La photographie documentaire et sociale n’est pas née avec la Guerre d’Espagne. L’exposition qui se tient au Centre Pompidou du 7 novembre 2018 au 4 février 2019 éclaire les pratiques des amateurs et des professionnels qui – souvent en marge du Parti – ont mis dès la fin des années 1920 leur appareil au service des luttes. Elle donne à voir cette avant-garde dans toute sa radicalité.
Christian Joschke, maître de conférences à l’Université Paris Nanterre depuis 2014 et chargé de cours à l’université de Genève, est notamment l’auteur du livre Les yeux de la Nation. Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II (1888-1914), Dijon, Presses du réel, 2013. Avec Olivier Lugon, il a fondé aux éditions Macula la revue Transbordeur. Photographie histoire société, et codirige la collection « Transbordeur » chez le même éditeur.
L’exposition « Photographie, arme de classe » organisée par Damarice Amao (assistante de conservation au cabinet photo du Centre Pompidou), Florian Ebner (chef du cabinet photo au Centre Pompidou, où il est conservateur), et Christian Joschke (commissaire scientifique), présente un aspect peu connu de la photographie documentaire et sociale des années 1930 en France.
Conçue principalement à partir de la collection Christian Bouqueret et du fonds Eli Lotar au Musée national d’art moderne, elle met en regard une riche documentation de photos et de presse illustrée empruntée à des fonds privés et publics. Entre propagande et poésie, pratique professionnelle et amateur, elle donne à voir comment s’est instituée – souvent en marge du Parti, dans les cercles militants, les syndicats et les organisations culturelles – une « éthique de l’image partagée » qui marque l’entrée dans un nouvel âge de la modernité photographique.
Christian Joschke a dirigé, avec Damarice Amao & Florian Ebner, le catalogue de l’exposition : Photographie, arme de classe. Photographie sociale et documentaire en France, 1928 -1936. Éditions Textuel, en coédition avec le Centre Pompidou. 304 p., 49 €.
La Vie des idées : L’exposition Photographie, arme de classe actuellement présentée au Centre Pompidou est sous-titrée La photographie sociale et documentaire en France (1928-1936). Henri Cartier-Bresson, Pierre Jamet, Germaine Krull, Willy Ronis, Chim et d’autres, qu’on y retrouve, sont connus pour leurs vues de la France sous le Front Populaire. Or l’exposition aborde la période qui précède. Pourquoi ce découpage chronologique ?
Christian Joschke : L’exposition, dont le catalogue est signé par Damarice Amao, Florian Ebner et moi-même, est le résultat d’une recherche associant l’université Paris Nanterre et le Centre Pompidou sous l’égide du LabEx Arts H2H. L’objectif était à l’origine de travailler sur deux réseaux de photographes : d’une part la « Section photo » de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires, fondée par Paul Vaillant-Couturier en 1932) ; d’autre part les Amateurs photographes ouvriers, une organisation jusqu’alors assez inconnue des historiens, regroupant des photographes anonymes. Nous souhaitions ainsi remettre en contexte une partie de la collection du Musée national d’Art moderne (MNAM), notamment le fonds Christian Bouqueret, qui constitue un ensemble de presque 7000 tirages acquis par le Centre Pompidou en 2011. Beaucoup de ces tirages portent sur des thématiques qu’on qualifiait de « documentaires et sociales », sans vraiment savoir ce que ces adjectifs recouvrent. Or, comme nous l’avons nous-mêmes découvert, nombre des photographes en question étaient actifs dans des organisations politiques de gauche, travaillaient pour des journaux illustrés communistes, étaient membres de groupes d’agit-prop. Les adjectifs « documentaire » et « sociale » ont ainsi gagné en précision, à mesure qu’on saisissait la teneur anticapitaliste de ces documents. On est loin de l’image édulcorée de ce qui sera qualifié de « photographie humaniste » dans les années 1950.
C’est ainsi que la période chronologique s’est imposée à nous. Il s’agissait de mettre l’accent sur un moment de transition, entre la fin des années 1920 et l’élection du Front Populaire. 1928 marque la création de deux illustrés, VUet Regards, qui ont considérablement transformé la culture visuelle de gauche, en important un style moderne – c’est le cas de VU– et en proposant d’autres modes d’approvisionnement en images, notamment par le recours aux photographes amateurs, pour éviter la dépendance vis-à-vis des agences « bourgeoises » – c’est le cas de Regards. La date qui vient clore notre sélection, 1936, est certes très politique. Avec l’élection du Front Populaire, la plupart des organisations culturelles de gauche sont transformées, le gouvernement leur donnant un rôle déterminant – l’AEAR devient par exemple la « Maison de la culture ». Mais 1936 est aussi une date importante pour la photographie : c’est le moment d’une institutionnalisation du métier de photojournaliste indépendant, donc d’une certaine professionnalisation. On a en tête les reportages sur la guerre d’Espagne, l’imagerie des congés payés, etc. Ce qui apparaît avant ce moment, c’est un regard plus expérimental, où les amateurs alimentent les magazines au même titre que les professionnels. L’ensemble est aussi plus militant.
La Vie des idées : L’exposition porte sur la France. Elle s’ouvre pourtant sur un cartel qui replace la pratique documentaire et militante dans le cadre d’une « internationale photographique », et le parcours ne cesse de souligner les transferts culturels à l’œuvre, en amont comme en aval de la période considérée. Les circulations entre la France et l’URSS, l’Espagne, le Mexique, l’Angleterre, les États-Unis et bien d’autres pays sont évoquées. La mise en espace souligne surtout la reprise des innovations venues d’Allemagne. Que, dans l’entre-deux-guerres, l’Allemagne reste un modèle artistique et technique pour la France n’a-t-il pas de quoi surprendre ?
Christian Joschke : L’Allemagne joue en effet un rôle important dans la construction d’une culture visuelle en France pendant les années 1920 et 1930. D’abord en raison de son dynamisme en matière photographique. C’est le pays de la modernité, avec les mouvements comme la « Nouvelle vision » ou la « Nouvelle objectivité ». C’est aussi le pays du photoreportage. De nombreux photographes exposés ici ont appris la photographie en Allemagne : Chim et René Zuber ont fait l’école de Leipzig, Robert Capa a travaillé chez Dephot à Berlin, sans parler de Germaine Krull ou de Gisèle Freund...
L’influence allemande s’impose aussi de manière spécifique dans le cas de la presse illustrée communiste. Nos Regards. Illustré mondial du travail est fondé en 1928 par Lilly Corpus, la rédactrice en chef du célèbre magazine allemand Arbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ), et Babette Gross, la directrice des éditions Neuer Deutscher Verlag, toutes deux étroitement liées au Secours ouvrier international fondé par Willi Münzenberg en 1921. Ces deux femmes passent quelques mois à Paris pour mettre sur pied le nouvel illustré communiste français sur le modèle de l’AIZ. Ce qui se joue ici, c’est l’importation d’une culture de la presse illustrée allemande, qui est connue dans le monde entier – plus tard, elle inspirera la presse américaine – et une culture spécifique de l’agit-prop, qui passe par le théâtre, le photomontage, le cinéma, les expositions et les publications de tracts illustrés.
Il ne faut cependant pas négliger certaines spécificités françaises. L’une tient à la proximité avec les intellectuels engagés dans l’AEAR. Les photographes de la section photo de l’AEAR sont parrainés par des écrivains comme Paul Vaillant-Couturier ou Louis Aragon, qui est le président de la section photo (dont Eli Lotar est secrétaire), ou par un critique de cinéma comme Léon Moussinac. Une autre spécificité tient à l’influence du surréalisme. Certes, il est officiellement banni par l’AEAR au nom de la défense du réalisme, mais dans la pratique photographique, on en trouve certaines réminiscences. André Kertész, Jacques-André Boiffard, Brassaï ont été, chacun à leur manière, proches de ce mouvement.
