Recensé : Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013, 496 p., 24 €.
L’idée d’une union construite dans les tranchées, dans le partage d’une souffrance commune, a été diffusée dans l’entre-deux-guerres, rappelle Nicolas Mariot, historien au CNRS. Selon lui, ce mythe est l’effet d’un double écran : la nostalgie, fondée sur l’impossibilité, pour les anciens combattants, de transmettre leur expérience à ceux de l’arrière ; l’effacement du souvenir des distinctions sociales vécues au front, par une commémoration hiérarchisant le mérite des morts par rapport aux survivants.
Ce mythe de la guerre comme creuset patriotique, Nicolas Mariot le revisite à partir d’une enquête analysant le discours des intellectuels sur les autres classes sociales qu’ils eurent à côtoyer dans les tranchées. Ce faisant, il s’oppose à l’idée d’une osmose – même momentanée – des classes sociales. Il prolonge ainsi la démarche engagée par les historiens du CRID 14-18 visant à discuter les concepts proposés par Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker et les chercheurs de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, pour lesquels les combattants ont partagé une « culture de guerre » fondée, entre autres, sur la haine de l’ennemi, le sacrifice, la banalisation de la mort et un consentement durable à la guerre. Critiquant l’usage courant des récits provenant des élites, Mariot vient discuter sources et concepts sur ce terrain.
Rencontre sociale dans les tranchées
On lira avec intérêt l’échafaudage de cette enquête sociale, présenté en annexe, qui permet de suivre la démarche tant historiographique que technique du chercheur. Sur les 733 témoignages édités de combattants qu’il a relevés, Nicolas Mariot en a retenu 42, selon les critères suivants : ces écrivains sont envoyés au front, surtout dans l’infanterie ; ils sont reconnus comme « intellectuels » par les autres combattants ; leurs écrits ont laissé un écho durable. Mariot souligne d’ailleurs que, en 1914, la majorité d’entre eux sont de simples soldats. Parmi eux, Guillaume Apollinaire, Henri Barbusse, Marc Bloch, Georges Duhamel, Maurice Genevoix, Fernand Léger, pour citer les plus connus.
Il les a choisis également parce qu’ils cumulent, selon la définition d’Edmond Goblot, les « indices d’appartenance, notamment culturels, à la bourgeoisie du début du XXe siècle » (p. 42). Ainsi, 2 % d’une classe d’âge (7 000 individus par an sur 300 000 conscrits) accède au baccalauréat : tous les intellectuels combattants ont nécessairement croisé des hommes du peuple, l’inverse n’étant pas vrai. Mariot s’est attaché à relever, dans les publications retenues, toutes les références à cette rencontre sociale. Ce qu’il cherche à comprendre, c’est l’existence ou l’absence de réactions communes des intellectuels envers les autres poilus. Plutôt que de décrire la pluralité des comportements, il veut saisir, « par la comparaison, ce qu’est le comportement modal » (p. 21) de ces écrivains, pour savoir s’il révèle un réflexe de classe face à leurs camarades d’extraction populaire.
La matérialité de cette rencontre est d’abord analysée. La rencontre est bien réelle entre ces milieux qui se croisaient, mais ne se côtoyaient pas en temps de paix. Cependant, les rapports de classe existant avant le conflit, s’ils peuvent être atténués par l’expérience d’une souffrance commune, ne sont pas abolis : l’uniforme ne fait en aucun cas disparaître les perceptions sociales du monde. Le galon distingue clairement l’officier de l’homme du rang, par les fonctions, la rémunération (la solde d’un sous-lieutenant est 147 fois plus élevée que celle d’un soldat, 10 fois plus que celle d’un sergent), le contenu des colis reçus, l’aide d’une ordonnance qui maintient la domesticité présente dans la société civile.
Plus encore, la vie dans les tranchées a « cristallisé les distances sociales » (p. 10). De fait, ces intellectuels font l’expérience de l’isolement et se sentent comme déclassés parmi ces hommes d’une culture plus fruste, avec lesquels les conversations tournent court. Aussi, sur la défensive, cherchent-ils à retrouver leurs semblables, le partage de mêmes intérêts favorisant « la confusion des hiérarchies » (p. 66), puisque le simple soldat lettré va plus facilement discuter et débattre avec des officiers cultivés qu’avec ses camarades paysans, ouvriers.
Le bridge et le vin
Mariot décrit ensuite le « monde à l’envers des tranchées ». Ceux qui sont « habitués à imposer leur avis, à "savoir", parfois à diriger, sont obligés d’admettre, vis-à-vis des ouvriers et des paysans, leur incompétence » (p 25) dans les activités du quotidien (terrassement, marches, exercices, etc.). Les écrivains doivent composer avec des hommes qu’ils regardaient souvent, avant-guerre, avec supériorité et condescendance. Leur position d’intellectuels se trouve confirmée négativement par des moqueries et une mise à l’écart ; elle est ainsi socialement constituée.
Pendant la guerre, le regard qu’ils portent sur les combattants issus des milieux populaires ne change pas. Au contraire, la dureté de l’expérience les ancre davantage dans leur habitus, caractérisant ainsi un ethos de classe : les hiérarchies se maintiennent, tandis qu’ils montrent, envers leurs camarades de condition inférieure, paternalisme et misérabilisme. Le décalage se trouve maintenu également dans les pratiques culturelles lors des périodes de repos. Si l’intellectuel lit, joue aux cartes, boit de l’alcool, comme les autres poilus, sa pratique diffère et signe son appartenance sociale. La lecture solitaire, propre au repli sur soi, est préférée à la participation aux jeux collectifs. Le bridge l’attire davantage que la manille, le vin davantage que l’eau-de-vie, et sans abus excessif (p. 218-219).
Enfin, Nicolas Mariot rejette clairement l’idée du partage d’un patriotisme ambiant. Il y a une claire dichotomie entre ces écrivains, qui partagent majoritairement un sens de l’engagement patriotique, et des hommes qui, dans l’ensemble, ne savent pas vraiment pourquoi ils combattent. Leur attitude, empreinte de résignation et de fatalisme, lui semble proche de la « culture du pauvre » analysée en son temps par le sociologue Richard Hoggart.
Devant une « absence apparente, chez la majorité d’entre eux, de tout sentiment national » (p. 24), les intellectuels ne peuvent s’empêcher de faire la leçon, redoublant le discours de l’autorité, ce qui aboutit à l’indifférence, sinon au conflit. S’appuyant sur la lecture de Léon Werth, l’auteur décrit le patriotisme comme une habitude incorporée à travers les leçons apprises à l’école, « un élément mental extérieur à l’individu » (p. 369). C’est là ce qui, selon lui, distingue l’intellectuel du troupier : le premier clame un patriotisme réfléchi, tandis que le second y fait référence pour colorer une inscription subie dans la guerre.
Le patriotisme, un prêt-à-penser ?
À travers chansons, objets, presse, le patriotisme est intériorisé comme un prêt-à-penser, un cadre de références dont l’intellectuel userait sciemment, tandis que les autres classes l’intériorisent avec soumission, résignation et sans réflexivité. Le débat sur la « culture de guerre » trouve ainsi un nouveau rebondissement.
En conclusion, Nicolas Mariot s’inscrit en faux contre l’idée d’un brassage réalisé par le régime républicain « à travers la reconnaissance d’une citoyenneté incarnée dans les institutions électorale, scolaire et militaire » (p. 377). À cette vision, défendue par les historiens de Péronne, qui implique une réflexivité, un consentement des combattants, renégociant leur relation et le contrat politique et social pendant le conflit, il oppose l’adaptation d’individus le plus souvent indifférents, inscrivant leurs actes dans un cadre de référence patriotique imposé par une élite dominante.
Si on peut suivre l’auteur sur le mythe du brassage social ou lorsqu’il précise que le consentement n’a pu être que socialement différencié, si la description de la diversité des pratiques sociales maintenues dans les tranchées paraît juste, sa conclusion, qui projette le comportement des écrivains sur l’ensemble des élites (bourgeois, cadres et fonctionnaires de l’État-nation), est plus discutable.
En croisant les sources d’une fraction des élites avec quelques exemples provenant des classes populaires, en insistant sur la comparaison officier-troupier, fondée sur la dichotomie dominant-dominé, ce livre élude la diversité des appartenances sociales. C’est oublier le rôle des sous-officiers et des officiers subalternes ne provenant pas nécessairement des élites sociales, l’accès à ces grades – comme il le rappelle en citant les travaux de Jules Maurin et de William Serman – se démocratisant depuis le milieu du XIXe siècle.
Sur l’évolution de la composition sociale de l’armée, beaucoup reste à faire. Il serait intéressant de savoir comment, à chaque échelon de la hiérarchie militaire, on considère ceux que l’on commande et l’on évoque ceux qui sont plus « galonnés » que soi. Quant au patriotisme, sans doute son expression varie-t-elle selon l’appartenance sociale, dans le temps et depuis l’effusion jusqu’à l’indifférence ; mais l’idée qu’il serait un prêt-à-penser conformiste imposé par les élites mérite débat.
En fin de compte, en introduisant la focale sociale au croisement du culturel, Nicolas Mariot insiste à raison sur les représentations des catégories sociales. Il ouvre des pistes pour l’étude des groupes sociaux qui ont traversé l’épreuve de la Grande Guerre.