La Cour pénale internationale fait naître de grands espoirs dans le monde entier. Pourtant, les résultats s’avèrent pour la plupart décevants et les populations locales se montrent souvent critiques, tout comme les experts internationaux. Au lieu de mener des interventions ponctuelles et très coûteuses, la CPI doit s’engager à réformer le pouvoir judiciaire local, afin qu’il devienne lui-même capable de juger les crimes. Entretien avec Michael Th. Johnson.
Michael Th. Johnson vient de quitter son poste au United States Institute of Peace. Depuis 2004, il était greffier de la chambre chargée des crimes de guerre à la Cour de Bosnie- Herzégovine : il avait créé la première cour nationale ayant compétence pour traiter des crimes transmis par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. De 2001 à 2004, il fut chef de la division des poursuites du TPIY et procureur en chef adjoint du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Il dirige l’Institute for Justice Sector Development aux États-Unis et aux Pays-Bas. Il est actuellement installé à Kaboul, pour réformer le système afghan de justice pénale.
Wojtek Kalinowski : Comparé aux années 1990, l’idéal d’un système universel de justice pénale semble avoir perdu un peu de son élan initial. Les critiques se multiplient et, dans les relations internationales, on constate un retour à la Realpolitik. Êtes-vous inquiet pour l’avenir de la Cour pénale internationale ?
Michael Johnson : Si j’en juge d’après son influence sur l’évolution des systèmes judiciaires nationaux, je n’ai aucune inquiétude. Cependant, dans l’arène internationale, le vieux conflit persiste entre souveraineté et justice, entre diplomatie et État de droit. Ce conflit est au cœur de l’histoire occidentale, depuis l’époque féodale jusqu’à nos jours. Quand les États démocratiques se sont mis à proliférer après la chute de l’Union soviétique, à mesure que les déclarations internationales se multipliaient tandis que les abus se perpétuaient, les gens ont commencé à croire un peu partout que le discours des droits de l’homme pouvait réellement s’appliquer à eux. Hélas, leur attente a été cruellement déçue. En vérité, il faudra des décennies, voire des siècles, pour mettre au point un système permettant d’instaurer l’État de droit à l’échelle planétaire. Cela étant dit, nous avançons dans la bonne direction.
Au début des années 1990, la communauté internationale n’était pas encore prête à choisir entre justice et souveraineté. Ni les Nations unies ni la communauté diplomatique ne disposaient des compétences ou des outils nécessaires pour affronter le premier principe de l’État de droit, le « devoir de protéger ». Ils étaient encore moins prêts à instaurer et à soutenir des institutions judiciaires transparentes et indépendantes pour interpréter et faire appliquer les « règles » d’un système juridique international contre la volonté d’un gouvernement souverain.
Pourtant, rappelez-vous que la Cour pénale internationale [1] (CPI) est la première cour permanente autorisée à juger des conduites nationales de portée internationale. Il n’est donc pas étonnant qu’après son démarrage, elle se heurte à la question de sa mission et de sa valeur pour le monde. L’un de ses prédécesseurs, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie [2] (TPIY), apparaît comme un modèle quant aux enseignements à retenir en matière de justice au niveau international. Au départ, le rôle du TPIY avait été défini de façon très large. En novembre 1995, après la signature des accords de Dayton, Antonio Casses, alors président du Tribunal, avait déclaré : « La justice est un élément indispensable du processus de réconciliation nationale. Elle est essentielle au rétablissement de relations harmonieuses et pacifiques entre les hommes et les femmes qui ont dû vivre sous le règne de la terreur. Elle interrompt le cycle de la violence, de la haine et prévient la vengeance illégale. Ainsi la paix et la justice vont de pair. » Vaste programme…
Après plus de dix ans de fonctionnement (au cours desquels ont été jugés des suspects issus de tous les groupes ethniques et de toutes les régions de l’ex-Yougoslavie), le procureur du Tribunal en était arrivé à une conception, hélas, bien différente. Le 11 octobre 2006, s’exprimant devant les procureurs des cinq tribunaux internationaux réunis à La Haye, le procureur du TPIY, Carla Del Ponte déclara à propos des Balkans : « Je n’ai vu aucun signe de réconciliation nationale ! … Mais ce n’est pas notre but, même si nous espérons y contribuer. »
Que s’est-il passé pendant ces dix ans ? Il n’est pas surprenant que ceux qui se consacrent à juger les crimes les plus abominables puissent être déçus par l’effet limité de leur action en matière de réconciliation dans les zones de conflit. Ce n’est pas surprenant, puisque contribuer à « la paix et la réconciliation » dans les zones de conflit fait explicitement partie de leur mission financée par la communauté internationale. Il faut même s’attendre à constater la même déception chez d’autres.
