L’Europe du marché domine le gouvernement des politiques économiques et sociales depuis 1945. Trois autres modèles, solidaire, néomercantiliste, et ultra-libéral, s’opposent à la logique libérale.
L’Europe du marché domine le gouvernement des politiques économiques et sociales depuis 1945. Trois autres modèles, solidaire, néomercantiliste, et ultra-libéral, s’opposent à la logique libérale.
Plus de soixante-dix après la signature du traité de Paris en 1951 établissant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), il est toujours aussi difficile de définir l’Union européenne (UE). D’où vient le caractère protéiforme du gouvernement de l’UE, souvent qualifié de « multi-niveaux » et à « géométrie variable » ? Quels ont été les principaux déterminants politiques qui ont façonné cette architecture politico-institutionnelle transnationale depuis 1945 ?
Ces questions sont au cœur de l’ouvrage de Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance depuis 1945. Professeur des universités en histoire contemporaine à Sorbonne Université, l’auteur est titulaire de la chaire d’histoire de l’Europe XXe-XXIe siècles et a publié plus d’une centaine de textes académiques. Dans l’ouvrage cité, il entreprend une histoire de « l’organisation du continent européen » (p. 7) en portant son regard sur les politiques économiques et sociales.
Pour y parvenir, il s’appuie sur des « sources nouvelles » (p. 9), par un travail d’archives réalisé dans pas moins de huit États européens : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suisse (p. 455-456). La démonstration se déploie en trois temps : la première partie du livre précise les types de politique économique et sociale, ainsi que le cadre institutionnel européen, les deux parties suivantes opérationnalisent cette grille d’analyse en analysant le gouvernement européen de ces politiques dans le contexte de la guerre froide (1948-1991) puis lors du « long XXIe siècle » (1991-2020).
Au fil des pages, Warlouzet révèle trois variables explicatives de la manière dont les politiques économiques et sociales ont été élaborées puis mises en œuvre à l’échelle européenne.
Premièrement, la genèse des Communautés européennes dans les années 1950 ne résulte pas de la « main » de l’impérialisme américain dont les institutions européennes ne seraient que le jouet au profit d’intérêts étrangers. En outre, les acteurs européens ayant défendu un idéal fédéraliste et généralement qualifiés de « pères fondateurs » de l’Europe n’ont pas eu le rôle déterminant que le sens commun leur confère. Le gouvernement des politiques européennes et sociales en Europe résulte davantage de « compromis entre des visions différentes de l’organisation » (p. 8) : une histoire de préférences politiques multiples entre acteurs européens.
Deuxièmement, il « n’était pas gravé dans le marbre » (p. 9) que l’organisation politique du continent soit structurée autour et par les Communautés européennes puis l’UE. Les intérêts antagonistes portés par des acteurs hétérogènes auraient pu aboutir à ce que d’autres organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, la Commission économique pour l’Europe de l’ONU, le Bureau international du travail (BIT) ou le Fonds monétaire international (FMI) deviennent les piliers institutionnels du gouvernement européen des politiques économiques et sociales (p. 9 ; voir aussi, p. 442).
Troisièmement, « l’Europe du marché » n’est pas la seule logique d’action qui a structuré la fabrique des politiques économiques et sociales par « l’Europe » définie comme l’ensemble des institutions de l’UE et de ses États membres. Au contraire, et c’est la thèse du livre, le gouvernement européen procède de « l’affrontement et de l’hybridation entre différents projets économiques et sociaux » (p. 435). Plus précisément, l’organisation politique du marché en Europe est le produit « d’une combinaison de trois logiques économiques : libérale, sociale et néomercantiliste, correspondant aux trois projets d’Europe, du marché, de la solidarité et de la puissance » (p. 8). L’auteur complète ce triptyque par une quatrième catégorie d’analyse du rapport de l’Europe au marché, qualifiée d’approche « ultralibérale » (p. 16 ; voir tableau 1, p. 26).
On peut ainsi comprendre le titre de l’ouvrage, Europe contre Europe, dans un double sens : « contre » par l’opposition entre des logiques d’action politique antagonistes vis-à-vis du marché ; « contre » par la proximité desdites logiques induite par le jeu d’enchevêtrements voire d’assemblages résultant des compromis et des consensus politiques successifs.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la logique libérale domine le jeu politique européen (p. 446). Cette logique libérale est caractérisée par un interventionnisme limité de la puissance publique vis-à-vis du marché pensé comme le moteur du système. La libre circulation des capitaux, des marchandises et des personnes, la concurrence libre et non faussée et la non-discrimination – principes aux fondements du droit de l’UE – sont en mesure de rendre le marché intérieur efficient, le taux de croissance élevé et les citoyens européens prospèrent. Le fameux arrêt « Cassis de Dijon » de 1979 (p. 88-89 ; 107 ; 323-324 ; 436 ; 443 ; 458 ; 464) incarne cette Europe du marché qui toute dominante qu’elle soit, n’a pas plus été hégémonique dans les années 1970 que dans les années 1990 ou 2010.
À rebours de cette Europe du marché, d’autres acteurs politiques européens défendent une manière différente d’instaurer des politiques économiques et sociales. L’« Europe de la solidarité » insiste sur la responsabilité des gouvernants européens d’établir des mécanismes de soutien aux plus faibles, afin de participer à résorber les inégalités sociales. C’est le cadrage politique qui a abouti, par exemple, à la création des fonds structurels tels que le fonds social européen (FSE) ou le fonds européen de développement régional (FEDER), constitutifs de la politique de cohésion fondée en 1975, mais aussi au programme d’échanges universitaires Erasmus créé en 1987.
Ainsi, l’Europe du marché « contre » l’Europe de la solidarité représente une opposition politique déterminante depuis 1945. Cependant, elle n’épuise pas la réalité historique observée par Warlouzet. En effet, ces deux logiques sont à distinguer de deux autres projets d’Europe : le néomercantilisme et l’ultra-libéralisme.
Les promoteurs de l’approche néomercantiliste insistent sur une forme soutenue d’interventionnisme de la puissance publique européenne les éloignant des tenants de l’Europe du marché. Pour autant, ils n’ambitionnent pas, comme le promeuvent les partisans de l’Europe de la solidarité, de répondre aux problèmes rencontrés par certains groupes sociaux ou certains territoires par le truchement d’une redistribution des richesses produites. « Ni libérale, ni sociale » (p. 447), l’approche néomercantiliste cherche plutôt à établir une politique industrielle par la mise en place de dispositifs normatifs, budgétaires ou institutionnels qui soutiennent les entreprises, principal producteur de richesses.
Cette Europe néomercantiliste est associée à l’idée d’une « Europe puissance » dans la mesure où elle entend répondre aux effets de la concurrence économique et des dépendances politiques extra-européennes, comme l’incarnent les programmes Ariane et Airbus (voir en particulier les chapitres 6 et 7). Warlouzet démontre ainsi que le gouvernement européen des politiques économiques et sociales ne se construit pas seulement par le choix en faveur d’instruments de régulation plus ou moins dirigistes du marché intérieur. Il est aussi déterminé par un rapport variable, plus ou moins autonome, voire protectionniste, vis-à-vis des acteurs externes tels que Boeing, la Chine, les États-Unis, les GAFAM ou la Russie.
À ces inflexions en faveur d’un interventionnisme européen plus marqué, l’auteur observe une dynamique politique qui s’impose aussi à partir des années 1980 et s’accélère dans les années 1990 : l’ultra-libéralisme. L’Allemand Otto Graf Lambsdorff, le Britannique Leon Brittan, ou le Français Alain Madelin (p. 11) incarnent ce quatrième modèle d’Europe. Cette approche ultra-libérale est définie par deux objectifs politiques : libérer le marché de normes contraignantes, économiquement inefficaces, et réduire les ressources dont disposent les États et les institutions de l’UE en s’attaquant, en premier lieu, au démantèlement de l’État-providence.
À Bruxelles, le travail mené par le néerlandais Fritz Bolkstein lors de la révision de la « directive Services » en 2006 est empreint de cette logique d’action. Il en va de même des Brexiters à savoir les acteurs politiques britanniques ayant choisi de défendre la sortie du Royaume-Uni de l’UE lors du référendum de 2016 : l’Union serait non seulement incapable de réguler les flux migratoires, mais aussi trop sociale et contraignante sur le plan économique (p. 437).
Sans s’aventurer dans la formulation d’une liste exhaustive des qualités de l’ouvrage, et afin de compléter les recensions déjà publiées par des historiens et des praticiens [1], je souhaiterais, à partir de mon point de vue de politiste, attirer l’attention de la lectrice sur trois apports d’Europe contre Europe.
D’abord, l’ouvrage « embrasse large » dans le temps (1948-2020) et dans l’espace en analysant, si ce n’est, l’ensemble, du moins une grande partie des politiques publiques dont l’objectif est de réguler ou de libérer le marché : marché intérieur, concurrence, agriculture, commerce, monnaie, environnement, santé, social. En plus d’être plurisectorielle et attentive à l’enchevêtrement de plusieurs temporalités, cette étude rend compte du caractère polyarchique de l’UE par une approche multiscalaire articulant les centres de décision nationaux (Berlin, Londres et Paris) et européens (Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg).
Ensuite, l’auteur ne tombe pas dans la facilité idiosyncrasique de se limiter à la présentation de son riche matériau empirique, en proposant une typologie. Enfin, Warlouzet construit un argument interprétatif original : les politiques économiques et sociales mises en œuvre par l’UE et ses États membres sont gouvernées par une logique libérale de marché qui a ses concurrents (le néomercantilisme et la solidarité) et son prolongement (l’ultra-libéralisme). Pour le dire autrement, l’auteur présente les conditions d’émergence et d’institutionnalisation des quatre mondes de « l’État régulateur [2] » européen sur près de huit décennies. En cela, l’auteur ne contribue pas seulement aux travaux des historiens de l’intégration européenne [3], mais aussi à celles qui soutiennent une approche sociohistorique de l’UE [4].
La recension de ce livre (d’un historien) est une invitation à faire dialoguer histoire et science politique en formulant quatre questionnements (de politistes).
Quelle coalition d’acteurs – caractérisée par quel type d’appartenances sociales, institutionnelles et nationales – travaille à la promotion de quelle Europe ? Le récit ne manque pas d’acteurs individuels, de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron en passant par Konrad Adenauer, Willy Brandt, Walter Hallstein, Margaret Thatcher, etc. (voir le riche index, p. 486-489). L’auteur fait aussi le choix d’utiliser une unité d’analyse macro en évoquant « l’Allemagne », « Paris » ou « l’Union européenne ». Cependant, le lien entre ces acteurs individuels et collectifs et leur préférence pour un type de politiques économiques et sociales demeure un angle mort. Établir des corrélations entre un type d’acteurs x et un type d’Europe x’ – afin d’identifier des constantes dans le temps – pourrait renforcer la portée de la démonstration en reconstituant les coalitions d’acteurs qui se mobilisent plutôt pour une Europe ou « contre » une autre.
Quel est le type de gouvernance – intergouvernementale, supranationale ou différenciée – qui caractérise chaque type d’Europe ? Il y a des développements éclairants (chapitre 2) ayant trait au volet institutionnel de l’UE sans que le critère du type de gouvernance soit intégré à la définition de la typologie (il n’en est pas fait mention, par exemple, dans le tableau 1, p. 26). Si les politiques publiques étudiées sont toutes communautarisées depuis le traité de Lisbonne, sauf la politique industrielle, il n’en a pas toujours été ainsi. L’identification d’un type de gouvernance structurant un modèle de politiques économiques et sociales pourrait compléter la typologie proposée. Le cas échéant, le fait d’affirmer plus directement que le type de gouvernance n’est pas une variable déterminante dans la fabrique des modèles de régulation du marché en Europe serait, en soi, un résultat intéressant, car pour le moins contre-intuitif.
Quelle est la portée de la grille d’analyse proposée ? Si la typologie est convaincante pour l’étude des secteurs d’action publique qui relèvent de la low politics, l’auteur semble laisser une forme d’ambiguïté sur la possibilité et l’ambition de cet outil analytique à étudier les « core state powers [5] » : sécurité, justice, défense, armement, politique étrangère, immigration. Il y a là matière à des échanges fructueux entre historiens et politistes sur les frontières mouvantes du gouvernement européen en fonction des secteurs d’action publique considérés.
Quel est le positionnement théorique de l’auteur ? À l’exception d’une référence directe au néo-institutionnalisme historique de Paul Pierson en conclusion (p. 442) qui lui fait prendre ses distances avec une vision téléologique de l’histoire politique européenne contemporaine imputée à l’approche néo-fonctionnaliste, on dispose de peu de repères. Au regard de la riche bibliographie du livre (p. 455-480) y compris en science politique, on serait tenté de qualifier l’approche de l’auteur d’« éclectique ». Difficile de dire si les résultats de son enquête le conduisent à être plus convaincu par « l’intergouvernementalisme libéral » ou par le « nouvel intergouvernementalisme », par le néo-institutionnalisme historique ou par la sociohistoire de l’action publique, etc. Se positionner plus nettement par rapport aux controverses scientifiques en études européennes pourrait faciliter le travail de cumul des connaissances dans une perspective interdisciplinaire entre les sciences sociales du politique.
Quelques mois avant les élections européennes qui auront lieu le 9 juin 2024 en France, nul doute que lire ou se replonger dans Europe contre Europe apportera des clefs de compréhensions précieuses aux enseignants-chercheurs, aux étudiantes, aux professionnelles, aux citoyens.
par , le 5 février
Samuel B.H. Faure, « Les quatre mondes de l’État régulateur européen », La Vie des idées , 5 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Warlouzet-Europe-contre-Europe
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[1] Geoffrey Maréchal, La Cliothèque, 2022 ; Michel Dumoulin, Histoire, économie et société, 2023, 2, p. 159-161 ; Maxime Lefebvre, Politique étrangère, 2023, 1.
[2] Lola Avril, « Pour une sociohistoire de l’État régulateur européen. Du gouvernement administratif à la régulation judiciarisé de la concurrence (1962-1982) », Revue française de science politique, 2020, 70, 6, p. 773-791.
[3] Aurélie Audry, Emmanuel Mourlon-Druol, Haakon A. Ikonomou et Quentin Jouan, Rethinking European Integration History in Light of Capitalism, Londres, Routledge, 2023.
[4] Pour une revue de la littérature récente : Céleste Bonnamy et Hugo Canihac, « Sociology and the European Union » dans Samuel B. H. Faure et Christian Lequesne (dir.), The Elgar Companion to the European Union, Londres, Edward Elgar, 2023, p. 93-107.
[5] Philipp Genschel et Markus Jachtenfuchs, « The security state in Europe : regulatory or positive ? », Journal of European Public Policy, 2023, 30, 7, p. 1447-457.