La Vie des idées : Beaucoup des documents exposés sont d’ailleurs l’œuvre d’artistes touche-à-tout, passant du théâtre à la photographie, à la littérature et au cinéma – des écrivains, notamment (André Breton, Eugène Dabit, Pierre Marc Orlan, André Malraux – pour n’en citer que quelques-uns). Versent-ils tous dans la propagande ? Quelle place tiennent dans l’exposition la poésie et l’humour ?
Christian Joschke : L’exemple le plus frappant de ce passage du théâtre à la photographie et au photomontage est le groupe Octobre, créé au sein de la Fédération du Théâtre Ouvrier de France par Lou Tchimoukov (Louis Bonin de son vrai nom), les frères Pierre et Jacques Prévert, Jacques-André Boiffard, Brunius, Sylvia Bataille et bien d’autres. Lou Tchimoukov écrit des textes de théâtre d’agit-prop, notamment un texte sur le procès de Scottsboro (Alabama), médiatisé dans le monde entier par le Secours ouvrier international, où neuf jeunes afro-américains sont accusés sans preuve d’avoir violé deux femmes blanches ; huit d’entre eux seront condamnés à la chaise électrique. Tchimoukov réalise par ailleurs des photomontages pour Communiste !, un supplément illustré de L’Humanité. Jacques-André Boiffard est lui aussi une figure de cette pratique croisée des arts du spectacle et de la photographie. On connaissait bien ses photographies surréalistes, mais il est aussi actif dans le théâtre d’agit-prop.
L’humour, la satire, comme la poésie, sont décisifs dans ce contexte. Le photomontage en est un des principaux vecteurs. John Heartfield, qui connaît en 1935 une éclatante réception en France, est un modèle salué par Aragon. Il produit des photomontages grinçants attaquant le capitalisme et le nazisme. Le sapin de Noël aux branches recourbées en forme de croix gammée est montré à l’exposition « Documents de la vie sociale » (1935). Son Goering incendiaire fait la une de Regards la même année.
La Vie des idées : D’autres types de circulations sont mises au jour : dans sa présentation, l’exposition est très attentive aux supports et à la manière dont un même « motif » peut circuler de la photographie studio à la publicité, au livre relié, à la carte postale ou au tract… Est-ce parce qu’on associe spontanément la photographie « de classe » au travail qu’il était important pour vous de donner à voir la fabrique de l’image ?
Christian Joschke : Un des atouts de l’exposition est de montrer la photographie en rapport avec ses usages dans l’affiche et dans la presse illustrée. Elle fait une place à des figures souvent négligées de l’histoire de l’art : les « graphistes », les éditeurs, les photo-monteurs. Jean Carlu, qui a créé en 1932 l’Office de propagande graphique pour la paix, est l’auteur de nombreux montages et d’une affiche pacifiste célèbre, Pour le désarmement des nations, à laquelle est ici consacrée une vitrine. On y voit comment il utilise les clichés d’André Vigneau, photographe de plateau de cinéma, pour composer le motif de la mère et de l’enfant sous la menace des bombes. Maximilien Vox, célèbre graphiste au parcours politique sinueux, travaille dans les années 1930 pour L’Humanité, et publie en 1930 avec Carlo Rim Tout est foutu, une brochure satirique faite de photographies juxtaposées et de photomontages. Quant à Alexandre Libermann, qui deviendra célèbre aux États-Unis après la guerre, il est directeur artistique puis rédacteur en chef de VU. Les images circulent en effet d’un support à l’autre et s’inscrivent dans une chaîne graphique complexe. La grande innovation est alors la technique de l’héliogravure ou rotogravure, qui permet à des magazines comme VUou comme Regards de monter sur transparent l’image et le texte simultanément. Cette pratique de l’illustré suppose d’avoir accès à d’importantes masses d’images. C’est le rôle des agences de presse, mais aussi dans le cas de Regards et de L’Humanité, des amateurs photographes ouvriers, sorte de correspondants bénévoles chargés de documenter le terrain des luttes sociales négligées par les agences.