Sans soutien plus large, ces experts et leurs institutions juridiques ne peuvent à eux seuls contribuer à la restauration de l’État de droit, condition indispensable à la réconciliation après un conflit. C’est à peu près ce qui s’est passé pour le TPIY et en Bosnie-Herzégovine. Le soutien attendu n’est jamais venu. La communauté internationale ne s’est pas mobilisée en faveur de l’extradition des accusés, ce qui a considérablement handicapé le travail de tous les tribunaux. Les services de renseignement se sont montrés très réticents à livrer les informations dont ils disposaient, ce qui a nui à la progression des enquêtes. On pensait que les Tribunaux pour le Rwanda et la Yougoslavie seraient éphémères, d’où une pression dont ceux-ci se seraient bien passés : ils devaient « produire des résultats » vite, avant même que les crimes commis aient pu faire l’objet d’une analyse pleine et entière. Comme à Nuremberg, le monde envisageait une mission à court terme, et non un processus global visant à juger l’intégralité des crimes commis. La communauté internationale doit comprendre que ce processus global est nécessaire, avec l’engagement à long terme qu’il suppose.
Tant que sa mission n’aura pas été reformulée et étendue, la CPI continuera à décevoir. L’impossibilité d’obtenir l’extradition d’accusés au Soudan constitue un défi considérable pour la crédibilité de la CPI. Le conflit entre les négociations de paix et la juridiction de la CPI en Ouganda souligne la nécessité d’une compatibilité entre les mandats internationaux et les obligations juridiques nationales. La confusion qui règne au Congo montre qu’une intervention majeure de la communauté internationale s’impose pour donner un sens à l’action de la CPI dans cette partie du monde. La situation au Congo est également compliquée par les tensions entre les objectifs diplomatiques au Rwanda, en Ouganda et d’autres pays, et le désir de justice face aux atrocités perpétrées par toutes les parties en présence dans le cadre de ce conflit prolongé.
W. K. : Comment expliquer ces difficultés ?
M. J. : Le problème tient à la définition même de la mission de la CPI. Si nous voulons réagir aux génocides et, un jour, les empêcher, nous devons d’abord comprendre la dynamique et le contexte dans lequel ces crimes abominables sont commis. Il faut bien voir qu’ils se traduisent ordinairement par la destruction quasi totale de la confiance du public envers les principales institutions gouvernant une société civilisée. Ces institutions politiques, juridiques, éducatives et religieuses forment la base sur laquelle s’appuie une société pour trouver l’ordre et la stabilité. Pour retrouver la stabilité après l’anarchie provoquée par ces crimes, il faut restaurer la confiance en ces institutions locales. Ce processus de restauration, ou plutôt de stabilisation, consiste précisément à établir ou à rétablir « l’État de droit ». L’État de droit inclut à la fois la sécurité et le règlement juste et équitable des désaccords au sein de la société civile.
Les atrocités systématiques ne peuvent être perpétrées que par des organisations, des institutions et/ou des agences gouvernementales œuvrant de concert avec le processus politique. La responsabilité criminelle des dirigeants n’est pas aussi évidente que dans le cas de crimes individuels. Elle n’est pas évidente non plus pour leurs victimes directes ou pour le reste du monde qui observe le déroulement d’un conflit armé. Les crimes individuels sont faciles à repérer pour un correspondant de guerre, qui peut photographier les charniers, bien plus que les intrigues politiques menées loin des combats qui ont en fait rendu possibles ces violences. L’existence d’un camp de concentration peut rapidement être dénoncée, alors que reste dans l’ombre toute l’infrastructure politique à laquelle ce camp doit ses ressources matérielles, logistiques et politiques.
Pour juger les crimes commis par les gardes de ces camps, il suffit d’une caméra qui enregistre la déposition des victimes survivantes. Pour juger des dirigeants politiques, il faut procéder à une enquête bien plus élaborée, qui peut inclure l’écoute de milliers d’heures de communications interceptées, l’analyse de transactions financières internationales complexes, la traduction de rapports émanant de diverses agences de renseignement étrangères, l’interrogatoire d’informateurs haut placés qui parlent souvent sous le sceau du secret, et la reconstitution détaillée des structures de commandement parallèles existant dans les organisations politiques, militaires et paramilitaires.
