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Recension Politique

Dossier / Se saisir des attentats

Terrorisme et règle de droit

À propos de : Antoine Garapon et Michel Rosenfeld, Démocraties sous stress. Les défis du terrorisme global, PUF


par Mathieu Carpentier , le 29 mai 2017


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Nos outils juridiques sont-ils adaptés pour faire face à cette forme inédite de violence politique qu’est le terrorisme ? Comment penser un conflit sans État, territoire ni règles ? Et comment prévenir les crimes terroristes sans porter atteinte aux libertés ? Antoine Garapon et Michel Rosenfeld s’interrogent.

Recensé : Antoine Garapon et Michel Rosenfeld, Démocraties sous stress. Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016, 217 p., 17 €.

La littérature consacrée au terrorisme contemporain et aux très perfectibles réponses que lui opposent les démocraties occidentales ne cesse de croître. On peut y voir l’affermissement d’un champ disciplinaire foisonnant au diapason d’une actualité hélas brûlante, tout comme l’essoufflement d’un effet de mode dont l’entretien n’aurait d’autre objet que masquer l’échec de la pensée critique.

La contribution qu’apportent à cette littérature Antoine Garapon, magistrat et essayiste et Michel Rosenfeld, professeur à la Cardozo Law School de New York, philosophe du droit, constitutionnaliste, comparatiste, appelle tour à tour chacun de ces deux constats. On y retrouve une réflexion sur le dilemme liberté/sécurité, sur le caractère hors-norme du crime terroriste, sur l’inadéquation des outils juridiques classiques, sur le danger d’une excessive concentration du pouvoir aux mains de l’exécutif, autant de sujets qui sont bien documentés par la littérature existante.

En de nombreux endroits cependant, les auteurs posent des questions intéressantes, et y apportent des réponses originales. Selon les eux le terrorisme place les sociétés démocratiques dans un état de « stress ». Ce stress a deux aspects (p. 7) : d’une part « la peur d’une violence extrême et imprévisible » éprouvée par les citoyens confrontés à la perspective, sans cesse renouvelée, d’un nouvel attentat ; d’autre part l’impossibilité pour les institutions démocratiques de trouver la réponse adéquate.

L’ouvrage, qui se compose de cinq chapitres, prend en charge deux objets principaux : d’une part, l’impact du terrorisme sur les sociétés démocratiques et d’autre part, la réponse que ces dernières doivent lui opposer.

L’analyse du phénomène terroriste

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’analyse du phénomène terroriste. De manière très intéressante, les auteurs prennent pour point de départ l’attentat qui, comme événement d’une nature particulière, a un impact spécifique sur la société, qu’ils appellent le « stress ». L’attentat terroriste est analysé comme un « hyper-événement » (p. 10), un « fait qui détruit l’espace et le temps ». Alors que la scène de guerre est un événement codifié, prenant place dans cadre spatial et temporel déterminé, le champ de bataille, l’attentat fait irruption et disruption dans l’espace le plus quotidien et le plus banal. C’est ce qui le rend terrifiant et traumatique. Il n’est pas rattachable directement à une chaîne causale ou à un processus politique et s’apparente en quelque sorte à une catastrophe (p. 27) : il n’est pas prévisible, et peut intervenir n’importe où, n’importe quand. Les autorités publiques sont ainsi placées, vis-à-vis de l’attentat, dans la même situation que si elles avaient à prévenir une catastrophe naturelle, sur laquelle la politique n’a qu’une prise limitée.

Ce point de départ fournit aux auteurs une clé d’analyse originale pour penser la spécificité du terrorisme contemporain. Le terrorisme est classiquement soit politique, soit territorialisé, soit les deux : il sert avant tout à appuyer une revendication politique ou territoriale. Le terrorisme djihadiste, dans sa dimension à la fois globale et religieuse, rompt avec cette fonction classique de la terreur. Mais les auteurs notent également une évolution du terrorisme islamiste lui-même, puisque les dernières années ont vu le déclin des groupes terroristes transnationaux (Al Qaeda, par exemple) au profit d’une organisation beaucoup plus décentralisée sous l’égide de « l’État islamique », qui n’est que rarement à l’initiative directe des attentats perpétrés dans les pays occidentaux (p. 64 et p. 91). Il en résulte une diversification du profil des djihadistes, qui ne se résume plus à la figure du jeune de banlieue pauvre, mais s’étend aux classes moyennes et aux convertis de fraîche date.

