Recherche

Recension Société

L’introuvable doctrine

À propos de : Sebastian Roché et François Rabaté, La police contre la rue, Grasset


par Dimitri Coste , le 26 avril


Télécharger l'article : PDF PDF

Critiquée pour des manquements à répétition, la police française semble désespérément manquer d’une ligne d’action explicite en matière d’encadrement des manifestations. Celle-ci pourrait pourtant s’inspirer de la logique de désescalade promue ailleurs sur le continent européen.

Si on a l’habitude de voir des ouvrages adaptés sur écran, l’inverse est en revanche bien plus rare. C’est ce que proposent pourtant le politiste Sebastian Roché et le documentariste François Rabaté avec leur opus La police contre la rue, ce qui est une première raison de s’y intéresser. Mais il y a bien plus dans le contenu. Quelques années après la diffusion du documentaire intitulé Police attitude : 60 ans de maintien de l’ordre [1], les vifs débats suscités par les interventions policières en manifestation n’ont pas cessé. Bien au contraire. Se sont ajoutés depuis à la longue liste des évènements ayant marqué les dernières décennies le fiasco de la finale de l’UEFA Champion’s League en mai 2022, la répression de la manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline en mars 2023 ou encore les émeutes en réaction à la mort du jeune Nahel Merzouk par un tir policier. Mais plutôt que de tomber dans l’écueil du commentaire à chaud, les auteurs s’assignent un objectif a priori ambitieux : retracer « l’histoire du maintien de l’ordre et de sa doctrine » (p. 9).

Obsolescence non programmée

Pour ce faire, ils s’appuient notamment sur douze entretiens réalisés avec des personnalités « qualifiées » dont ils croisent les points de vue [2]. Cela leur permet de proposer ainsi un riche panorama de l’histoire du maintien de l’ordre en France, de la structuration d’une doctrine sous la IIIe République aux facteurs de son obsolescence depuis le milieu des années 2010. Cette trajectoire nationale est du reste enrichie de contrepoints avec les expériences britanniques et allemandes qui se distinguent de la doctrine française à plus d’un titre.

En filigrane d’une histoire à grandes enjambées, entrecoupée de focus sur tel ou tel évènement, c’est au fond l’existence même d’une « doctrine à la française » du maintien de l’ordre manifestant que les auteurs interrogent. Les deux premiers chapitres, en revenant sur l’institutionnalisation de la manifestation et de sa gestion policière, illustrent les prémisses d’une « pacification » (Bruneteaux, 1996), certes relative, des manifestations. Cette dernière s’appuie à la fois sur la codification du droit de manifester esquissée sous la IIIe République, la structuration d’un mouvement ouvrier rompu à l’exercice, que la professionnalisation et la « démilitarisation » des forces chargées de les encadrer. Pour autant, cet assemblage d’éléments disparates ne suffit pas selon les auteurs à constituer une doctrine explicite.

Néanmoins, tout en réfutant l’idée reçue selon laquelle les manifestations de ces dernières années auraient atteint un niveau de violence inédit, les auteurs pointent que l’établissement de quelques principes n’empêche nullement la police de tuer lors de manifestations, comme en témoignent les exemples d’octobre 1961 ou de février 1962 parmi bien d’autres. Les auteurs montrent à partir de l’expérience de Mai 68 et de ses suites comment « la philosophie de la mise à distance » (p. 81) ne semble jamais vraiment appliquée. Faute de doctrine véritable, les auteurs mettent en évidence des styles personnels, qui rappellent le rôle déterminant de l’autorité politique dans la gestion des évènements. Le préfet de police en poste en 1968, Maurice Grimaud, et le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin (1968–1974), donnent ainsi respectivement leurs noms à « la manière Grimaud et « la méthode Marcellin ».

Un État central(isateur)

C’est justement cette centralité de l’État qui rend le modèle français singulier, expliquent les auteurs. Contrairement à l’organisation française dirigée par les préfets, les modèles voisins sont décentralisés. Ce sont ainsi les chefs de la police du Land, pour l’Allemagne, ou de la région, pour le Royaume-Uni qui, non seulement prennent les décisions, mais assument la responsabilité du déroulement des opérations. La différence que soulignent les auteurs quant à la place respective de l’État et des collectivités locales en la matière est ainsi double : la direction des opérations est confiée à un technicien plus qu’au politique, la redevabilité locale est bien plus importante qu’en France, où le préfet répond bien davantage au ministre de l’Intérieur qu’aux élus locaux.

Bien entendu, ces modèles n’empêchent pas les polices allemandes et britanniques de faire face à des épreuves particulièrement difficiles en matière de maintien de l’ordre. Les auteurs décrivent ainsi minutieusement le « tournant de Brokdorf » du nom du village allemand accueillant, en 1981, un grand rassemblement contre la construction d’une centrale nucléaire. C’est suite au scandale provoqué par la répression de ce dernier que la Cour constitutionnelle, dans une « décision Brokdorf », inscrit la liberté de manifester et les principes de désescalade à l’article 8 de la Loi fondamentale allemande. C’est donc l’autorité judiciaire qui fixe, en Allemagne, les grands principes du maintien de l’ordre : coopération avec les organisateurs, communication avec les manifestants et la conservation d’une posture défensive.

Pour contrer l’argument, selon lequel la désescalade ne serait pas applicable en France compte tenu de la violence particulière des manifestations, les auteurs rappellent que la gestion des blacks blocs ou des émeutes, ne sont pas l’apanage des polices françaises. Au contraire, ils montrent comment l’apparition des blacks blocs en Allemagne ou la difficile gestion des émeutes urbaines au Royaume-Uni provoquent interrogation et remise en question. Ce qui les différencie de nouveau des polices françaises, c’est le choix d’adopter la doctrine de la désescalade en privilégiant la communication et le renseignement à la coercition.

La désescalade de la violence

Alors que cette dernière se diffuse en Europe notamment au travers du projet GODIAC [3], la France demeure à l’écart, convaincue de l’excellence de sa doctrine (Fillieule, Jobard, 2016). Le cinquième chapitre de l’ouvrage souligne ainsi les « occasions manquées » d’une réforme doctrinale. Ni les violences de Mai 68, ni la mort de Malik Oussekine en 1986, n’ont en effet suffi à provoquer de réels changements dans la conception française du maintien de l’ordre. Certes, les équipements et armes évoluent, la formation et le renseignement se développent, les voltigeurs sont supprimés, mais aucune interrogation sérieuse ne s’est posée autour de la nécessité d’assurer une désescalade de la violence. Sans idéaliser les modèles étrangers, les auteurs soulignent combien le modèle français dénote au regard de ce qu’il se passe ailleurs en Europe. Non seulement il semble indifférent à faire baisser la pression entourant les manifestations, mais surtout, il repose selon les auteurs sur une véritable « doctrine implicite » : « le principe d’escalade ».

Ce principe se donne à voir dans la manière dont la police française réagit à trois évolutions déterminantes des manifestations intervenues au cours des dernières décennies et qui font l’objet des trois derniers chapitres de l’ouvrage : l’émergence et la récurrence des « émeutes de banlieue », celle des Zones à Défendre et, enfin, celles du black bloc et le déclenchement du mouvement des gilets jaunes.

Sebastian Roché et François Rabaté montrent ainsi comment, face à de nouveaux publics et de nouvelles tactiques manifestantes, la conception et les techniques du maintien de l’ordre évoluent au tournant des années 2000. Loin du régime classique de la manifestation syndicale, les émeutes de banlieue vont marquer durablement les dispositifs de maintien de l’ordre. Le recours croissant aux unités non-spécialisées (Brigades Anti-Criminalité, Compagnies d’Intervention, etc.), l’apparition de nouvelles armes (Flashball puis LBD) vont peu à peu constituer le « cocktail de base du maintien de l’ordre ». En somme, pour les auteurs, « la culture du maintien de l’ordre a changé » (p. 202).

Hors des villes, les ZAD contrarient également les tactiques des forces de l’ordre. L’usage des armes intermédiaires, et en particulier des grenades, y est massif. Une fois de plus, la France souffre de la comparaison avec les pays voisins qui se refusent à utiliser de telles armes. L’analyse informée de la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade à Sivens, et de ses conséquences, permet un détour par la question du contrôle indépendant des polices. Le rapport parlementaire qui y fait suite ne remet pas en cause les pratiques du maintien de l’ordre, au contraire, selon son rapporteur Noël Mamère, c’est là que se situe le renoncement à la doctrine de la mise à distance (p. 227).

Le huitième et dernier chapitre s’arrête enfin sur la « crise ouverte du modèle », entérinée et rendue éclatante par la gestion brutale du mouvement des gilets jaunes. L’obsolescence du modèle français semblait annoncée par la difficulté crée par le développement du black bloc dès 2016 et la mobilisation contre la « loi Travail ». L’emploi d’unités non-spécialisées, massif dans la répression des Gilets Jaunes, est acté par la création des Détachements d’Actions Rapides (DAR) puis des Brigades de Répression de l’Action Violente (BRAV). Ces évolutions sont qualifiées par les auteurs de « série de petits changements qui finissent par avoir une influence profonde sur le maintien de l’ordre » (p. 267).

C’est au fond dans cette question de l’identification des mécanismes de changements doctrinaux que réside l’un des enjeux majeurs de l’ouvrage. L’interrogation sur la réalité ou la matérialité d’une doctrine française de maintien de l’ordre est extrêmement stimulante et annonce un programme de recherche passionnant, mobilisant les outils de l’analyse de l’action publique appliquée aux « politiques du désordre » (Jobard, Fillieule, 2020). L’intérêt de l’objet réside dans l’insaisissabilité d’une « supposée doctrine de la mise à distance » (p. 267), dont, si elle n’est jamais réellement formalisée, les auteurs retracent les multiples évolutions.