Face à ces deux niveaux de conduite criminelle, les principes juridiques en jeu sont théoriquement les mêmes. En revanche, la collecte de preuves n’est pas aussi simple dans les deux cas. Lorsqu’on juge les dirigeants d’institutions corrompues (la « tête de la bête », en somme), il est très difficile de rassembler des pièces témoignant de leurs intentions et de leur comportement criminels. Tout d’abord, il faut prouver que le « corps de la bête » (les intermédiaires et le bas de la hiérarchie) a bien commis de manière systématique des crimes dont la « tête » peut être tenue pour responsable. Un exemple montre combien il est difficile de prouver la responsabilité des dirigeants politiques dans les cas de génocides et de crimes contre l’humanité : l’issue récente du procès intenté à la Serbie par la Bosnie devant la Cour internationale de justice (CIJ) [3]. Malgré les atrocités commises en Bosnie au début des années 1990, la CIJ n’a pu trouver assez de preuves pour établir que l’agressivité du gouvernement serbe en était responsable. Et ce, malgré la conviction très répandue parmi la population que le régime de Slobodan Milosevic avait étroitement collaboré avec les forces politiques et militaires des Serbes bosniaques pendant et après la guerre. Bien après les accords de Dayton qui mirent fin au conflit, Ratko Mladic, le général serbe bosniaque coupable du génocide, a continué à toucher sa solde d’officier de l’Armée populaire yougoslave.
Poursuivre « ceux qui sont le plus responsables des atrocités » est un processus complexe, long et coûteux. Il exige des compétences techniques très spécialisées, des ressources logistiques à chaque étape du processus pénal. Il nécessite également une volonté politique internationale de livrer à la justice de puissants éléments criminels. C’est pour ce genre de cas que furent créés et que doivent être maintenus les « tribunaux internationaux ». Les institutions judiciaires internationales comme le TPIY et la CPI sont donc spécialement conçues pour décapiter la bête institutionnelle en proposant une réponse adaptée aux dirigeants de l’entreprise criminelle capable d’organiser et d’exécuter des crimes systématiques sur une grande échelle. Mais ces institutions internationales n’ont pas été conçues pour traiter le « corps » de la bête, et c’est là tout le problème.
Si l’on veut restaurer la confiance envers les institutions locales fondamentales dans une société post-conflit, il faut néanmoins poursuivre la masse des complices et des criminels mineurs. Qui doit s’en charger, et comment ? Cette obligation repose essentiellement sur les épaules de l’État. Mais comme pour les dirigeants, celui-ci n’est souvent pas prêt à agir sans assistance substantielle. Cette assistance doit venir de la communauté internationale qui se doit de faire respecter les droits de l’homme et l’État de droit sur l’ensemble de la planète. Comme lors des procès intentés aux dirigeants, la communauté internationale doit offrir un mécanisme judiciaire approprié si le système national ne veut pas ou ne peut pas le faire sans intervention extérieure. Cette « incapacité » résulte souvent de ces mêmes influences qui furent responsables du conflit en question. Souvent, les criminels mineurs continuent à occuper des positions élevées. La population qu’on espère réconcilier est parfaitement consciente de la présence et de la culpabilité de ces fantassins du génocide. Les dirigeants ont été convoqués à La Haye par la CPI, mais cela ne change rien à la dynamique existante.
Le premier pas accompli dans le sens d’une solution fut la création des Tribunaux ad hoc et des Cours spéciales, si imparfaits et inefficaces que ceux-ci aient été. Le second pas fut la création d’un tribunal permanent, la CPI. Le troisième pas doit être la reconstruction de solides institutions judiciaires nationales, capables et désireuses de poursuivre les criminels dans les pays mêmes où leurs crimes ont été perpétrés. Jointe à l’action des tribunaux internationaux, la multitude de projets concernant le secteur judiciaire des pays en transition reflète un progrès en matière de responsabilité et de justice. Pourtant, la véritable source d’espoir est la CPI et sa capacité à tirer les leçons des Tribunaux ad hoc. Et la plus importante de ces leçons est que la CPI doit servir de catalyseur pour coordonner l’action de la justice au niveau international comme au niveau national.
W. K. : Nous en arrivons à la notion de complémentarité : selon vous, la CPI doit apporter son soutien au secteur judiciaire national des pays où elle intervient. Qu’entendez-vous par complémentarité ?
M. J. : Les chercheurs, les juristes et les diplomates utilisent cette notion pour décrire la relation entre la juridiction de la CPI et le droit d’un État souverain à gouverner son propre système judiciaire. En ce sens, la complémentarité est un mécanisme qui limite l’autorité et la discrétion de la CPI : elle ne peut intervenir si l’État réagit par lui-même de façon adéquate. Si l’État ne peut pas ou ne veut pas réagir, la CPI peut intervenir, mais même en ce cas, seulement de façon limitée. Comme je viens de le dire, sa mission est d’enquêter et de poursuivre seulement un nombre très limité d’individus, ceux qui sont responsables de crimes tels que le génocide, l’agression, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. C’est une action ponctuelle, « chirurgicale », pour faire respecter le droit humanitaire international.
Comme d’autres, dont William Burke-White [4], je propose d’étendre le principe de complémentarité et de l’appliquer à deux niveaux. D’abord, il faut déterminer si la CPI doit intervenir, en fonction des capacités et de la volonté du système national ; ensuite, lorsque la CPI intervient, elle doit travailler en étroite collaboration avec la communauté internationale et avec les systèmes nationaux, et s’attacher explicitement à restaurer la capacité des institutions judiciaires nationales afin que leur action complète celle de la CPI. Ainsi, il est possible d’offrir une réponse globale aux crimes commis à tous les niveaux dans un pays. Tel qu’il est aujourd’hui appliqué, le principe de complémentarité s’arrête lorsqu’il faut déterminer si la CPI doit intervenir. Mais le passage à l’étape suivante est essentiel si nous voulons véritablement protéger les droits de l’homme et mettre un terme à l’impunité. Actuellement, les tribunaux internationaux reçoivent des fonds considérables pour poursuivre les dirigeants criminels, mais la communauté internationale n’apporte aucun soutien réel en faveur d’une restauration des systèmes judiciaires nationaux pour juger les violations flagrantes du droit humanitaire international. Si elle se maintient, cette disparité ne pourra qu’aggraver le sentiment d’impunité, au lieu de le faire disparaître.
La complémentarité, telle que je la vois, est donc étroitement liée à ce qu’on appelle en Europe « subsidiarité ». La subsidiarité exige que les principales décisions de gouvernance soient prises au niveau le plus bas possible, au plus près des intéressés. Associée à la définition courante de la complémentarité, la subsidiarité imposerait aux juges, face à de graves violations des droits de l’homme, de s’engager en faveur d’une stratégie large, planétaire, à plusieurs niveaux, afin d’aboutir à une restauration du droit et à la réconciliation de la société détruite par ces violations, en se fiant avant tout aux systèmes judiciaires locaux. Mais ce n’est pas pour le moment la mission de la CPI, qui agit à court terme : elle arrive dans un pays, intente un procès aux principaux leaders, puis repart.
En résumé, si nous voulons instaurer une stabilité réelle et durable dans les pays déchirés par des conflits, nous devons élargir le mandat de la CPI et la communauté internationale doit aider activement les pays à rétablir leur propre capacité locale à imposer l’État de droit en général et le droit international en particulier. Cette assistance doit être concrète, substantielle et venir immédiatement après un conflit. Sinon, l’impact de la CPI en tant qu’institution de justice internationale est voué à rester dérisoire.
W. K. : Mais comment mettre ces idées en pratique ?
M. J. : En un sens, la stratégie de complémentarité que nous sommes plusieurs à proposer consiste d’abord à se concentrer sur la façon dont les ressources, financières et autres, sont allouées. Organiser les procès dans le pays même où les crimes ont été commis a de nombreux avantages : les preuves sont plus faciles à rassembler, les frais du procès sont considérablement réduits, les ressources sont préservées en vue de la reconstruction des capacités locales et la vérité est révélée directement aux intéressés. Le processus judiciaire local (régi par les critères internationaux) est transparent et accessible aux populations censées se réconcilier et reconstruire leur pays après le désastre d’un conflit armé. Les résultats de ces procédures locales pourraient s’intégrer aux travaux d’une commission Vérité et à d’autres sanctions mineures, d’où un plus fort potentiel de réconciliation et de restauration sociale durable. Ces institutions locales sont des atouts permanents pour le secteur judiciaire national. Investir dans les institutions judiciaires locales peut donc être une contribution à long terme pour rebâtir l’infrastructure de tout le pays.
Seule une réponse unifiée et globale, coordonnant la CPI et les systèmes judiciaires locaux réformés, pourra avoir un effet significatif. Hélas, c’est seulement depuis peu que l’on construit ce genre de passerelles avec les tribunaux nationaux. Si ces relations avaient été favorisées dès les premiers temps des Tribunaux ad hoc, des économies considérables auraient pu être réalisées car les enquêtes auraient pu être menées avec l’aide (ou en complément) des homologues nationaux. Par exemple, le TPIY et le TPIR [5] auraient pu échapper à la pression de donateurs internationaux soucieux de les voir « terminer » leur travail en un laps de temps ridiculement bref, s’ils avaient pu prouver qu’ils avaient bel et bien contribué à la réconciliation en partenariat avec les systèmes judiciaires nationaux reconstitués. En concentrant les ressources sur le cas d’authentiques « dirigeants », cela aurait permis de conserver leur capital politique et fiscal pendant une durée beaucoup plus longue que ne le permettent aujourd’hui les États qui financent l’opération.
Le rôle de catalyseur convient donc mieux à la CPI et aux autres tribunaux internationaux, qui peuvent favoriser les stratégies à long terme pour restaurer l’État de droit selon des critères internationaux. S’ils en sont incapables, on risque de compter sur eux pour combler les attentes de toutes les parties en présence. Comme l’a montré le cas du TPIY, c’est la recette de l’échec au sens le plus fondamental. Telle est la leçon que la CPI doit tirer de cette expérience.
W. K. : Existe-t-il des preuves empiriques en faveur de cette stratégie de la complémentarité ?
M. J. : Revenons au cas de l’ex-Yougoslavie. Si l’on prend le TPIY comme exemple d’organe judiciaire supranational suprême, la Chambre pour les crimes de guerre de la Cour de Bosnie-Herzégovine, établie en 2005 comme institution judiciaire nationale, apparaît comme son complément. La guerre en Bosnie-Herzégovine s’est terminée en 1995. Avant l’instauration de la Chambre, la communauté internationale présente en Bosnie avait découragé toute initiative nationale visant à juger les crimes de guerre dans des tribunaux locaux. Cette attitude reflétait la crainte de procès à motivations politiques et d’obstacles à la mise en place des accords de Dayton. Cette crainte a été dissipée grâce à l’introduction d’experts internationaux (juristes, administrateurs) au sein de la Chambre pour les crimes de guerre pendant une période initiale de transition. Cette Chambre est la première en son genre : c’est un tribunal national qui fonctionne en vertu du droit national tout en respectant les critères d’équité internationaux, et dont l’action est égale à celle de la CPI pour les crimes les plus complexes. Sa réussite devrait offrir un modèle de complémentarité facile à exporter.
Même si elle a dû attendre dix ans, cette expérience est un excellent exemple de répartition des ressources entre les options nationales et internationales. Dans les budgets actuels, les trois cours du TPIY consomment chaque année plus de 135 millions de dollars, contre moins de 10 millions de dollars pour les six cours de la Cour de Bosnie-Herzégovine, à laquelle le TPIY transmet quantité de cas. Selon le TPIY lui-même, les deux tribunaux opèrent en vertu des mêmes normes d’équité internationales. La Chambre pour les crimes de guerre fait partie intégrante du système judiciaire national de Bosnie-Herzégovine.
En examinant la relation unissant le TPIY au système judiciaire bosniaque, on comprend pourquoi la complémentarité doit être redéfinie pour inclure la volonté de reconstruire le secteur judiciaire national. On découvre également les succès et les limites de la collaboration entre la communauté internationale et les institutions judiciaires et politiques locales. Après les accords de Dayton, la CPI a attendu dix ans avant de créer une capacité nationale en Bosnie : la leçon est essentielle. Pendant cette décennie, bon nombre d’acteurs clés, coupables des crimes qui ont détruit la Bosnie-Herzégovine, sont restés libres et ont pu participer à la reconstruction du pays. La fracture ethnique persistante et les divisions nationalistes encore existantes illustrent la gravité de cette erreur.
Avec la création de la Chambre pour les crimes de guerre, la population de Bosnie-Herzégovine dispose désormais d’un contexte plus adéquat pour juger de l’efficacité du TPIY. Dans les années à venir, l’action mutuellement complémentaire de ces deux institutions servira au mieux les intérêts de la justice telle que l’attendent les habitants du pays et les membres de la communauté internationale. Ensemble, elles constituent une leçon précieuse en matière de justice rendue à tous ceux qui sont en droit de l’exiger.
Wojtek Kalinowski, « Justice mondiale, tribunaux locaux. Réformer la Cour pénale internationale »,
La Vie des idées
, 20 juin 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Justice-mondiale-tribunaux-locaux
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[1] Établie par le Statut de Rome, adopté par les Nations unies en 1998. Le Statut de Rome est un traité international, qui n’engage que les États (105 à ce jour) ayant formellement consenti à respecter ses clauses.
[2] Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie fut établi par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en 1993.
[3] Instituée en juin 1945 par la Charte des Nations unies, la Cour internationale de justice est le principal organe judiciaire de l’ONU.
[4] Assistant Professor à la Pennsylvania Law School, États-Unis. Ses recherches portent sur la notion de complémentarité et les tribunaux mixtes.
[5] Tribunal pénal international pour le Rwanda, établi par l’ONU en 1994.