En pleine expansion, le pentecôtisme est un mouvement religieux paradoxal : l’institution ecclésiale s’y nie comme telle, pour laisser la place à l’individu seul dans sa relation avec Dieu, ce qui permet aux dominés de recouvrer une forme de légitimité sociale.
Le pentecôtisme est un courant religieux né du protestantisme évangélique. Il s’appuie sur une lecture littérale de la Bible. Les croyants issus de cette mouvance se distinguent notamment par leur méfiance envers les institutions ecclésiales, lui préférant la valorisation de l’expérience personnelle de la foi. Ils insistent en particulier sur l’importance du « réveil » ou « baptême par le Saint-Esprit », se manifestant par le biais du parler en langue ou glossolalie.
Face à l’abondance des travaux en science humaines et sociales sur le pentecôtisme dans le monde, le livre de Yannick Fer offre une contribution utile. Issu de son habilitation à diriger des recherches, l’ouvrage du sociologue synthétise une vingtaine d’années de travaux sur le sujet. Il s’impose donc à une heure où la sociologie des religions intéresse davantage de nouvelles générations d’étudiants, offrant une vision d’ensemble capable de capturer les caractéristiques d’un courant polymorphe, en s’appuyant sur une centaine de recherches, dont les principales sont menées aux États-Unis, en Amérique Latine et dans le Pacifique, ainsi que sur ses propres travaux [1]. On regrette cependant qu’il n’ait que peu mentionné les travaux sur la présence pentecôtiste en terre musulmane [2], qui illustrent pourtant la vitalité de ce courant.
Dès l’introduction, l’auteur explique que sa démarche consiste à analyser le fait religieux à partir des outils de la sociologie générale, refusant l’opinion selon laquelle il existerait une « irréductible spécificité du phénomène religieux » (p. 7). Il rappelle effectivement que les sciences des religions, qui ont commencé à émerger à la fin du XIXe siècle ont connu un processus de déconfessionnalisation inachevé. Pour cette raison, il insiste sur l’importance pour le sociologue de construire ses propres outils, ainsi que sur la nécessité pour le chercheur d’analyser sa place dans le champ académique, qui disposant de ses propres enjeux, joue également un rôle dans son positionnement.
L’auteur a choisi d’organiser son livre sous la forme de sections thématiques. Un choix qui permet de définir les principales caractéristiques du mouvement, sans se limiter à une définition trop stricte, qui peine de toute façon à décrire un courant protéiforme. Pour cette raison, il choisit une approche historique, en définissant comme « pentecôtiste » l’ensemble des courants religieux qui prennent naissance aux origines de ce mouvement.
Retour aux origines
Yannick Fer commence par revenir sur les origines de ce mouvement. Un certain nombre de fausses idées ont en effet fini par s’immiscer jusque dans la littérature sociologique, insistant sur son caractère révolutionnaire ou son ancrage dans la culture noire. Pour l’auteur, il s’agit de chimères qui se heurtent à « un examen plus rigoureux des circonstances sociohistoriques [de sa genèse] » (p. 19).
Ces confusions tiennent sans doute à la diffusion d’une vision fantasmée du pentecôtisme héritée des Pentecostal studies. Selon ces auteurs, le pasteur noir-américian William Joseph Seymour serait à l’origine du mouvement, avec l’ouverture d’une des premières églises pentecôtistes en 1906, à Los Angeles, caractérisée par la cohabitation temporaire de croyants noirs, blancs, ou hispaniques, ce qui en fait un symbole d’un mouvement transcendant les distinctions de race.
Yannick Fer propose cependant une analyse plus fine des différents acteurs à l’origine de ce mouvement. Il rappelle notamment le rôle que joua Charles Fox Parham, partisan de la ségrégation, qui fonda son propre « ministère d’évangélisation » itinérant, et qui forma notamment William Joseph Seymour.
Il mentionne également la place des femmes dans cette histoire, qui sont susceptibles d’obtenir une reconnaissance sociale proportionnelle à la position religieuse qu’on leur accorde. C’est le cas de la croyante Agnes Ozman, qui est la première à manifester les signes du « parler en langues » – cette manifestation qui a donné son nom à ce mouvement. Ce qui l’amène à conclure que « la dynamique religieuse du « réveil » peut donc conduire à accorder […] une légitimité spécifiquement « spirituelle » à des acteurs soumis par ailleurs à la domination raciale ou sexuée » (p.32).
Revenant sur la définition adéquate du courant pentecôtiste, il rappelle que les spécialistes du protestantisme ont longtemps buté sur sa caractérisation. Une difficulté qui tient sans doute à deux éléments.
D’une part, le mouvement a évolué depuis le début du XXe siècle et l’essor des courants pentecôtistes charismatiques à partir des années 1960, caractérisés par « une valorisation de l’autonomie individuelle et une diversification des formes d’expérimentation de « l’action du Saint-Esprit », des modes de fonctionnement favorisant davantage les dynamiques de réseaux que les logiques écclésiales ou dénominationelles » (p. 51). D’autre part, le pentecôtisme a intégré certaines traditions religieuses des sociétés auquel il s’est greffé, ce qui conduit certains auteurs, comme Jean-Pierre Bastian, à considérer que le pentecôtisme est bien un christianisme, mais qu’il ne se rattache pas au protestantisme.
Yannick Fer quant à lui estime que les efforts dénominationnels sont nécessaires en sciences sociales. Mais il rappelle qu’on ne peut pas « réifier des catégories générales d’analyse (pentecôtisme, charismatisme, protestantisme, etc.) sous la forme d’essences ou d’espaces clos » (p. 49).
Institution et conversion
Yannick Fer rappelle ensuite le rôle de l’institution dans la conversion. Paradoxalement, on assiste en effet à une institution qui se nie comme telle, pour réifier le rôle de l’individu seul dans sa relation avec Dieu. Cette croyance, fût-elle une fiction religieuse, n’en a pas moins son utilité pour les croyants. Elle permet en effet de rendre possible cette « nouvelle naissance », qui va de pair avec l’invention biographique, lui permettant d’acquérir de nouvelles dispositions. De plus, la croyance incorporée de cette relation intime avec le divin permet, au moins théoriquement, à l’individu de se défaire des liens anciens de sociabilité. L’institution pentecôtiste est donc le lieu de nouvelles sociabilités spécifiquement religieuses permettant la reconfiguration des dispositions individuelles.
L’auteur s’intéresse alors à la dimension émotionnelle, corporelle et culturelle du pentecôtisme. Pour Yannick Fer, l’expression des « religiosités émotionnelles » (p. 97) a trop souvent été vue dans le monde de la recherche comme une forme de retour en arrière, dans une perspective évolutionniste. Au contraire, se référant aux travaux de Cas Wouters, il estime qu’on assiste plutôt à l’émergence d’une troisième nature : après une première phase historique autorisant l’expression libre des émotions et une seconde phase imposant leur contrôle strict, on assisterait dans le courant du XXe siècle à une nouvelle phase caractérisée par l’expression contrôlée des émotions.
En ce sens, il ne considère pas la place prépondérante des émotions comme le signe d’un retour à un état primitif des formes de religiosité, mais estime qu’elles sont « religieusement nécessaires » (p. 100) en renforçant le croyant dans son adhésion au dogme chrétien. Ainsi, si le « parler en langues » est perçu par les Chrétiens comme une communication pure avec le divin débarrassée des imperfections du langage ; pour l’auteur, il s’agit avant tout d’une émotion socialement apprise qui s’exprime sous la forme d’une énonciation désirée et contrôlée. La croyance est donc le prérequis qui permet au croyant de s’autoriser certaines émotions, qui seront néanmoins soumises au contrôle de la communauté religieuse. De la même façon, le corps est un vecteur privilégié de l’adhésion au dogme pentecôtiste, puisque rien de tel que l’expérience personnelle de la guérison, pour appuyer l’existence d’un Dieu capable d’agir directement sur les croyants.