La Vie des idées : Une part des représentations exposées, qui possédaient dans l’entre-deux-guerres une valeur subversive, sont entrées dans l’imagerie : qu’on songe aux cafés parisiens et aux bals populaires saisis par Ilya Ehrenbourg, ou à certaines photographies de Robert Doisneau sur les classes populaires d’antan… La « photographie qui accuse » (pour reprendre une formule de René Crevel, structurante dans le parcours de l’exposition) s’est-elle affadie ? Ou la séparation entre social et pittoresque, sur laquelle joue la mise en scène adoptée au Centre Pompidou, est-elle moins nette qu’il n’y paraît ?
Christian Joschke : Ce basculement du pittoresque au social, auquel est consacrée une section de l’exposition, est une autre spécificité de la scène française. Si l’on observe les chiffonniers, les ouvriers dormant sur les quais de Seine, les clochards, on perçoit comment la photographie du « peuple de Paris », dont les motifs remontent au XIXe siècle – on pense à Hugo, aux « cris de Paris » de Carle Vernet, aux « petits métiers » d’Eugène Atget – sont repris dans un sens plus radicalement politique. Ilya Ehrenbourg, qui vient régulièrement à Paris depuis les années 1910, est sensible à ces thèmes. Il publie en 1930 un livre intitulé Mon Paris (мой париж), dont Regards donne à lire les bonnes feuilles. L’exposition présente le livre et une vidéo du feuilletage pour montrer sa mise en page intérieure. Le livre est effectivement découpé en « motifs » (cafés, fleuristes, clochards, etc.) et se présente comme une série de « choses vues ». Il est mis en page par El Lissitzky et illustré des photographies d’Ehrenbourg, en caméra cachée dans la rue. Quand on les compare aux photographies d’Atget, on constate une proximité. Il y a là, dans le peuple pittoresque, un fond culturel et littéraire proprement parisien qui trouve un nouvel emploi dans la critique radicale du capitalisme. Ce n’est que plus tard, dans les années 1950, à la faveur d’un essor de la « photographie humaniste », que ces motifs sont à nouveau dépolitisés.
La Vie des idées : La culture militante n’a-t-elle pas elle aussi contribué à mythifier certaines représentations, et en un sens à les vider de leur efficacité révolutionnaire ? On se le demande, à la manière dont se perpétuent les représentations de la Commune ou du pèlerinage au Mur des Fédérés…
Christian Joschke : La culture militante des années 1930 contribue à consolider un corpus d’images photographiques certes connues, mais pas revendiquées comme appartenant pleinement à la gauche. C’est le cas des photographies de la Commune. L’exposition « Documents de la vie sociale » de 1935 présentait, en plus des images documentaires contemporaines, une partie de la collection historique de l’artiste André Dignimont. Il avait collecté des photographies de la Commune de Paris, notamment les portraits-cartes réalisés par Eugène Appert à la prison de Versailles. La référence à la Commune fait l’objet d’un numéro spécial illustré de L’Humanité, où l’on retrouve ces images. La photographie a également permis de mettre l’accent sur la théâtralité des mouvements de masse, comme les rassemblements au Mur des fédérés. Le motif du poing levé, inventé par John Heartfield comme signe du Roter Frontkämpferbund (l’Union des combattants du Front rouge, une organisation antifasciste), se diffuse en France – nous présentons la reprise du montage d’Heartfield dans une brochure intitulée Scène rouge – et, en 1934, devient le symbole du Front populaire. Je ne crois pas que cette mythification des symboles de l’identité politique les ait vidés de leur efficacité révolutionnaire. Il faut plutôt inverser la relation de causalité. La politique des symboles est née de l’échec de la révolution spartakiste et d’une volonté de rallier les masses. Au milieu des années 1920, sous l’impulsion du Komintern, différents organismes communistes comme la VOKS d’Olga Kameneva, le SOI de Willi Münzenberg ainsi que les partis nationaux se sont mis à développer des actions en direction d’un large public. Le théâtre, la presse illustrée et le cinéma avaient pour objectif de préparer « la classe ouvrière et la petite bourgeoisie » à la « révolution mondiale ». Leur mise en œuvre devait s’inscrire dans le moyen terme, et l’on parlait alors de marquer une pause dans le mouvement révolutionnaire, afin de combattre ce que Lénine appelait la « maladie infantile du communisme » : la révolution mal préparée. Ces représentations se situent donc paradoxalement entre deux moments. Elles marquent à la fois l’échec de la révolution passée et l’espoir d’une révolution à venir.