Une doctrine plastique

La conclusion, qui revêt la forme d’un dialogue entre les deux auteurs, résume bien le propos du livre dont l’un des éléments centraux est indéniablement le caractère implicite de la doctrine. Ce format dialogué rend également compte de la riche collaboration entre documentariste et politiste au service d’un livre destiné à un large public. L’ouvrage fonctionne ainsi davantage comme un film qu’un manuel universitaire, construit à partir de différentes séquences et rythmé par des zooms matérialisés par des encadrés portant sur des cas spécifiques. Il permet un rendu fidèle de la traduction du documentaire dans ce livre, qui réussit notamment à conserver le caractère parlé des entretiens, ce qui permet aux auteurs d’exploiter la richesse des matériaux récoltés.

Les douze personnes interrogées apportent leurs expertises et expériences respectives qui sont complémentaires en ce que, y compris dans leurs contradictions ou désaccords, elles permettent d’éclairer un large panorama des points de vue sur le maintien de l’ordre. La catégorisation qui en est faite en introduction (« forces de l’ordre », « témoins », « observateurs ») risquerait de faire oublier que l’ensemble de ces acteurices : syndicalistes, militantes, défenseur des droits, préfet de police, et même universitaires, sont parties prenantes, des controverses autour de la doctrine française de maintien de l’ordre. C’est en cela que leurs interventions éclairent les différentes conceptions du maintien de l’ordre à la française.

La trajectoire de la doctrine française telle que la retracent les auteurs n’insiste pas assez sur un point essentiel : si elles ne sont pas tout à fait contingentes, les pratiques du maintien de l’ordre dépendent de la perception que les policiers et les décideurs politiques ont des manifestantes, de leurs buts, méthodes et in fine de leur légitimité. Plutôt que l’évolution d’une doctrine qui s’appliquerait à toutes les manifestations, les auteurs montrent sans la nommer la plasticité doctrinale avec laquelle les autorités peuvent réprimer des manifestations. C’est d’ailleurs un point qu’ils soulignent eux-mêmes lorsqu’ils évoquent la « dramatisation » opérée par les pouvoirs publics à l’occasion de la répression violente du mouvement des gilets jaunes (p. 261).

Si les forces de l’ordre héritent d’armes, de tactiques et méthodes utilisées à l’occasion d’évènements paroxystiques, elles sont en dernière analyse en mesure de revenir à des dispositifs plus tempérés et bien plus respectueux des principes de la « mise à distance » et de la négociation avec les protestataires. C’est ce qu’a involontairement montré le ministre de l’Intérieur à l’occasion du mouvement des agriculteurs de l’hiver 2023 par une formule peu équivoque : « on ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS » [4].

Sebastian Roché et François Rabaté, La police contre la rue, Paris, Grasset, 2023, 320 p., 22 €.

par Dimitri Coste, le 26 avril

Aller plus loin

Bibliographie
BRUNETEAUX P., 1996. Maintenir l’ordre : les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de la Fondations nationale des sciences politiques, 345 p.
FILLIEULE O., JOBARD F., 2016. « Un splendide isolement », La Vie des idées. Disponible à l’adresse : https://laviedesidees.fr/Un-splendide-isolement.
FILLIEULE O., JOBARD F., 2020. Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Éditions du Seuil, 297 p.

Pour citer cet article :

Dimitri Coste, « L’introuvable doctrine », La Vie des idées , 26 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Roche-Rabate-La-police-contre-la-rue

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Écrit par Sebastian Roché et François Rabaté, réalisé par François Rabaté et produit par Brotherfilms pour Public Sénat et Toute l’Histoire ; diffusé fin 2020 et en 2021.

[2Bertrand Cavallier, général de division de gendarmerie ; Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris ; Romain Goupil, meneur lycéen en Mai 68 et membre de la Ligue communiste ; Fabien Jobard, directeur de recherches au CNRS ; Grégory Joron, secrétaire général d’Unité SGP Police-FO ; Noël Mamère, ancien député et journaliste ; Peter Neyroud, ancien officier de police britannique et enseignant en criminologie ; Vanessa Salzmann, ancienne officier de police allemande et professeure de sociologie ; Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’université Paris I ; Bernard Thibaut, ancien secrétaire général de la CGT ; Jacques Toubon, ancien ministre et Défenseur des droits. Auxquels s’ajoutent les deux auteurs, François Rabaté, journaliste et documentariste et Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS.

[3Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe qui réunit de 2010 à 2013 les polices de différents pays européens : Suède, Danemark, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, Portugal, Chypre, Autrice, Slovaquie, Hongrie, Roumanie et Pays-Bas.

[4Interview du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin au JT de 20h sur TF1 le 26 janvier 2024.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet