par Bentouhami*Hourya [29-04-2011]
Domaine : Politique Domaine : Philosophie
Mots-clés : services publics | résistance | évaluation | désobéissance civile
La désobéissance civile prend aujourd’hui de nouvelles formes, notamment face aux pressions qu’impose la modernisation de l’État. L’ouvrage d’A. Ogien et de S. Laugier décrit avec précision cette résurgence d’une démocratie radicale qui dénonce les impératifs de l’évaluation ; il reste cependant prisonnier d’une vision trop étroite de ses origines.
À la fin des années 1980, avec la chute du mur de Berlin, une parenthèse semblait se fermer, celle de la bipolarisation du monde pendant la guerre froide, mais aussi celle qui avait donné naissance à ce que Claus Offe avait appelé les Nouveaux Mouvements sociaux issus des combats pour les droits civiques, des manifestations contre la guerre du Vietnam ou la guerre d’Algérie, contre l’apartheid, la dissémination nucléaire, aussi bien militaire que civile, mais encore contre les discriminations de genre et d’orientation sexuelle. Non seulement une nouvelle ère géopolitique semblait naître, mais également une nouvelle économie du travail qui allait remettre en cause le consensus social soutenu par le modèle fordiste des économies occidentales. Du fait de ces profondes transformations politiques, sociales et culturelles, il semble que l’ère des grandes causes se soit refermée comme le notent les auteurs de Pourquoi désobéir en démocratie ?, Albert Ogien et Sandra Laugier : la désobéissance civile ne jouit plus aujourd’hui de cette légitimité reconnue, acquise au cours du XXe siècle à force de marches pacifiques et de sit-in, intégrés au sein de mouvements massifs conduits par des leaders charismatiques, que ce soit en Inde, aux États-Unis ou en Afrique du Sud. Remettant en cause un tel constat, les auteurs de l’ouvrage étudient les nouvelles formes de désobéissance civile, en adoptant une double démarche, philosophique et sociologique, qui a le mérite de sortir cette pratique des caractéristiques héroïques que l’on a tendance à lui attribuer, et de la resituer dans le cadre ordinaire du fonctionnement d’une démocratie. De fait le présupposé des auteurs est que la démocratie n’est pas tant la compétition pour la détention du pouvoir, ni même la participation à l’élection cyclique des représentants, que la manière dont on pose notre voix au sein du dispositif de réorganisation du travail, de l’éducation, de la santé et de la recherche.
Plutôt que de s’intéresser au statut des énoncés éthiques, objectifs ou subjectifs, ou encore à la caractérisation de l’ontologie sociale correspondante, les auteurs prêtent une attention particulière à l’incommensurabilité entre deux types de langages, celui dit de la modernisation des structures d’État qui touchent depuis les années 1990 les différents secteurs cités précédemment et qui demandent une rationalisation des administrations dites bureaucratiques, et celui de la description personnelle de l’expérience au travail. Les auteurs notent ainsi que la plupart des agents chargés de la modernisation de l’État sont pris dans une sorte de logique dans laquelle les mots perdent leur signification courante pour acquérir un contenu idéologique à travers lequel les acteurs ne reconnaissent pas leurs propres pratiques et valeurs. Ainsi en est-il de tous ces termes mis à la mode comme ceux de qualité, d’autonomie, d’équité : à première vue, qui refuserait de vouloir appliquer tous ces termes au travail ? La tragédie vient précisément de ce que ces termes ne semblent plus recouvrir les significations communes qu’on leur attribue habituellement. Si l’accent est posé sur le langage, mais aussi sur la voix dans les processus de décision, c’est parce que tous deux, langage et voix, sont au cœur de la désobéissance civile, celle-ci étant une façon de contester non pas nécessairement la privation de parole au moment d’une transformation des habitudes acquises au travail ou à l’école mais le défaut de reconnaissance dans l’exécution des tâches demandées (p. 38) : « la question de la désobéissance ne concerne donc pas seulement ceux qui ne parlent pas, ceux qui, pour des raisons structurelles ne peuvent pas parler, ceux qui sont définitivement exclus de la conversation de la justice, mais également ceux qui pourraient parler mais se heurtent à l’inadéquation de leur parole ». Ceci rejoint une idée forte dans la théorie contemporaine de la démocratie, déjà mise en lumière par ceux qui renouvelèrent la philosophie politique française ces trente dernières années, Jean-François Lyotard avec Le différend (1984) et Jacques Rancière avec La mésentente (1995), et qui voient dans les conflits de langage une explication importante de la grammaire des nouvelles formes de contestations sociales. Cette « expérience de la dépossession » (p. 89), autrement dit de l’impossibilité de se reconnaître dans la tâche accomplie, est directement produite par l’application depuis une vingtaine d’années des nouvelles logiques de gouvernement mises en œuvre dans l’administration publique, au sein desquelles les procédures de quantification prennent une place croissante.