La Vie des idées : Du portrait de Louise Michel aux anonymes du numéro spécial « Tiens, c’est moi… », daté de 1936, les femmes imposent leur présence. De part et d’autre de l’objectif, quelle contribution ont-elles apportée à l’avant-garde photographique ?
Christian Joschke : Le féminisme joue un rôle notable dans l’iconographie et dans les publications de presse. On pense à l’illustré Femmes dans l’action mondiale, au travail des femmes documenté par Nora Dumas dans les campagnes. On pense aussi à Clara Zetkin en Allemagne ou à Dolores Ibarruri – La Pasionaria –, dont les portraits sont très diffusés. Mais le féminisme est progressivement mis au second plan de l’action politique et de l’imagerie. Dans Regards, le discours émancipateur cède la place à des images plus traditionnelles, qui présentent la vie domestique des femmes. À partir de 1936, Regards publie une rubrique intitulée « La femme, le foyer, l’enfant » signée Lulu Jourdan, où est notamment commentée – et approuvée – la décision de Staline d’interdire l’avortement.
Il y a dans cette question un autre aspect que j’aimerais souligner. Dans les années 1930, le métier de photographe est assez ouvert aux femmes. On compte parmi les photographes de l’exposition Germaine Krull, Gisèle Freund, Nora Dumas. Charlotte Perriand – qui n’est pas photographe – réalise d’importants photomontages. Il faut ajouter d’autres photographes comme Gerda Taro, Loré Krüger, Florence Henri, etc. Les choses changeront radicalement dans les années 1940 à 1960, où le métier devient majoritairement masculin.
La Vie des idées : Le collectif Sexe, race et colonies, récemment paru aux éditions de La Découverte, a provoqué un tollé. En cause, notamment, une série d’images de « l’Autre » colonisé, jugées dégradantes. Photographie, arme de classe, consacre une séquence à la domination coloniale, notamment à travers une vitrine qui présente la Negro Anthology de Nancy Cunard, et des photomontages inédits de Fabien Loris, lequel découpe et monte des représentations « exotiques ». Leur tonalité critique est finalement assez peu perceptible. Comment juger, en matière d’art visuel, où commence la dénonciation ?
Christian Joschke : Toutes les images relatives aux colonies dans cette exposition dénoncent le système colonial, à l’exception d’une page de Regards qui présente la photographie d’une Tahitienne par Pierre Verger, qui joue en effet sur l’imaginaire colonial. Cette image est juxtaposée avec les photomontages de Fabien Loris, membre du groupe Octobre, qui voyage dans le Haut Atlas et documente les massacres qui y sont perpétrés par les troupes françaises. Loris reprend et détourne les photographies ambiguës de Pierre Verger. Son regard est critique, parfois mélancolique, mais jamais colonial. Le but de cette juxtaposition est de montrer le contraste entre une certaine compromission du magazine Regards face à l’imagerie « exotique » et la charge des militants et des surréalistes contre l’exposition coloniale de 1931.
La Vie des idées : Si certaines images, pour frappantes qu’elles soient, sont devenues désuètes – ce qui renforce leur puissance documentaire (c’est le cas des photographies, affiches et autres illustrations mettant en scène la peur de la guerre à travers des personnages portant un masque à gaz) –, d’autres sont saisissantes d’actualité (celles qui, dès 1933, engagent au « désarmement des jouets » par exemple). Plus que jamais, nous sommes également sensibles à cette recherche d’un mode d’information qui contourne les agences de presse et les nouvelles officielles, et privilégie la pratique amateur, au plus près du terrain. