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« Jaune-Rouge-Bleu », Kandinsky (1925)

Recension Philosophie

La liberté religieuse, jusqu’où ?

À propos de Astrid Von Busekist, La Religion au tribunal, Essai sur le délibéralisme, Albin Michel


par Ophélie Desmons , le 22 septembre 2023


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La séparation entre l’Église et l’État est un principe qui, dans bien des cas, est difficilement applicable. Certains situations exigent que l’on trouve un équilibre subtil entre la liberté religieuse et l’égalité de traitement.

Trois affaires

En 2006, en Allemagne, une famille protestante évangélique retire ses enfants de l’école pour des raisons religieuses, les parents Romeike souhaitant que leurs enfants suivent l’école à la maison. Mais cette pratique est interdite en Allemagne, où la scolarisation est obligatoire, et non simplement l’instruction. En 2008, ayant épuisé les recours, la famille se rend aux États-Unis où le Homeschooling bénéficie de soutiens importants et y demande l’asile politique. Un juge de l’immigration du Tennessee le leur accorde dans un premier temps. Mais au terme d’un long processus judiciaire qui les emmène jusqu’à la Cour suprême des États-Unis, l’asile politique leur est finalement refusé. Ils obtiennent néanmoins un droit de séjour permanent aux États-Unis.

En 2010, un médecin allemand pratique à l’hôpital, à la demande des deux parents musulmans, une circoncision sur leur fils de quatre ans. D’importants saignements s’ensuivent, rapidement traités avec succès. L’hôpital transmet néanmoins l’affaire au Ministère public. En 2012, le tribunal régional de Cologne juge que la circoncision porte atteinte à l’intégrité physique de l’enfant et qu’elle est à ce titre passible de sanctions. Le médecin, dont il est estimé qu’il a agi de bonne foi, est néanmoins relaxé.

En 1983 puis en 1992, l’État de New York adopte des Get Laws. Le get est l’accord que, dans la tradition juive orthodoxe, les époux qui souhaitent divorcer doivent se donner mutuellement pour mettre fin au mariage religieux. Dans les faits, certains maris refusent d’accorder le get à leur épouse. Contrairement aux hommes, les femmes ne peuvent alors ni se remarier ni avoir d’autres enfants conformément à la tradition juive orthodoxe. La loi religieuse tient pour illégitimes l’union nouvelle que les femmes peuvent légalement contracter et les enfants qui en seraient issus, ce qui n’est pas le cas des enfants issus de la nouvelle union de l’homme (p. 179). Dans le cadre des Get Laws, le tribunal civil collabore avec les autorités rabbiniques de façon à ce que le divorce civil ne soit pas prononcé tant que l’épouse n’a pas reçu le get.

Telles sont les trois affaires judiciaires qu’analyse Astrid Von Busekist dans La Religion au tribunal, Essai sur le délibéralisme. Chacune à leur façon, ces affaires interrogent la place que des démocraties constitutionnelles accordent à la liberté de religion. Elles montrent que, loin d’être parfaitement et définitivement réglés, les rapports entre l’État démocratique et les religions sont régulièrement questionnés et périodiquement réinterprétés par les juges, les gouvernements et plus largement les sociétés elles-mêmes.

Il y a là assurément de quoi interpeller le lecteur français. En France, certains théoriciens de la laïcité assurent en effet que les « questions de terrain » sont le plus souvent de faux problèmes, qu’il est très facile de résoudre si l’on s’en tient à une lecture rigoureuse du principe de séparation de l’État et des Églises. Mais en analysant de façon très précise ce qui se joue dans ces affaires, A. Von Busekist met en évidence qu’en réalité, dans le cadre pluraliste qui est celui des démocraties libérales, les choses ne peuvent jamais être simples.

Un pluralisme du juste

Depuis Rawls, on reconnaît généralement que les démocraties libérales sont marquées par un pluralisme en matière de conceptions du bien : les citoyens y adoptent des conceptions métaphysiques et éthiques différentes, voire divergentes.

