan Katrina, le critique John A. Parks évoquait la difficulté principale de l’art politique en ces termes : « … l’utilisation de l’art en tant que médium politiquement conséquent a toujours été problématique ; en réalité, elle est rarement efficace. Seule une poignée d’œuvres d’art a atteint une portée politique réelle tout en conservant leur pouvoir de fascination en tant que grandes œuvres d’art. » [4] Cette proposition permet de soulever un problème récurrent de l’art politique : l’œuvre qui atteste explicitement une prise de position de l’artiste face à la situation politique et sociale de son temps, court le risque d’être résorbée par son propos, de disparaitre derrière un simple effet de message.

L’art politique est souvent accusé de didactisme : critique formulée à l’encontre de la Biennale du Whitney de 1993, qui présentait des œuvres très engagées sur les questions du genre, de l’identité et du pouvoir dans sa relation à la représentation. Ce qui fut alors perçu majoritairement par la critique d’art comme le manque de qualité esthétique des œuvres, participait en réalité du rejet de ce critère comme parti pris politique (caractéristique de l’art américain du début des années 1990). Lisa Philips, co-organisatrice de l’exposition, expliquait en effet que dans la majeure partie des œuvres exposées, « l’invention formelle [était] reléguée au second plan en faveur de la fonction interprétative de l’art et des priorités du contenu » [5]. Elle suggérait par là que certains enjeux nécessitent des formes visuelles délibérément appauvries afin d’être articulés de manière cohérente et puissante.

Mais l’art politique est toujours menacé par le phénomène inverse : à savoir que le propos politique peine à s’accomplir précisément en raison des dimensions rétiniennes de l’œuvre : en d’autres termes l’œuvre est appréhendée avant tout pour ses qualités formelles. Si l’on dénie souvent toute efficacité formelle à l’art politique, de même on refuse à des œuvres formellement remarquables leur efficacité politique : trop de beauté plastique risquant de réduire le politique à un sujet parmi tant d’autres. Face à cette question délicate, certains artistes choisissent d’exacerber la capacité de séduction formelle de l’œuvre d’art afin de créer des pièges visuels qui ramènent le spectateur à des réalités auxquelles il ne s’attendait pas à être confronté au sein de la stratosphère du musée ou de la galerie.

Une artiste comme Kara Walker est exemplaire de ce type d’approche à l’art politique. Sa carrière débute précisément dans un entre-deux, entre le rejet de la beauté de la Biennale de 1993, et le retour à la beauté qui se lit dans celle de 1995. A partir de 1994, dans ses grandes installations de découpages noirs collés sur le fond blanc du mur de la galerie puis dans ses films, (2004, 2005, 2009, 2011), elle utilise de jolies formes empruntées au style des dessins animés de Walt Disney ou à l’illustration de la littérature enfantine afin de dépeindre des scènes d’une violence inouïe, dont les personnages sont des stéréotypes raciaux. Dans ces œuvres, la participation du spectateur est largement prise en compte : la silhouette noire, qui rappelle l’ombre projetée, semble construire son double. Ainsi, Walker propose les exactions des personnages comme les manifestations d’un inconscient collectif où les relations interpersonnelles sont réduites à ne percevoir autrui qu’en fonction de son sexe ou de sa couleur de peau. Mais parce qu’elle utilise une forme séduisante, qui appelle le regard, et qui redouble l’aisance avec laquelle le spectateur s’identifie à l’ombre, elle le force à prendre conscience de sa propre participation ; elle prend la forme d’une complicité, puis d’une prise de conscience de sa propre responsabilité, dans la perpétuation de schémas racistes ou sexistes.

Kara Walker, Gone, A Historical Romance of a Civil War as It Occurred betwee the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart (1994, papier découpé sur mur, 4 x 15, 2 m) Kara Walker : My Complement, My Enemy, My Oppressor, My Love, Walker Art Center, Minneapolis, MN, USA, 2007

© Gene Pittman

Proche en termes de sensibilité artistique et politique de Walker, l’artiste conceptuelle Brigitte Zieger joue également sur le temps de la perception de la belle forme qui révèle progressivement la violence. [6] Dans Flower of Power (2009), elle emprunte le médium traditionnellement féminin dans la culture allemande du découpage floral, genre mineur, décoratif. Or, lorsque l’on s’approche de ces grandes fleurs, on constate qu’elles sont taillées dans des posters militaires qui présentent des images idéalisées de la guerre en Irak. La fonction d’embellissement du décoratif reproduit ironiquement l’esthétisation de la guerre à des fins militaristes commandées par un nationalisme myope. Le caractère artificiel de ces images, qui visent à recouvrir la réalité de la guerre, est à la fois redoublé par la production de l’artefact artistique, et mis en pièces par le geste créateur, qui devient geste destructeur sous l’action du ciseau, laissant voir les failles de la rhétorique militariste en créant littéralement des trous dans les posters. En même temps, le choix d’un médium féminin vise directement le machisme sous-jacent de ces représentations héroïques.

Brigitte Zieger, Flower of Power 8, découpage de poster militaire, 70 x 55 cm, 2010.

Avec l’aimable concours de l’artiste, © Brigitte Zieger.

Dans une série antérieure, Eye Dust (2007-2009), Zieger exploite plus directement la beauté pour dénoncer la manière dont les représentations dominantes légitiment la violence. Utilisant de l’ombre à paupières à paillettes pour dessiner les nuages laissés par des explosions, la série met en œuvre un mouvement dialectique où ce qui se donne à regarder (le maquillage) tout en empêchant de voir ce qui est (le visage) lève le voile sur une violence qui s’exerce au quotidien. En même temps, ces images somptueusement exécutées, qui brillent doucement, entrainent le spectateur sur le terrain glissant de la fascination pour les images de la violence. Les œuvres de Zieger, en exploitant de manière quasiment outrée le critère de leur qualité esthétique afin de proposer un regard critique sur les représentations et les manifestations de la violence militaire, montrent par là même que derrière toute tentative d’imposition de la beauté, se cache une forme de violence. La beauté porte le politique, parce que la notion de beauté elle-même comporte sa part de politique. Toute la difficulté d’une telle entreprise réside dans la précarité de l’équilibre entre les deux.

Brigitte Zieger, Eye Dust (n°10), 2007, ombre à paupières sur papier, 150x157 cm, 2007-2009

Avec l’aimable concours de l’artiste

© Brigitte Zieger

On peut ramener cette précarité à la question à bien des égards obsolète de l’adéquation entre la forme et le fond : ce qui nous permet d’avancer que l’œuvre d’art politique rend particulièrement saillante la question pour l’artiste de savoir comment la forme peut faire sens. Il ne s’agirait donc pas tant de comprendre comment l’art peut impacter le réel, mais plutôt de comprendre ce que le réel fait à l’art. Pour prendre un exemple célèbre, à la fin des années 1960, le peintre expressionniste abstrait Philip Guston ressent de manière de plus en plus poignante le gouffre entre la violence de l’actualité étatsunienne et la position apolitique de l’avant-garde picturale, entrée, dans ce que Robert Storr nomma sa « phase la plus raréfiée et auto-référentielle ». [7] Après deux ans de crise profonde où il cesse de peindre (de 1966 à 1968), Guston finit par adopter un style figuratif grotesque en rupture avec son œuvre antérieure et l’esthétique dominante. Cette transformation de sa pratique lui vaut son ostracisation du monde de l’art. Si le contexte de production et de réception de l’œuvre d’un artiste a évolué au point qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun critique de reprocher à un artiste son passage d’un médium ou d’un style à l’autre, voire d’y lire un geste symbolique, l’exemple de Guston a le mérite d’attirer l’attention sur la coïncidence entre la prise de position politique et la réévaluation formelle qu’elle engage.

Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’exposition After the Deluge, lorsque Kara Walker, notoire pour sa production d’images ultraviolentes, entend dénoncer la présentation médiatique de la souffrance des populations noires de la Nouvelle-Orléans comme un spectacle à sensations en proposant un autre regard sur la catastrophe, elle décide précisément de ne pas créer de nouvelles œuvres figuratives, et de ne présenter que des œuvres antérieures à l’événement – issues de son propre corpus et de la collection du Met. L’artiste choisit également de ne pas figurer la violence, dans une série qui renvoie à l’équation fréquente dans la culture américaine entre le spectacle de la souffrance noire et le divertissement de masse, mais aussi au problème éthique qu’implique le fait, pour un utilisateur d’Internet et un consommateur d’actualités, de se confronter aux images de la violence faite à autrui ( rendu particulièrement crucial avec la diffusion en 2004 des photographies numériques de la torture dans les prisons d’Abu Ghraib). L’œuvre, qu’elle intitule Search for Ideas supporting the Black Man as a work of Modern Art/Contemporary Painting. A death without end : an appreciation of the Creative Spirit of Lynch Mobs (2007), se compose de cinquante-deux peintures textuelles qui jouent en effet sur l’écart entre le désir d’images et l’absence d’images, en décrivant des actes abominables qu’il appartient au spectateur de s’imaginer ; ou bien de se remémorer car l’une des peintures, sous forme de calligramme, évoque formellement, et décrit textuellement une photographie des corps amassés de prisonniers d’Abu Ghraib : Piled naked prisoners Asses/in Pyramid of simulated/group sex because/Pyramid of real/Sex would have started a riot [Pile de culs de prisonniers nus Pyramide de simulation de sexe collectif parce qu’une pyramide de sexe réel aurait déclenché une émeute].

Kara Walker, Search for ideas supporting the Black Man as a work of Modern Art/Contemporary Painting. A death without end : an appreciation of the Creative Spirit of Lynch Mobs, 2007, encre sur papier, 52 pièces, 57, 2 x 72, 4 cm. Reproduit avec l’aimable concours de l’artiste et de Sikkema Jenkins & co

© Luciano Fileti

Si la question de la définition de l’art politique s’avère aussi glissante et aussi complexe, c’est peut-être finalement parce qu’elle impose de repenser les questions (certes dépassées, diraient les uns, mais qui ont la vie dure) de la définition du « rôle » ou de la « place » de l’artiste dans la sphère sociale ; celle de la qualité des œuvres, de leur circulation et de leur distribution. Toute « prise de position » de l’artiste, en ce sens, doit simultanément constituer une prise de position vis-à-vis de l’art et de son histoire.

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Art et engagement

par Vanina Géré, le 2 octobre 2012

Aller plus loin

Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique : de l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004.

Didier Ottinger, La Trahison de Philip Guston, Paris, L’Echoppe, 2000.

Lisa Philips, « No Man’s Land : A the Threshold of a Millenium », in Elizabeth Sussman (dir.), 1993 Biennial Exhibition, New York, Whitney Museum of American Art, 1993, catalogue d’exposition

Irvin Sandler, Art of the Postmodern Era, Boulder, Colorado, Westview Press, 1998

Pour citer cet article :

Vanina Géré, « Le Beau : arme politique. L’art contemporain de 1960 à 2010 », La Vie des idées , 2 octobre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-Beau-arme-politique

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Ad Reinhardt, Art as Art : The Selected Writings of Ad Reinhardt, Barbara Rose (dir.), Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 174. Première publication New York, Viking Press, 1975. Traduction de l’auteure.

[2Lucy Lippard, « Too Political ? Forget It », in Brian Wallis (dir.), Art Matters : How the Culture Wars Changed America, New York et Londres, New York University Press, 1999, p. 39-61. Traduction de l’auteure

[4John A. Parks, « The Dark, Black Outline », Drawing, été 2006, p. 120-127

[5Lisa Philips, « No Man’s Land : A the Threshold of a Millenium », in Elizabeth Sussman (dir.), 1993 Biennial Exhibition, New York, Whitney Museum of American Art, 1993, catalogue d’exposition, p. 52-61.

[6Je remercie vivement Jason Karaïndros, artiste et enseignant à l’Ecole Régionale des Beaux Arts de Rouen, d’avoir attiré mon attention sur les points de comparaison entre l’œuvre de Walker et celle de Zieger, d’abord grâce à son exposition en duo de des œuvres de ces deux artistes (Man Is a Shadow’s Dream, 2010), puis au cours de l’interview qu’il m’a accordée le 10 juin 2012. Je remercie également Zieger de m’avoir confirmé de vive voix son intérêt pour les stratégies visuelles de Walker au cours de notre entretien en juillet 2011.

[7Robert Storr, Philip Guston, New York, Cross River Press, 1986, p. 53

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