La désobéissance au cœur de ces administrations a lieu sur trois fronts ouverts par la notion même de résultat proposée par cette nouvelle culture managériale (p. 70) : 1) la transparence, 2) la mesure précise de l’activité évaluée, 3) l’exigence de rentabilité. C’est en fonction de ces trois usages du terme « résultat » que la désobéissance se met en place. Elle consiste essentiellement à refuser d’être pris pour cible au sein d’un discours biaisé sur la transparence accusant les services publics du soi-disant retard de la France en termes de modernisation, c’est-à-dire d’adaptation aux lois du marché et donc de flexibilisation accrue. Ce serait en effet sous couvert d’une transparence des administrations publiques que l’on demanderait aux différents services d’accepter que leur « production » soit mesurée, quantifiée et évaluée en fonction de critères exogènes empruntés à la production industrielle ou au secteur privé en général, en vue d’améliorer un taux de rentabilité qui n’a peut être même pas de sens dans le secteur ayant trait au service public. Si l’on considère que cette nouvelle politique de l’État envers ses administrations publiques tend à passer d’une logique des moyens à une logique des résultats (p. 73), alors toute action de désobéissance civile dans ce cadre consisterait a minima à compléter une culture des résultats avec une culture des moyens, contre leur mutuelle substitution. Mais selon les auteurs cette explication est loin d’être satisfaisante. Ils suggèrent ainsi qu’il y a dans la désobéissance civile une critique bien plus forte du système d’évaluation de performance des administrations publiques dédiées aux services ayant en charge la réalisation d’une certaine idée de la justice sociale. En s’opposant à la culture du résultat telle qu’elle est actuellement mise en place, les agents de l’État ne mettent pas seulement en cause le manque de moyens pour appliquer les nouvelles règlementations, ils dénoncent l’injustice sociale de tels dispositifs. Bien que l’aspect normatif de la désobéissance au sein des institutions publiques ne soient pas mis en évidence aussi clairement dans l’ouvrage, on peut essayer ici de retracer ce qui permet de classer les actes de résistance des agents publics à la politique de modernisation de l’État comme étant de la désobéissance civile, c’est-à-dire des actes de résistance à une mesure ou une loi injuste ou menaçant l’intérêt général, et non des actes de sabotage émis par des agents soucieux de préserver leurs privilèges ou inquiets de perdre le confort d’une routine savamment entretenue.
Pour comprendre donc en quoi ces actions constituent effectivement des actes de désobéissance civile, il faut voir avant tout comment les procédures de modernisation telles qu’elles sont proposées dans les réglementations touchant les institutions publiques (l’école, l’université, les hôpitaux, etc.) constitue une limitation, voir un déni réel de droits fondamentaux. Cet aspect n’est pas mis en avant par l’ouvrage lui-même qui semble parfois préférer une justification de la désobéissance civile reposant sur la psychologie des acteurs sociaux : ce serait alors le déficit motivationnel qui viendrait rendre raison du scepticisme vis-à-vis des nouvelles méthodes d’organisation du travail décrites comme exerçant une « violence arithmétique » (p. 141). Sans toutefois négliger ce point motivationnel, il aurait été pourtant intéressant de voir comment les actes de désobéissance civile au sein des administrations publiques peuvent être ramenés à une théorie plus vaste de l’injustice sociale. Pour ce faire, il était possible de convier la théorie des capabilités énoncée d’abord par Amartya Sen puis réélaborée par Martha Nussbaum, pour rendre compte de cette articulation entre préservation de son intégrité personnelle et promotion de l’intérêt général entendu comme bien commun dans une conception républicaine de la démocratie. Les capabilités, en effet, ne renvoient pas du tout aux capacités telles que l’on pouvait l’entendre dans le cadre d’une conception censitaire de la démocratie selon laquelle le vote dépendrait de la liberté comme capacité au sens où l’entendait le libéralisme politique du XIXe siècle, à savoir les facultés de discernement liées á un certain statut social. Bien au contraire la théorie des capabilités a un double but : sortir de l’intellectualisme des conceptions de la liberté et de la justice, éviter la tentation de l’utilitarisme, et répondre au déficit pragmatique du transcendantalisme institutionnel pensé par Rawls dans sa Théorie de la justice. Cette théorie des capabilités permet de comprendre parfaitement ce que l’on peut attendre d’un service public destiné dans le cadre d’une théorie républicaine de la démocratie non pas tant à engranger des profits qu’à répondre à des attentes concernant le bien commun et la possibilité réelle donnée à tous de vivre une vie décente. Si l’on se trouve alors justifié à comprendre le service public à l’aune de la théorie des capabilités c’est parce que ce service a pour mission première de rendre accessible pour tous les biens fondamentaux permettant de maintenir à la fois le principe de la liberté et celui de l’égalité. En somme la désobéissance au sein des administrations publiques soumises à la simple culture du résultat aurait pour but de rappeler également les raisons d’être premières de ces services, lesquels, loin de pouvoir être ramenés à des coefficients de rentabilité, doivent pouvoir être évalués en fonction de leur capacité à soutenir ce que nous concevons comme étant une vie digne au sein d’une conception substantielle forte de la démocratie et non simplement procédurale comme voudrait en témoigner l’exigence prioritaire de transparence.
L’ensemble des administrations ayant en charge le service public est censé permettre à tous de pouvoir vivre une vie décente, avec tout ce que cela implique concernant l’égal accès aux soins médicaux, à un logement digne, à une éducation gratuite et de qualité, à la recherche d’un emploi etc. Dès lors, si la finalité première du service public est de prendre en compte les facteurs de vulnérabilisation des personnes et d’essayer de les rééquilibrer pour diminuer les inégalités sociales, la désobéissance civile pratiquée dans ces administrations vise avant tout à essayer de retrouver le sens original du service public contre celui, dévoyé, encouragé par les politiques rigoristes de rationalisation des dépenses. Lorsque les agents de ces services plutôt que de recourir à la grève cherchent à ralentir illégalement les procédures ayant pour but de quantifier ce qui de fait ne peut l’être, ils ne font rien d’autre que d’essayer de rendre son sens initial de bien commun aux services façonnés pour la promotion de l’intérêt général [1] Mais surtout ils cherchent à mettre en avant un autre fondement de la démocratie : la transparence des administrations est en soi un réquisit louable mais elle ne peut être détachée de la délibération sur les fins du service public, autrement dit d’une conversation sur le bien commun. On comprend mieux alors pourquoi la question d’un droit à la désobéissance civile est vite écartée par les auteurs : la désobéissance civile demeure une forme de contestation radicale, qui interroge la signification même des usages que l’on fait du droit contre les tentatives de détournement sémantique des valeurs de la démocratie.
