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Entretien Société

La crise à Mayotte
Entretien avec Cyrille Hanappe


par Ivan Jablonka , le 26 mai 2023


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Avec l’arrivée massive de migrants en provenance d’Anjouan, le département de Mayotte s’enfonce dans la crise. Alors que les nouveaux venus s’entassent dans des bidonvilles, la délinquance monte en flèche et le gouvernement n’a d’autre réponse que sécuritaire. Que faire ?

Cyrille Hanappe est architecte, maître de conférence à l’ENSA Paris Belleville. Il travaille depuis de nombreuses années à Mayotte sur la résorption de l’habitat insalubre. Son agence, AIR Architectures, a été lauréate du concours « Un toit pour tous en outre-mer » organisé par le Plan urbanisme construction architecture en 2022.

La Vie des Idées : Pourquoi et comment les migrants arrivent-ils à Mayotte ?

Cyrille Hanappe : Les migrants installés à Mayotte viennent essentiellement de l’île voisine d’Anjouan. Avec Mayotte, Grande-Comore et Mohéli, Anjouan est l’une des quatre îles de l’archipel des Comores. En 1974, Mayotte a voté pour rester française, tandis que les trois autres îles ont voté leur indépendance pour former l’Union des Comores.

Ce pays, tout comme l’ONU, considère que Mayotte devrait en faire partie intégrante, tandis que l’écrasante majorité des habitants de Mayotte ne veulent pas en entendre parler et se considèrent pleinement comme Français. Le pouvoir économique et politique de l’Union se situe à Grande Comore, et Anjouan est le parent pauvre du pays. Le président des Comores, Azouli Assoumani, au pouvoir depuis 1999 à la suite d’un coup d’État, se cache à peine d’instrumentaliser la pauvreté et l’exil économique forcé des Anjouanais pour affirmer le statut comorien de Mayotte. Isolée et miséreuse, Anjouan avait d’ailleurs demandé son rattachement à la France en 1997.

Les Anjouanais fraîchement arrivés à Mayotte n’ont d’autre choix que de s’installer dans des maisons en bois et en tôle qui abritent la moitié de la population mahoraise. Leurs difficultés à obtenir un statut légal et un minimum de droits à Mayotte les maintiennent dans les plus grandes difficultés pour pouvoir entamer un processus vertueux de développement personnel et économique.

Il est à noter qu’une partie importante des immigrés illégaux sont des femmes « numéro 2 » que des hommes mahorais ont fait venir. Ces femmes ont des enfants français qui se retrouvent dans la plus grande précarité lorsque leurs mères sont expulsées du pays.

La Vie des Idées : Quelle est la situation concrète des migrants sur l’île ?

Cyrille Hanappe : La situation sociale de l’île n’a cessé de s’aggraver au cours des cinq dernières années. Dans un territoire où le taux de pauvreté est de 80 %, le RSA (dont le montant s’élève à la moitié de ce qu’il est dans les autres départements) n’est accessible qu’aux Français ou aux étrangers pouvant justifier de 15 années de présence régularisée sur le territoire. Sur une population de 300 000 habitants, seules quelque 5 000 personnes y ont accès.

La crise du covid n’a permis d’apporter aucune aide à tous ceux qui vivaient des économies informelles. L’extrême pauvreté s’est alors transformée pour eux en misère. La mise en place de la loi ELAN à Mayotte, à partir de 2019, a donné aux préfets le droit de détruire les bidonvilles sans procès. Des dizaines de milliers de personnes se sont trouvées dans des situations de précarité plus profondes que jamais. Les maigres réseaux de solidarités sociales et économiques, les faibles accès aux droits, notamment celui d’aller à l’école pour les enfants, sont anéantis à chaque démolition.

Alors que les politiques d’expulsion se poursuivent sans relâche, des milliers d’enfants se sont retrouvés à la rue sans parents. On parle désormais de villages d’enfants installés dans les forêts, qui n’ont d’autres moyens de survie que le vol et les rapines. La situation sécuritaire est devenue délétère à tel point qu’il est devenu dangereux de s’aventurer sur les routes après la nuit tombée, au risque de croiser un barrage violent mis en place par de jeunes hommes en errance. Cette situation de tension et de peur est exacerbée par les réseaux sociaux, qui informent tout le monde en direct du moindre fait divers sur l’île.

Les services publics sont à des niveaux piteux par rapport à tous les autres départements français dans tous les domaines régaliens – police, éducation, santé –, sans parler de l’insuffisance et la mauvaise organisation des systèmes de transport, qui font que toute la partie Nord-Est de l’île, où se trouvent les pôles administratifs et économiques, desservie par l’unique route qui fait le tour de l’île, est un bouchon permanent tous les jours de la semaine.

La Vie des Idées : Face à cette situation délétère, quelle a été la réaction du gouvernement ?

Cyrille Hanappe : Le gouvernement a décidé d’apporter une réponse exclusivement sécuritaire, en envoyant 500 policiers supplémentaires sur l’île dans le cadre de l’opération « Wuambushu », lancée à grand renfort de communication par le ministre de l’Intérieur à la fin du ramadan, le 23 avril 2023.

Selon les communications officielles, Wuambushu signifierait « reprise » en mahorais, mais les linguistes insistent sur les notions d’initiations, de risques et d’aventures qui lui sont liées. En swahili, la langue racine du mahorais, elle se traduit carrément par « Tuez-les ». Les trois objectifs de l’opération Wuambushu étaient, dans l’ordre, le renvoi des immigrés illégaux, la destruction des bidonvilles et la baisse de la délinquance.

