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1917 au cinéma

À propos de : Alexandre Sumpf, Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Armand Colin


par Sophie Cœuré , le 16 mai 2016


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En URSS, de nombreux films ont été consacrés aux années de révolution et de guerre civile. Leur étude met en lumière le travail de l’idéologie et de la censure, tout en posant la question de la réception et de la « vérité documentaire ».

Recensé : Alexandre Sumpf, Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Paris, Armand Colin, 2015, 239 p., 26 €.


À l’approche du centenaire de Février et d’Octobre 1917, l’historien Alexandre Sumpf propose une passionnante réflexion sur les récits cinématographiques consacrés aux années de révolution et de guerre civile, creuset de la « nation » bolchevique. Ces années de formation sont célébrées par le documentaire et la fiction, dès 1917 et jusqu’aux dernières années du régime communiste.

Si l’allusion au film du réalisateur américain D.W. Griffith Naissance d’une nation (1915), consacré à la guerre de Sécession et passablement favorable au Ku Klux Klan, ne convainc guère, le titre a le mérite de renvoyer à la cohérence du projet marxiste-léniniste mis en œuvre pendant soixante-dix ans : refonder, sur les ruines de l’Empire russe, un État et une société socialistes, tout en l’inscrivant dans une histoire téléologique dont Octobre est la table rase, ce qui n’exclut pas – bien évidemment – la réécriture régulière et conflictuelle de l’histoire récente.

Un genre hautement politisé

Alexandre Sumpf mobilise sa parfaite connaissance de l’histoire sociale et culturelle soviétique et s’appuie sur des archives inédites pour proposer une histoire totale de l’ensemble des films consacrés à la Révolution. Son livre fait découvrir une fascinante variété de productions, documentaires, pédagogiques, de propagande (agitka) et de fiction, sans se limiter aux grands réalisateurs ni aux films emblématiques, dont le plus connu – mais rarement vu – reste Octobre d’Eisenstein.

Le tableau brossé dans la première partie permet de découvrir l’évolution d’une jeune industrie hautement politisée (certains réalisateurs comme Vertov ou Poudovkine ayant été des acteurs de la révolution et de la guerre civile) et progressivement étatisée, qui devient un loisir de masse urbain, mais aussi rural, avec le cinéma ambulant. Comme à l’Ouest, la télévision concurrence le cinéma, mais permet la production de documentaires historiques destinés à un large public.

Chaque 7 novembre, le régime soviétique se réassurait à l’anniversaire de la Révolution – dite d’Octobre selon le calendrier julien abandonné à la chute du tsar – et célébrait tout particulièrement les anniversaires décennaux : 1927 avec le contrôle du pouvoir par Staline éliminant Trotski, 1947 avec la reprise en main par l’idéologue Jdanov, 1957 avec la déstalinisation, 1967 avec la remise en avant de la figure de Lénine, 1977 avec la crispation brejnévienne.

Censure, idéologie et évolution politique de l’URSS conditionnaient bien évidemment le traitement de l’événement par les cinéastes. Ainsi en était-il des goûts des dirigeants : Staline visionna trente-huit fois, entre sa sortie en 1934 et 1938, le film Tchapaiev consacré à un commissaire politique rouge tué pendant la guerre civile ! Raspoutine. L’agonie de Klimov mit douze ans à parvenir sur les écrans soviétiques (1973-1985), bloqué par l’entourage de Brejnev qui y voyait trop d’allusions à la décadence des élites soviétiques. La construction de l’URSS devint aussi un enjeu : après 1945, les films quittèrent les deux capitales – Moscou et Pétersbourg devenu Leningrad – et proposèrent une relecture de la guerre civile par la participation des nationalités, profitant de la décentralisation des studios en Ukraine, en Géorgie ou en Asie centrale et légitimant ainsi un récit néo-impérial.

Quelle « vérité documentaire » ?

Le message politique n’était cependant pas le seul enjeu, et Alexandre Sumpf retrace fort bien des débats acharnés qui portèrent aussi sur la notion de « vérité documentaire ». Quel montage choisir ? Fallait-il miser sur la disparition de l’acteur au profit des foules et des héros anonymes ? Quid de l’incarnation des dirigeants bolcheviques par toute une série de sosies, de Lénine à Staline en passant par Dzerjinski, mais sans Trotski, dont certains osèrent critiquer l’absence dans Octobre d’Eisenstein ?

Si le genre « historico-révolutionnaire », mélange de reconstitutions et de narration épique, domine, d’autres genres existent, inspirés de la comédie musicale ou mobilisant plus pédagogiquement les images d’actualité. En 1927, pour La Chute de la maison Romanov, la réalisatrice Esfir Choub fait des recherches au musée de la Révolution, retrouve des films privés du tsar, obtient même qu’on achète des actualités étrangères.

Alexandre Sumpf n’élude pas la question de la réception de ces films, difficile à appréhender pour un pays aussi immense et divers que l’URSS. Elle est abordée au prisme des données de diffusion des copies, qui montrent que ces films n’ont jamais été rentables, et des enquêtes menées auprès des spectateurs pour des raisons à la fois politiques et économiques, où les questions idéologiques priment logiquement sur l’évaluation des réactions émotionnelles et le jugement esthétique.

De même que les relevés par écrit des impressions de spectateurs, ces sources inédites demeurent très difficiles à interpréter dans un contexte soviétique où la notion d’opinion publique est sujette à caution. Enfin, la production soviétique est rapidement mise en regard avec celle des émigrés « blancs » à Paris, Berlin ou Hollywood, qui, à l’exception notable de la « mode Raspoutine » de l’entre-deux-guerres, évitent le sujet jusqu’au Docteur Jivago (1960). Après 1945, la production des démocraties populaires met, quant à elle, l’accent sur l’internationalisme.

Célébrer la révolution

La deuxième partie de l’ouvrage propose l’analyse détaillée de dix-neuf films, en suivant une progression en grandes étapes. Le moment 1917 est marqué par d’énormes pertes, des rushes conservés par fragments sans date précise, auteur ni commanditaire, la présence de la rue, de la foule, y compris dans les fictions, l’effervescence politique, tournages dans l’urgence, la première censure aussi avec le film Pour le pouvoir du peuple consacré au premier exercice du vote démocratique et retiré des écrans dès 1918.

Après 1927, il s’agit de remobiliser autour d’un premier bilan, permettant à ceux qui ont connu la « guerre impérialiste » et la révolution comme aux plus jeunes de se reconnaître. Alexandre Sumpf propose une étude détaillée d’Octobre d’Eisenstein, montrant bien la mauvaise réception, sur le moment, d’un film complexe et paradoxalement devenu iconique, au point que ses images ont été parfois reprises comme authentiques dans les manuels scolaires occidentaux.

Entre 1927 et 1937, la focale se desserre chronologiquement et spatialement. On aborde l’Ukraine (avec Arsenal de Dovjenko et sa dénonciation du nationalisme ukrainien, qui fait événement en 1929), les campagnes, la guerre civile. Un débris de l’empire d’Ermler propose une réflexion originale sur le trauma et la mémoire amputée, avec le personnage d’un soldat rouge frappé par le shell shock, qui retrouve la mémoire dix ans plus tard.

1937 ouvre une période pendant laquelle le cinéma se tourne vers les conflits à venir, dénonce les « espions » et les « traîtres ». Octobre n’en devient pas moins un passage obligé, mais périlleux, pour la réussite d’une carrière de réalisateur. La Dernière Nuit de Iouli Raizman sera ainsi projeté et primé à l’Exposition internationale de Paris, face à des films allemands, mais critiqué pour n’avoir pas fait apparaître suffisamment Staline. Après la mort de celui-ci, la Seconde Guerre mondiale s’impose comme la nouvelle expérience matricielle soudant la société soviétique. Les productions deviennent médiocres, sauf à jouer avec les codes : films d’animation, jeux entre réalité et fiction dans Raspoutine. L’agonie d’Elen Klimov, sorti l’année de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev.

Ce sera le dernier film d’un genre à part, étudié pour la première fois dans ce beau livre qui parvient, malgré une iconographie assez indigente, à donner envie de voir ces films et fait regretter que tant aient été perdus.

par Sophie Cœuré, le 16 mai 2016

Pour citer cet article :

Sophie Cœuré, « 1917 au cinéma », La Vie des idées , 16 mai 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/1917-au-cinema

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