Cette expression plus libre des affects et cette incorporation d’éléments issus des cultures locales est aussi permise par une évolution de la doctrine missionnaire, via son courant charismatique, qui s’attache désormais à évangéliser des cultures plutôt que des individus isolés. D’après la rhétorique des missionnaires évangéliques, il existerait des preuves anciennes de la présence chrétienne chez les « peuples non atteints » (p. 143) qu’il s’agirait de remettre à jour. Elle autorise de plus la réinterprétation d’éléments culturels endogènes et leur rattachement au dogme pentecôtiste (comme avec l’incorporation de la danse chez des pentecôtistes hawaïens). La dynamique du combat spirituel conduit également au renforcement du lien entre un peuple et son territoire, qui passe par un récit symbolique dans lequel se joue un affrontement entre des territoires acquis à la communauté chrétienne et les autres qu’il faudrait évangéliser.
Religion et politique
Enfin, Yannick Fer revient sur le lien qui existe entre pentecôtisme et politique. En effet, on a pu croire en insistant sur l’importance de l’engagement individuel du croyant, qu’il s’agissait d’un mouvement religieux apolitique, voire qu’il était facteur de dépolitisation. C’est pourtant oublier deux éléments essentiels selon l’auteur, qui rappelle que l’intime est aussi politique. En réalité, la portée politique du pentecôtisme est en soi indéfinie : mouvement à tendance conservatrice, il se resserre autour de la communauté religieuse contre le monde extérieur. Pourtant, dans certains contextes, les acteurs pentecôtistes sont aussi susceptibles de s’emparer de la croyance pour en faire un sujet politique.
Il est vrai qu’on pourrait supposer que la portée politique du pentecôtisme est limitée en observant que dans les faits, il se cantonne souvent à un discours moralisateur et spirituel, mêlant ésotérisme et amertume quant au déclin moral et à la perte d’autorité dans une société en voie de déchristianisation. De la même façon, si le courant du combat spirituel est porteur d’un projet théocratique, au premier abord il ne paraît pas proposer des moyens concrets afin de faire advenir ce projet.
Pourtant, la portée politique du mouvement est parfois plus considérable. Et forts de leur dynamique en réseaux, les pentecôtistes sont aussi susceptibles de s’emparer de l’espace public afin d’imposer leur lobbying. Ce qui est encouragé par la délégation par l’État, dans de nombreuses parties du monde, de l’action sociale à des organisations associatives ou religieuses. Les médias jouent aussi un rôle majeur dans la diffusion de la vision chrétienne pentecôtiste [3].
En conclusion, le livre de Yannick Fer parvient à nous donner une vue d’ensemble du vaste champ pentecôtiste. Le choix d’axes thématiques est réussi et permet de répondre aux différentes questions de départ de l’ouvrage. On regrette cependant une approche trop théorique, qui rend probablement l’ouvrage moins abordable aux néophytes (sachant, par ailleurs, la généalogie complexe du courant).
De manière générale, l’ouvrage éclaire aussi les reconfigurations religieuses qui ont cours au niveau mondial. En effet, si le mouvement pentecôtiste est en pleine expansion, c’est probablement en raison de son adaptation au phénomène de la globalisation. Il tient en effet sa force d’un double mouvement, en accompagnant d’une part les individus dans un processus d’individuation, tandis que d’autre part, celui-ci passe par le renforcement de l’autorité ecclésiale, qui prime sur les autres formes d’autorité institutionnelle.
Kheloudja Amer, « La religion sans l’institution ? »,
La Vie des idées
, 10 novembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Yannick-Fer-Sociologie-du-pentecotisme
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[1] : Yannick Fer a commencé à s’intéresser au pentecôtisme en Polynésie Française. Il a également poursuivi ses travaux en Nouvelle-Zélande, en Haïti et en France.
[2] Boissevain, Katia. « Des conversions au christianisme à Tunis. Vers quel protestantisme ? », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 28, no. 4, 2013, p. 47-62. Direche-Slimani, Karima. « Dolorisme religieux et reconstructions identitaires. Les conversions néo-évangéliques dans l’Algérie contemporaine », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 64, no. 5, 2009, pp. 1137-1162.
[3] Travaillant sur les conversions pentecôtistes en Kabylie, j’ai moi-même pu observer comment des dynamiques communautaires, religieuses et politiques s’entrecroisaient pour former un contre-discours, désormais appuyé sur la doctrine chrétienne évangélique