L’État de droit et la mesure de la propriété, traduction d’un ouvrage de Jeremy Waldron paru en 2012, est un travail de philosophie du droit à proprement parler. Dans cet ouvrage, le professeur de théorie du droit de la New York University part en effet du cas Lucas v. South Carolina Coastal Council (1992), dans lequel la Cour Suprême des États-Unis a qualifié de quasi-expropriation (on parle de regulatory taking en droit étatsunien), requérant donc compensation, une règlementation environnementale privant certains propriétaires de construire sur des terrains sur la côte californienne. Si les termes du problème traité sont profondément ancrés dans le contexte universitaire étatsunien, la question demeure d’un immense intérêt pour toute démocratie : le respect de l’État de droit exige-t-il que l’on garantisse une protection particulière à la propriété, afin de limiter la portée de l’intervention étatique dans le domaine économique ?
La thèse principale de J. Waldron dans l’ouvrage est double. D’une part, il affirme, négativement, qu’il n’est pas possible de faire de la protection des droits « économiques » une priorité de l’État de droit. D’autre part, positivement, il élargit notre vision de l’État de droit aux vertus intrinsèques de l’activité législatrice, en soulignant que c’est par ses procédures propres, et pas seulement par ses liens avec d’autres idéaux, que la législation incarne le principe de l’État de droit.
Le respect dû au législateur
Si J. Waldron, penseur libéral, considère comme normal que nous exigions « la liberté économique, des marchés libres, et la propriété privée » (p. 165), il s’attache tout au long de l’essai à défendre l’autonomie de l’État de droit (rule of law) contre les tentatives de le réduire à la seule défense de droits dits « économiques », notamment le droit de propriété (p. 66). L’adversaire de J. Waldron est essentiellement Richard Epstein, son collègue à NYU et auteur de Design for liberty. R. Epstein fait partie des opposants à l’interventionnisme étatique dans le domaine économique aux États-Unis, et voit d’un œil sévère l’élargissement progressif, sous l’effet de la jurisprudence, des capacités de l’administration à opérer des « saisies », pour des motifs qu’il juge de plus en plus permissifs. [1]
La thèse principale de J. Waldron est que l’État de droit est un idéal autonome, lié mais non réductible à d’autres idéaux comme la démocratie ou la protection des droits individuels, y compris de propriété. L’association de l’État de droit aux critères formels énumérés par Lon Fuller dans « The Morality of Law », tels que la généralité des droits, leur non-rétroactivité, leur clarté, leur stabilité ou encore leur non-contradiction [2], laisse aussi J. Waldron insatisfait, car il s’agit d’une conception du droit somme toute abstraite. De même, bien qu’il accepte que l’État de droit soit associé à des valeurs comme la liberté, l’égalité ou la dignité (p. 104), J. Waldron trouve cet argument trop générique et s’attache à souligner les vertus spécifiques et positives de la procédure législative.
Quelles sont ces vertus intrinsèques de la législation ? Elles tiennent à sa finalité spécifique, qui est de faire évoluer le droit face à de nouvelles circonstances, et qui requiert discussions, évaluations, enquêtes, commissions, rédactions et corrections, etc. Ainsi, J. Waldron nous invite à voir qu’il y a plus, dans cette « procédure légale régulière », que dans les seuls critères de légitimité qui se concentrent sur le produit de l’activité législative (non-rétroactivité, clarté, non-contradiction, etc.). La législation est légitime parce qu’elle est faite de différentes procédures qui prévoient un temps souvent long pour constater, par l’enquête, par exemple celle d’une commission parlementaire, quels sont les problèmes rencontrés et les solutions à y apporter. Cette procédure permet de prendre en compte les intérêts divers, voire divergents, le tout sous contrôle démocratique. Par exemple, dans le cas de la réglementation environnementale dont il est question, la législation se saisit de la nouveauté que représente le réchauffement climatique et les externalités causées par l’accumulation des comportements individuels. Ainsi, bien qu’il faille des règles claires pour que « l’économie de marché » puisse fonctionner (p. 126), il est impossible de donner comme seule mission à l’État de droit de « préserver la valeur de chaque propriété » (p. 126) contre tout changement législatif.
L’habileté du propos de J. Waldron tient à ce qu’il partage ici le point de départ de ses adversaires. Pour soutenir que l’État de droit requiert la protection de la propriété, ces derniers invoquent en effet les Cinquième et Quatorzième amendements de la Constitution des États-Unis : ces amendements consacrent la protection de la liberté et de la propriété individuelle qui, selon le Cinquième amendement, ne peuvent être ôtés aux individus sans procédure légale régulière (due process, traduit dans l’ouvrage par « procédure dûment légale », p. 162). Ce même amendement n’autorise les saisies de biens privés que dans « l’intérêt public » et avec une « juste immunité ». Là où d’autres voient surtout dans cet amendement une protection particulière due à la propriété, J. Waldron insiste sur l’autre pan : les confiscations sont possibles, à condition que la procédure soit respectée.
Contre la naturalisation des droits de propriété
Afin de soutenir sa thèse, J. Waldron réfute une série d’arguments, empruntés à Locke, qui ou bien naturalisent la propriété pour l’opposer à l’intrusion du législateur, ou bien font de la protection de la propriété individuelle un devoir positif de l’État, en opposant ce dernier à l’activité législatrice. Il voit dans cette tentative néo-lockienne un « échec » (p. 86), du fait de tensions irréconciliables.
Même s’il existait un droit « naturel » de propriété, quel qu’en soit le fondement, il est en effet nécessaire d’adapter ses formes spécifiques à des circonstances particulières. Or, soutient J. Waldron, une fois que l’on est dans le domaine du droit positif, le droit, y compris un droit privé comme celui de la propriété, est construit, de bout en bout, « par l’État (…) dans l’intérêt du public » (p. 82). En d’autres termes, le contenu du droit de propriété, même s’il existait comme « droit naturel », est suffisamment indéterminé pour qu’il n’oppose pas de « limite substantielle » (p. 89) à l’action du législateur.
J. Waldron réfute aussi la version historiciste de cet argument, portée par R. Epstein, selon laquelle le législateur et l’État seraient intervenus, de l’extérieur, sur des droits et coutumes préexistants, pour réguler l’appropriation individuelle des ressources. Dans cette version de l’argument, des droits de propriété qui « viennent d’en bas » (p. 77) s’opposeraient aux volontés de l’État souverain, acteur arrivé tardivement dans l’histoire juridique des sociétés. À cet argument vient se mêler celui de la préséance des principes juridiques de la common law sur l’activité législatrice (p. 75). Les premiers seraient le fruit d’une lente évolution pragmatique, centrée sur le développement progressif et cumulatif des droits privés, par opposition à une législation volontariste et réformiste.
À cette version historiciste, J. Waldron oppose une anecdote qui vient en limiter la portée : invité à donner une conférence sur la primauté du droit individuel de propriété sur l’État chez Locke par une association de fermiers néo-zélandais qui cherchaient à faire valoir leur cause auprès du gouvernement (p. 80-82), il choisit d’insister, lors de sa conférence, sur l’histoire coloniale et les multiples interventions de l’État néo-zélandais, pour souligner la solution de continuité entre les droits coutumiers des tribus aborigènes et les droits des fermiers individuels contemporains. La conclusion s’impose : il faut reconnaître que « la propriété et la gestion [des ressources] se situent alors au niveau de la tribu et donc au niveau politique et non pas individuel » (p. 81). Cette remarque permet à J. Waldron, au passage, de réaffirmer que l’activité législatrice a ses propres fins et mérite autant de respect que la common law, qui est tout autant une construction juridique et politique que la législation et l’État. Aucun des deux ne peut donc prétendre être davantage liée à une source prétendue « coutumière » du droit, ancrée dans les pratiques. Il en conclut aussi que l’on ne peut pas nier que le droit privé ait été façonné par la sphère publique et politique.
Une réduction du social à l’étatique, de l’informel au juridique ?
Nous nous rangeons du côté de Waldron pour dire que l’activité législatrice a ses propres fins et mérite autant de respect que la common law dont l’histoire est tout aussi ponctuée par les erreurs et les imperfections que celle des lois votées par le Congrès étatsunien. Néanmoins, tout en partageant sa méfiance vis-à-vis de toute romantisation de la common law, on peut remarquer que Waldron emprunte de trop nombreux raccourcis lorsqu’il s’efforce de gommer la distinction entre droit public et droit privé pour défendre l’idée d’une construction du droit de propriété par la législation (p. 82-83).
La propriété telle que nous la connaissons est effectivement construite juridiquement. Le droit, y compris privé, n’est pas indépendant des processus politiques. Cependant, Waldron semble commettre deux erreurs évitables pour arriver à cette conclusion : d’une part, le caractère elliptique de son propos laisse à penser qu’il réduit le social au public et à l’étatique, et que le droit privé n’a pas de logique autonome. D’autre part, il paraît rejeter la possibilité même de l’existence de droits et coutumes informels garantissant l’appropriation individuelle des ressources.
Certes, les droits informels acquis à ce stade le sont naturellement au sein de groupes sociaux. Néanmoins, si la tribu est bien le lieu de la gestion collective des ressources, pourquoi opposer ici l’individuel ou collectif, et passer aussi vite du collectif au « politique » (p. 81) ? Si le groupe permet de gérer les ressources, c’est bien pour éviter des conflits interindividuels. Aussi, J. Waldron semble presque nier qu’il a toujours existé et existe encore des modes non étatiques de régulation de l’exploitation des ressources. Les « communs » par Elinor Ostrom en sont un bon exemple [3]. La conséquence de ce glissement n’est pas innocente : J. Waldron ne saurait ignorer que ses adversaires, Richard Epstein le premier, utilisent l’argument des systèmes non-étatiques de régulation de l’exploitation des ressources pour défendre le pré carré de la propriété.
État de droit, intérêts et autonomie
Ce débat mis à part, reste-il des arguments non naturalistes pour conserver un lien intime entre l’État de droit et la protection des libertés économiques, et notamment de la propriété individuelle ? J. Waldron analyse celui qui fait de la stabilité des lois un élément essentiel pour l’autonomie des individus. L’autonomie pouvant se comprendre comme la capacité de planifier « en tenant compte des exigences des lois existantes » (p. 106), la propriété, parce qu’elle est essentielle pour planifier sur le long terme, apparaît comme ce qui permet aux individus d’exercer leur jugement de manière autonome pour agir dans le monde (p. 104-105).
Dans le but de minorer l’importance de la propriété pour l’autonomie, J. Waldron développe deux arguments. Premièrement, les intérêts et les attentes que le droit protège, y compris ceux des propriétaires, sont multiples et s’entre-limitent. Partant de la définition de la propriété par Bentham, comme ce qui protège mes intérêts en me permettant de « faire des anticipations » (p. 108), J. Waldron rappelle par exemple que le droit protège aussi les intérêts des locataires ou encore le droit d’accès des promeneurs à une plage, le tout contre les intérêts du propriétaire « privé ».
Deuxièmement, J. Waldron s’appuie sur Hayek (p. 115) pour rappeler que d’autres droits permettent aux individus d’être autonomes. Par exemple, le droit des contrats nous permet d’user de la propriété d’autrui, voire de le posséder temporairement (par exemple, un locataire a des droits de « possession » et d’usage). Or, cette capacité constitue largement notre autonomie, et ne requiert pas que nous soyons pleins propriétaires.
Néanmoins, J. Waldron fragilise son propre argument (p. 116) en citant l’affaire Goldberg v. Kelly (1969), qui statue que les aides sociales garanties par l’État ne sont pas de simples privilèges révocables, mais bien des « intérêts » qui doivent être garantis aux individus comme des droits de propriété (« entitlements »). Ces intérêts ne peuvent donc, selon le Quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis, être retirés qu’en respectant le « due process ». Ainsi, la protection de droits que l’on dirait « sociaux » est vue par la Cour Suprême comme assurée par leur inclusion dans les intérêts « propriétaires » (proprietary interests) à garantir en tant que tels, ce qui devrait conduire a minima à une certaine prudence.
Reprenons les exemples de Waldron : si les intérêts des locataires sont protégés, c’est souvent au nom de la garantie de différents droits qui sont des éléments essentiels du faisceau des droits du propriétaire, comme les droits d’usage ou d’exclusion, ou encore ce que l’on appelle les possessory interests en droit de la common law, qui donnent à l’individu le contrôle d’un bien sans nécessairement en être le propriétaire. De même, on garantit l’accès et l’usage du bord de plage aux habitants d’une localité par des formes de servitudes imposées aux propriétaires. En d’autres termes, on pourrait renverser les arguments de J. Waldron pour maximiser plutôt que minimiser l’importance de la propriété dans la protection de l’autonomie, en montrant comment la défense des intérêts individuels autant que collectifs – et non « privés » – passe par la façon dont on structure la propriété en fonction des intérêts à faire valoir.
Qui plus est, J. Waldron a pris dans l’ouvrage le parti de se concentrer sur la thèse qui affirme l’existence d’un lien positif entre propriété individuelle et État de droit. Une version négative de cette thèse (p. 72), qui est avant tout préoccupée par l’arbitraire de l’action de l’État, et pas seulement de celle du législateur, est aussi défendue par quelqu’un comme R. Epstein, comme J. Waldron le reconnaît.
Or, en avoir conscience permet de prendre du recul sur l’ouvrage. En effet, J. Waldron se concentre sur le cas Lucas, où la Cour Suprême a bloqué une réglementation environnementale. Le choix de ce cas peut être vu comme une manière d’emporter plus facilement l’adhésion du lecteur que s’il avait choisi de discuter un cas comme Kelo v. New London (2005), aussi décrié par R. Epstein, où la Cour Suprême a validé une série d’expropriations qui transféraient des biens de propriétaires privés à d’autres propriétaires privés, ici des promoteurs immobiliers, en raison des bénéfices économiques escomptés par ces derniers. La notion de bien public, autrefois plus limitée, s’en est trouvée élargie de façon perturbante. Citons encore les ordonnances de zonage, utilisées jusqu’à des dates récentes par les municipalités étatsuniennes à des fins discriminatoires [4], permettant, couplées aux expropriations, la destruction de quartiers historiquement noirs, et la protection de quartiers pavillonnaires à majorité blanche.
La démarche de J. Waldron est somme toute compréhensible dans le débat étatsunien d’où elle émerge. Réagir à l’affirmation d’un lien essentiel entre État de droit et propriété le force visiblement à exagérer, en retour, leur séparation. Toutefois, il reste envisageable que la propriété entretienne avec l’État de droit un lien privilégié, quoique non exclusif, et ce bien au-delà de la propriété privée « absolue ».
Jeremy Waldron, L’État de droit et la mesure de la propriété, Hermann, 2022. Traduit et présenté par Jean-Fabien Spitz. 172 p., 32 €.