La désobéissance civile appartient en effet à la tradition de la démocratie radicale, ce que reconnaissent pleinement les auteurs. On est déçu en revanche d’apprendre que cette démocratie radicale ayant ses sources dans la pensée américaine du XIXe siècle est réduite au seul courant du transcendantalisme emersonien, dont le disciple le plus illustre est Henry David Thoreau, oubliant ainsi les origines noires du radicalisme démocratique issue de la pensée de W. E. B. Dubois. Or, ce dernier contribua à la fondation de la célèbre NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) auquel appartiendra Martin Luther King et au sein duquel il mènera toutes ses luttes contre la discrimination raciale. S’il est si difficile de compter Thoreau parmi les véritables tenants de la désobéissance civile, c’est précisément pour la raison avancée par les auteurs pour en défendre l’appartenance, à savoir la recherche d’une voix propre exprimant l’individualité, relevant beaucoup plus de l’objection de conscience que de la désobéissance civile. Certes, il n’y a pas vraiment de sens à opposer la première à la seconde, celle-ci trouvant largement son fondement dans la première, mais si l’on s’en tient à cette mutuelle correspondance, on ne peut comprendre qu’une partie de la désobéissance civile : celle pratiquée par les personnes solidaires mais non pas celle pratiquée par les victimes elles-mêmes et qui contestent la loi ou la mesure injuste non pas en raison de l’embarras de conscience qu’elle provoque chez elles, mais en raison de l’expérience de dépossession que ces mesures leur font subir. C’est ainsi que l’on comprend les mouvements historiques de désobéissance civile mais aussi les nouvelles formes de désobéissance au sein des administrations publiques : ce sont avant tout celles et ceux qui sont affectés qui mettent en place des dispositifs de résistance rompant avec les régimes de légalité qui les humilient ou les excluent, même si cela ne se fait pas de manière évidente comme le font les intellectuels lorsqu’ils prennent publiquement position. En ce sens, l’aspect le plus convaincant de cet ouvrage semble à bien des égards être l’approche sociologique plutôt que l’approche philosophique. Cette dernière, en effet, comprend la désobéissance civile à partir du modèle de l’intellectuel engagé. Celui qui résiste le fait alors en raison d’une clairvoyance exceptionnelle. Ainsi c’est à l’intellectuel que revient le rôle de « l’entrepreneur de cause » dont la responsabilité consiste principalement à retranscrire le « nous » dans le « je ». Dès lors, la désobéissance civile dont parlent les auteurs n’a rien d’ordinaire comme ils le prétendent, elle semble au contraire relever de quelque chose d’extraordinaire qui suppose la distance vis-à-vis de la communauté préalablement à la prise de parole, exactement comme le fit Thoreau qui se retira pendant deux ans dans les bois et qui refusa ensuite de commenter la guerre de Sécession, ce que laissait pourtant attendre son essai sur L’esclavage au Massasuchetts (1857). En ce sens cette approche, dans la lignée de Emerson et Thoreau, a trouvé des héritiers théoriques aux États-Unis, notamment chez Michael Walzer qui prône l’idée de porte-parole éclairé. « Le critique en effet est un héros à double titre : il critique les puissants et ensuite il critique les autres, ceux qui se plaignent – parce qu’ils se trompent dans leur plainte ou ne se plaignent pas assez fort ou ne font que se plaindre et n’agissent jamais ou agissent à corps défendu et sans efficacité. Le critique met en cause tout autant ses amis que ses ennemis : il se condamne lui-même à la solitude intellectuelle et politique » [2]. La proposition philosophique des auteurs a donc bien un équivalent dans le champ de la réflexion théorique sur la désobéissance civile. Mais il demeure que cette proposition semble retomber dans les travers de l’idée de recourir à un porte-parole hors de la communauté lésée par la loi injuste. Le véritable problème politique de l’engagement « illégal » n’est pas seulement pour les intellectuels de trouver le langage adéquat permettant de dire le « nous » dans le « je » mais également celui des « victimes » elles-mêmes, capables de prendre la parole dans un langage qui, tout en leur étant propre et dans lequel elles se reconnaissent, puisse être perçu comme audible et légitime au sein d’un espace public authentiquement démocratique.
par Hourya Bentouhami
[1] Plus spécifiquement Martha Nussbaum met en garde dans son dernier essai sur la soumission des universités à la logique du profit : Not For Profit, Why Democracy Needs The Humanities, Princeton University, 2010. Voir la recension dans la Vie des Idées par S. Chavel.
[2] M. Walzer, La critique sociale au XXe siècle. Solitude et solidarité, Paris, Métailié, 1996, p. 24.