Terrorisme et meurtre de masse

De fait ces constats traduisent une certaine impasse de la réflexion contemporaine sur le terrorisme, impasse à laquelle les auteurs n’échappent pas complètement. Les actes terroristes sont aujourd’hui le fait d’individus souvent isolés, qui préparent leurs actes seuls ou en petit groupe, avec des armes rudimentaires et parfois factices (p. 49). Se pose la question de savoir ce qui distingue l’attentat terroriste du meurtre de masse (telles les tueries dans les écoles devenues fréquentes aux États-Unis). Or il semble que l’assimilation du terrorisme au seul acte meurtrier djihadiste révèle un problème conceptuel majeur. On verra souvent, parmi les commentateurs et dans les médias, une propension à effectuer une telle assimilation : l’attentat contre le bus du Borussia Dortmund ne sera plus qualifié de terroriste dès lors qu’il appert que son auteur n’était pas un affreux barbu, mais un spéculateur boursier du dimanche. Même les exactions d’Anders Breivik ou de Dylann Roof ne sont qualifiées de « terroristes » qu’avec réticence.

Les auteurs reconnaissent cette difficulté de qualification, parlant de la « difficulté de distinguer ce qui relève du terrorisme et d’une forme de délinquance malheureusement devenue courante, le mass murder » (p. 95). Ils déploient cependant une certaine énergie à analyser ce qui fait la spécificité du terrorisme islamiste (p. 99-117), mais le résultat, psychologisant et souvent fondé sur une littérature de seconde main, reprend logiquement des éléments déjà connus : « désir de règles rigides » (p. 104), « primitivité de la violence » (p. 109), « islam confronté au défi de la modernité » (p. 113), etc. On peut se demander ici ce que le savoir juridique a à apporter à un champ d’études que la sociologie et l’anthropologie ont déjà largement labouré.

Une violence sans règles

Plus convaincantes sont les analyses des causes du terrorisme comme forme spécifique de violence politique contemporaine. Le deuxième chapitre tente de montrer que le terrorisme global est le fruit de la disparition de l’ancien monde westphalien : le conflit n’est plus exclusivement, ni même substantiellement, territorial ; il n’oppose plus les États entre eux, les armées régulières entre elles. Cette idée n’est pas originale en soi ; on la trouve déjà exprimée dans la Théorie du partisan de Carl Schmitt. L’appareil conceptuel élaboré par les auteurs pour la développer est cependant original et permet d’envisager la spécificité du terrorisme contemporain déterritorialisé, ce que Schmitt ne faisait bien sûr pas. Selon les auteurs, ce qui rend le conflit politique supportable est l’existence de « tiers garants », c’est-à-dire de principes matériels et moraux d’organisation du monde (p. 65). Ainsi, dans la guerre classique, l’existence de règles d’engagement, d’un jus in bello, permet de réguler le conflit tout autant que de lui donner un sens, un objectif (la conquête, la résolution du différend international) et, partant, un terme. Le terrorisme territorialisé ou la guerre irrégulière théorisée par Schmitt connaissent également un « tiers garant », même en l’absence de règles d’engagement ou d’un cadre juridique, quelque chose de commun (un territoire disputé, par exemple) aux parties en conflit. Au contraire, le nouveau terrorisme global intervient dans un monde globalisé sans « référence commune » (p. 46), sans principes communs d’organisation. Cela rend illusoire toute tentative d’enserrer le conflit dans des règles : il n’y a pas de territoire à conquérir, pas d’objectif politique à réaliser.

Cette grille de lecture n’est pas dénuée d’intérêt, mais elle peut sembler un peu courte. Le schéma explicatif que les auteurs mettent en avant pour analyser cette « béance symbolique » est la mondialisation, qui entraînerait une perte des repères communs. Le revers en est une dépolitisation d’ailleurs assumée de l’analyse du phénomène terroriste : ainsi les causes politiques du terrorisme islamiste – la politique moyen-orientale des grandes puissances depuis un siècle, les jeux stratégiques régionaux (entre l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie) – ne sont tout simplement pas évoqués. À force de souligner la nature exceptionnelle du terrorisme contemporain, les auteurs donnent l’impression que celui-ci trouve sa seule source dans un phénomène global extrêmement informe, la mondialisation, sans autre cause efficiente que lui-même – telle Athéna sortant tout armée du crâne de Zeus. Il n’est pas certain que cette vision quelque peu romantique du terrorisme soit véritablement éclairante.

L’inadéquation des modèles classiques

Les auteurs envisagent trois modèles de réponse institutionnelle au terrorisme (p. 159 et sq.). Le premier modèle est celui de la justice pénale ordinaire, qui a été appliqué avec succès dans certains cas ; les auteurs rappellent en particulier la volonté de la Cour suprême américaine de rapatrier le droit d’exception relatif aux détenus de Guantanamo dans le giron de la justice pénale (notamment via la reconnaissance de la recevabilité de leurs demandes d’habeas corpus), même si ces détenus demeurent traduits devant des commissions militaires, et non devant des juridictions pénales ordinaires. Fr même chaque fois que des auteurs d’attentats ont pu être arrêtés vivants, comme c’est le cas de D. Tsarnaïev aux États-Unis et de S. Abdeslam en France, la justice pénale ordinaire a, ces dernières années, rempli son office. Le deuxième modèle est celui de l’état de guerre, caractérisé par un corpus de règles spécifiques relevant du droit de la guerre et du droit international humanitaire ; son inadéquation à être utilisé pour combattre le terrorisme est connue. Le dernier modèle est celui de l’état d’urgence, entendu largement, c’est-à-dire l’ensemble des pouvoirs exceptionnels (emergency powers) confiés à l’exécutif.

Selon les auteurs, chacun de ces modèles s’avère inadéquat car ils supposent tous un « tiers garant » : la recherche de « l’équilibre entre les droits de l’accusé et la sécurité de la société » (p. 174) propre au droit pénal suppose une « communauté politique et morale, sûre de ses fondements » ; l’état de guerre est codifié par les règles du jus in bello ; l’état d’urgence n’est véritablement utile que s’il fait face à une menace limitée dans l’espace et le temps. Au contraire, le terrorisme apparaît comme une menace permanente : la prolongation indéfinie de l’état d’urgence en France est un pis-aller plutôt qu’une réponse cohérente. C’est la raison pour laquelle les démocraties ont depuis longtemps fait le choix de modifier le droit commun via les outils législatifs ordinaires, qui tendent à accroître exponentiellement les pouvoirs de l’exécutif, tout en permettant au Parlement d’exercer un contrôle minimal – mais souvent illusoire (p. 180).

Les impasses de la préemption

La raison de l’incapacité des institutions démocratiques à répondre au terrorisme provient, selon les auteurs, de l’inévitable disproportion qui caractérise cette réaction (p. 119), l’impossibilité de trouver le juste dosage entre liberté et sécurité. Les auteurs soulignent d’un côté le risque de voir des lois liberticides « ternir l’âme » des démocraties (p. 149), et de l’autre celui de voir l’État faillir à son obligation d’assurer la sécurité des individus. Plus originaux et intéressants sont, en revanche, les passages consacrés au rôle de la justice, en particulier dans le quatrième chapitre, intitulé « Comment rendre justice à ces attentats ? ». Le choix de ce titre étonne d’ailleurs quelque peu, car, à le prendre littéralement, il semble supposer que les attentats ont été en quelque sorte lésés et que justice devrait leur être rendue. Qu’il faille faire justice de leurs auteurs n’est bien entendu pas douteux.

Ils soulignent le rôle introuvable de la justice dans un système qui la laisse largement à l’écart. Les raisons de cette mise à l’écart de la justice tiennent au caractère « préemptif » de l’action des pouvoirs publics face au terrorisme : alors que la justice intervient normalement après coup, l’action publique cherche à annihiler la possibilité même de l’événement. Les auteurs distinguent ainsi utilement la prévention de la préemption (p. 129), à partir de l’exemple suivant. Pour réduire les accidents sur la route causés par la consommation d’alcool, la prévention consistera en une campagne d’information, la réduction du nombre de bars autour des stades, etc. ; la préemption empêche de manière directe la survenance de l’événement : par exemple, un dispositif empêche le véhicule de démarrer si l’haleine du conducteur est chargée d’alcool (p. 129-130).

Or ce qui caractérise la réponse des pouvoirs publics face au terrorisme est le passage d’une logique de prévention à une logique de préemption : un des premiers exemples en est, selon eux, l’internement forcé des citoyens américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a donné lieu au tristement célèbre arrêt Korematsu de la Cour suprême américaine. On en trouve des exemples toujours plus nombreux aujourd’hui, tel l’assassinat ciblé par drone (p. 122) ou encore les propositions visant à interner pour une durée illimitée les fameux « fichés S » (p. 136). De manière générale, le privilège accordé par les pouvoirs publics aux mesures de police administrative (aux dépens de l’intervention du juge judiciaire), à la faveur de l’état d’urgence en particulier, illustre à merveille le propos des auteurs. Or la préemption est largement incompatible avec le modèle de justice pénale hérité des Lumières, fondé sur la présomption d’innocence, le principe de légalité des délits et des peines, etc. Il en résulte que le recours à la justice ordinaire pour faire justice des auteurs de crimes ou délits terroristes est, de l’aveu même de MM. Garapon et Rosenfeld, rendu particulièrement complexe. La protection « maximaliste » (p. 183) des droits fondamentaux de l’accusé peut s’avérer incompatible avec l’exigence de secret qui entoure les activités de renseignement ou avec d’autres impératifs de sécurité publique. De manière générale, hors le strict cadre pénal, les auteurs pointent les limites du contrôle juridictionnel de l’action de l’exécutif, contrôle dont l’effectivité est souvent compromise par la raison d’État (p. 184) ; la jurisprudence administrative relative aux mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence en France en est, ici encore, une illustration pertinente.

Face à cette impasse, les solutions esquissées par les auteurs à la fin de l’ouvrage ont ceci de remarquable et de paradoxal qu’elles mettent largement de côté le droit, dont par ailleurs ils vantent les vertus pacificatrices. Les mesures qu’ils préconisent relèvent largement du politique, voire du symbolique : ne plus promettre une sécurité illusoire (p. 189-190), prendre des « mesures de sérénité » (p. 191), s’en remettre pour ce faire à l’action citoyenne (ibid.), etc. Quant à la réponse juridique appropriée, voire à l’élaboration de nouveaux « tiers garants », les auteurs restent prudents. Tout au plus soulignent-ils la nécessité d’une approche casuistique. S’ils affirment que l’application du droit commun devrait être privilégiée « à chaque fois que cela est possible » (p. 194), ils reconnaissent que des dérogations à ce principe sont parfois justifiées. Ils appellent également à hiérarchiser les droits fondamentaux entre eux (à la manière de l’article 15, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme). Tout est, semble-t-il, dans le juste dosage, dans la juste décision. L’ouvrage peut ainsi se clore sur un éloge des juges qui, par des décisions mesurées, soucieuses de « réintroduire une proportion pour juridiciser un acte hors de proportion » (p. 206) recréent ce qui faisait défaut : « un rapport de droit » (ibid.).

On ne saurait demander à ce court ouvrage qu’il fournisse des solutions clés en main au défi d’ordre tant conceptuel que pratique que constitue le terrorisme contemporain ; mais ce n’est pas le moindre paradoxe de ce livre, rédigé par deux éminents juristes, qu’il s’en remette in fine à la sagesse du droit et des juges, alors qu’il n’a cessé de montrer, parfois par l’exemple, les limites de la réflexion juridique.

par Mathieu Carpentier, le 29 mai 2017

Pour citer cet article :

Mathieu Carpentier, « Terrorisme et règle de droit », La Vie des idées , 29 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Terrorisme-et-regle-de-droit

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