Une autre forme de pluralisme, le pluralisme du juste, passe en revanche plus souvent inaperçue. Pourtant, pour définir ce qui est juste, les démocraties libérales s’appuient sur plusieurs valeurs politiques fondamentales, en particulier sur les valeurs de liberté et d’égalité. De plus, les personnes s’y voient reconnaître une multiplicité de droits et de libertés : droit au respect de l’intégrité physique, liberté de conscience, liberté de réunion, etc. La pluralité qui compose le juste engendre nécessairement des difficultés d’arbitrage. Puisque ce qui favorise la liberté des personnes ne concourt pas nécessairement à leur égalité, il faut fréquemment choisir entre la promotion de la liberté et celle de l’égalité. De même, les multiples droits et libertés ne s’accordent pas nécessairement facilement les uns avec les autres. Il faut donc là aussi très souvent décider à quels droit ou liberté on accordera la priorité.

A. Von Busekist souligne également les difficultés posées par la pluralité des groupes édictant des règles. Dans les démocraties libérales, l’État définit pour tous ce qui est légal. Certains groupes, et notamment les groupes religieux, disposent néanmoins d’une certaine autonomie normative. Ils décident par eux-mêmes des règles qui régissent leur fonctionnement interne et qui s’imposent à leurs membres. La question se pose alors du degré d’autonomie et d’autorité normative qu’en vertu du respect de la liberté religieuse il faut reconnaître à ces groupes.

Le pluralisme du juste nous confronte nécessairement à des cas difficiles. En s’appuyant sur la littérature juridique et philosophique contemporaine, A. Von Busekist montre à quels équilibres désirables on peut parvenir.

Des problèmes d’équilibre

Les affaires qu’elle analyse dans chacune des trois parties de l’ouvrage posent en effet des problèmes d’équilibre. Chacune d’entre elles montre de quelle façon différentes démocraties libérales arbitrent entre la liberté et l’égalité, et conçoivent la hiérarchie entre les multiples droits. Elles montrent comment des démocraties libérales produisent, en en débattant, leur propre interprétation de ce qui est juste.

Dans l’affaire Romeike, l’équilibre à trouver se situe entre la liberté religieuse et éducative des parents d’un côté et le droit de l’État démocratique à former les citoyens de l’autre. D’un côté, les parents souhaitent éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses. Plusieurs textes juridiques fondamentaux, qui font de la liberté éducative une dimension essentielle de la liberté religieuse, leur reconnaissent ce droit. Or, les parents Romeike estiment qu’en fréquentant l’école leurs enfants sont exposés à des « sujets ésotériques », comme l’éducation à la sexualité et plus largement les enseignements scientifiques (p. 29). Ils déplorent en outre que dans les manuels scolaires, il soit davantage question « de sorcières que de Dieu » (p. 27). Autant d’éléments qui, pensent-ils, entravent leur capacité à transmettre leur religion à leurs enfants.

De l’autre côté, l’État allemand affirme que l’une de ses prérogatives légitimes concerne la formation des citoyens. Les États démocratiques s’attribuent fréquemment une mission éducative, dont ils définissent les finalités et les modalités. La transmission des valeurs et des vertus démocratiques ainsi que la construction de l’autonomie des citoyens en sont des composantes répandues. En déclarant obligatoires la scolarisation et non seulement l’instruction, l’État allemand livre sa propre interprétation de la citoyenneté démocratique. Il affirme qu’il ne veut pas s’accommoder de « sociétés parallèles » (p. 51) et qu’il lui semble indispensable que les enfants fréquentent l’école afin d’acquérir la vertu de tolérance, vertu politique primordiale dans une société pluraliste.

Ce faisant, explique Von Busekist dans la première partie du livre, l’État démocratique sépare : il fait primer ce qu’il estime nécessaire à la formation citoyenne des enfants sur certaines dimensions de la liberté religieuse des parents.