Mal préparée, l’opération a démarré dans le plus grand désordre, avec le refus des Comores de recevoir les personnes expulsées et la suspension par la justice des démolitions de bidonvilles, alors que la préfecture était incapable de fournir des offres de relogement aux personnes expulsées. Quant aux policiers, ils étaient dépassés, dans un territoire qu’ils ne connaissaient pas, en prise avec des assaillants qu’ils ont eu les plus grandes peines à contenir.

La Vie des Idées : Quelles sont les études et actions que vous avez menées à Mayotte en tant qu’architecte ?

Cyrille Hanappe : Invités par la mairie de Mamoudzou, nous sommes engagés à Mayotte depuis 2018 pour mettre en œuvre des politiques d’amélioration des quartiers spontanés inspirées de ce qui se fait en Amérique latine. Jusque dans les années 2000, de telles actions avaient été mises en place avec succès dans les départements d’outre-mer, y compris à Mayotte, mais tout le monde semble les avoir oubliées.

Les politiques dominantes à Mayotte, telles que menées par la préfecture en accord avec certaines villes, consistent à agir par la destruction et la « table rase » en vue d’une hypothétique reconstruction qui peine à prendre forme et qui ne s’adresse généralement pas aux habitants du quartier – mode d’action abandonné dans tous les pays en développement depuis des décennies.

Nous proposons au contraire de transformer les quartiers « par le bas », en les sécurisant, en y apportant les réseaux d’eau et d’électricité, en mettant en place des cheminements sécurisés qui stabilisent les pentes et permettent à de petits véhicules de secours ou d’entretien de circuler. À terme, l’objectif est de proposer une stabilisation foncière qui permette aux habitants de mieux investir leurs logements, pour améliorer la qualité architecturale et urbaine de ces quartiers.

La Vie des Idées : Si les migrants sont voués à rester (au moins une majorité d’entre eux), comment faire pour qu’ils s’intègrent ?

Cyrille Hanappe : Partout dans le monde, le terme d’intégration est porteur d’une grande ambiguïté, et c’est plus encore le cas à Mayotte : les « migrants » y sont essentiellement anjouanais, île voisine avec laquelle les différences culturelles sont ténues. Les mariages et lignages inter-îles ont existé de tout temps, et à Mayotte il y a plus de naissances d’enfants de père et mère de deux nationalités différentes que de deux parents français [1].

La distinction essentielle qui peut se faire entre Mahorais et Anjouanais porte de facto sur le niveau économique des uns et des autres. Il semble que, bien souvent, le terme d’Anjouanais désigne avant tout l’habitant du bidonville, pauvre et présumé délinquant, quels que soient sa nationalité et son statut. Pour rappel, selon le préfet de Mayotte, un tiers des habitants en bidonville ont la nationalité française, un tiers sont des étrangers avec papiers et un tiers sont des sans-papiers.

Dès lors, les Anjouanais assurent l’essentiel des travaux pénibles sur l’île, dans une économie dont les limites entre le formel et l’informel sont souvent floues. On a parfois retenu que le rejet des Anjouanais par les Mahorais s’expliquerait par l’angoisse de certains de voir le statut français de leur île mis en péril et, donc, la nécessaire affirmation d’une différentiation ontologique avec les voisins comoriens [2]. Est-ce au nom de ces principes que le maintien dans la misère des plus pauvres est une politique assumée à Mayotte ?

Toujours est-il que personne ne semble vouloir voir le lien entre la situation désespérée de nombre des habitants de l’île et les problèmes sécuritaires, réels, dont tout le monde est victime de manière croissante. Comme partout dans le monde, on peut gager que l’intégration se joue avant tout sur les questions économiques et sociales, notamment celle de la réduction des inégalités.

La Vie des Idées : Imaginons un petit jeu de politique-fiction. Vous êtes le ministre de l’Intérieur (de gauche). Vous faites quoi ?

Cyrille Hanappe : Le problème le plus terrible et le plus urgent à Mayotte est celui du manque d’eau, avec des coupures d’eau qui ont désormais lieu trois jours par semaine. Il faut donc construire d’urgence les réservoirs nécessaires.

Je fais aussi en sorte que les aides sociales soient accessibles à tous et au même niveau que dans les autres départements français. Je renforce les services publics pour qu’ils se retrouvent à des niveaux comparables aux autres départements, qu’il s’agisse de l’éducation, des services sociaux ou de la police. Pour cette dernière, je développe des unités de police de proximité dans les quartiers.

Dans l’attente de la nécessaire construction de logements sociaux, je mets en place des baux emphytéotiques pour les personnes dans les bidonvilles, afin qu’elles soient en position d’améliorer leurs logements dans la sérénité, et je mets en place dans les quartiers les différents réseaux de service public. À l’instar de ce qui se fait en Amérique latine, je fais en sorte de favoriser et de soutenir toutes les micro-initiatives locales ayant trait à l’amélioration du cadre de vie… Évidemment, on est très loin de tout cela dans la réalité.

par Ivan Jablonka, le 26 mai 2023

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « La crise à Mayotte. Entretien avec Cyrille Hanappe », La Vie des idées , 26 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-crise-a-Mayotte

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Notes

[137 % contre 17 %, mais 45 % des enfants sont de père et de mère étrangers (INSEE).

[2Voir Myriam Hachimi Alaoui, Élise Lemercier et Élise Palomares, «  Reconfigurations ethniques à Mayotte  », Hommes & migrations, n° 1304, 2013, p. 59-65.

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