Dans l’affaire de Cologne, dont l’analyse occupe la deuxième partie de l’ouvrage, l’équilibre à trouver se situe entre d’un côté le droit de l’enfant au respect de son intégrité physique et au respect de sa liberté religieuse, et de l’autre la liberté religieuse et éducative des parents.

D’un côté, en criminalisant la circoncision, le tribunal de Cologne érige l’inviolabilité du corps de l’enfant en absolu. Il considère également qu’il doit protéger la liberté religieuse de l’enfant, c’est-à-dire sa capacité à décider librement à l’avenir de son appartenance religieuse, lui assurant ainsi un « futur ouvert » qu’une marque physique irréversible ne pourrait que contredire.

De l’autre côté, la liberté religieuse et éducative des parents s’en trouve radicalement limitée. Musulmans et juifs, les deux minorités religieuses les plus importantes d’Allemagne, se voient interdire une pratique que la plupart d’entre eux jugent essentielle et qui a notamment pour fonction d’intégrer les garçons dans leur communauté. En outre, exiger d’attendre que l’enfant soit majeur pour qu’il décide par lui-même de son affiliation religieuse a peu de sens, puisque cela revient à nier la réalité du processus de socialisation par l’intermédiaire duquel chacun d’entre nous hérite inévitablement d’appartenances non choisies.

L’interdiction de la circoncision possède de plus à l’évidence une résonance singulière dans le contexte spécifique de l’Allemagne, eu égard à son passé nazi. A. Von Busekist, qui estime que le contexte joue un rôle décisif, rapporte ainsi qu’Angela Merkel, alors Chancelière, prit position en déclarant que l’Allemagne « passerait pour une nation de comiques » (p. 123) si elle devenait l’un des seuls pays où les juifs ne pouvaient pratiquer leur religion. Un groupe politique inter-partisan s’opposa rapidement au jugement de Cologne et fit sortir la question de la circoncision du dispositif pénal en créant un nouvel article dans le code civil visant à ce que « la vie religieuse juive et musulmane [continue] à être possible en Allemagne » (p. 112).

Selon A. Von Busekist, dans cette affaire et à l’inverse de la précédente, l’État démocratique compose. Pour protéger la concorde civique, pour que les juifs et les musulmans puissent eux aussi se considérer comme des membres à part entière de la communauté des citoyens, il fait primer la liberté religieuse des groupes minoritaires sur d’autres droits.

Les Get Laws posent quant à elles un problème d’équilibre entre d’un côté le principe de séparation de l’État et des Églises, qui dérive du droit à l’égale liberté de conscience, et de l’autre le principe d’égalité femmes – hommes.

Les États démocratiques considèrent très souvent que l’État et les Églises doivent être séparés afin de respecter l’égale liberté religieuse des citoyens. Cela signifie notamment que l’État ne doit pas intervenir dans l’organisation interne des Églises. Celles-ci décident par elles-mêmes de leurs règles de fonctionnement. Elles fixent par exemple celles qui régissent le mariage et le divorce religieux.
Les Get Laws proposent une formule inédite de coopération entre tribunaux civils et autorités religieuses, qui contrevient de fait au principe de séparation. Mais leur but est, explique A. Von Busekist, de rétablir l’égalité civique entre femmes et hommes, dont on peut considérer qu’elle est rompue par l’inégalité d’accès au get. Elles visent à ce que les croyances religieuses des femmes de la communauté juive orthodoxe ne se transforment pas en un fardeau pesant sur leur égalité civique.
Von Busekist n’est pas sans remarquer que ces mesures sont fondées sur une interprétation singulière de la liberté religieuse, qui rompt avec certains aspects de la tradition libérale.

Dans cette tradition, l’adhésion à une organisation religieuse est considérée comme libre bien que, le plus souvent, elle soit héritée plutôt que choisie. L’adhésion est dite libre parce les droits politiques et civiques des individus sont indépendants de leur identité religieuse et parce qu’ils disposent d’un droit de sortie. Ils peuvent quitter la religion dans laquelle ils ont été élevés sans que cela n’affecte leur identité publique. Corrélativement, la tradition libérale considère en général que les individus doivent être tenus pour responsables de leurs fins. C’est à eux, et non pas à la collectivité, d’assumer le coût de leurs convictions. Si ce coût est trop important, ils peuvent toujours renoncer à certaines de leurs convictions ou les réinterpréter.

Avec plusieurs autres auteurs, A. Von Busekist prend ses distances avec l’idée libérale de responsabilité à l’égard de nos fins, en arguant du fait que dans le cas des femmes de la communauté juive orthodoxe, le droit de sortie est bien souvent totalement formel. Elles ont, en droit, la possibilité légale de sortir de leur communauté. Mais le coût matériel et psychologique de la sortie est tel que, dans les faits, elles restent enchaînées à un mariage religieux obsolète plutôt que de renoncer à leurs convictions.

C’est la raison pour laquelle l’État de New York, et plusieurs provinces canadiennes après lui, coopèrent avec les autorités religieuses. Ils déclarent ce faisant que l’égalité civique réelle entre femmes et hommes l’emporte sur d’autres principes, comme le principe de séparation.

Cette solution, qui a la préférence de l’auteur, peut évidemment être discutée. D’autres démocraties libérales pourront choisir de privilégier le principe de séparation, en arguant du fait que le rôle de l’État n’est pas d’intervenir dans le fonctionnement interne des organisations religieuses, mais de s’assurer que les femmes peuvent effectivement sortir de leur communauté, en leur apportant un soutien matériel et en leur offrant en amont une éducation leur permettant de connaître leurs droits, de s’imaginer vivre autrement et d’acquérir des compétences le leur permettant.

Délibéralisme et contextualisme

Ces affaires illustrent ce que A. Von Busekist appelle le « délibéralisme ». Au contraire de la « dé-civilisation », récemment en vogue, le délibéralisme n’a pas un sens privatif, mais exprime ce qui résulte de la rencontre du libéralisme et de la démocratie.

Les théories libérales, qui accordent souvent le primat aux droits de l’individu, fournissent un ensemble de principes dûment hiérarchisés. Mais, affirme A. Von Busekist, les philosophes libéraux, en défendant un système de principes précis, ont trop souvent négligé la part démocratique qui se mêle nécessairement à la réflexion sur ce qui est juste.

Chaque démocratie – c’est son fonctionnement normal – questionne les principes libéraux. Elle s’interroge sur la manière d’interpréter les valeurs de liberté et d’égalité et de hiérarchiser les différents principes. Elle le fait à l’aune de ce que la communauté nationale se représente comme son bien commun. Elle le fait donc aussi au regard de son contexte singulier, c’est-à-dire en tenant compte de son histoire politique et sociale et des traditions de pensée qui l’ont traversée.

Ainsi, loin de se défaire, le libéralisme s’accomplit dans la délibération démocratique. Les tribunaux, souvent complétés et parfois contredits par les débats qui occupent la société civile et par les décisions prises par le pouvoir politique, sont des lieux privilégiés pour observer cet accomplissement se produire.

Finalement, loin de l’image figée qu’on se fait parfois des valeurs et des principes démocratiques, A. Von Busekist nous donne à voir dans cet ouvrage la dynamique morale des démocraties réelles.

Astrid Von Busekist, La Religion au tribunal, Essai sur le délibéralisme, Albin Michel, Paris, 2023, 378 pages, 22,90 euros.

par Ophélie Desmons, le 22 septembre 2023

Pour citer cet article :

Ophélie Desmons, « La liberté religieuse, jusqu’où ? », La Vie des idées , 22 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Astrid-Von-Busekist-La-Religion-au-tribunal

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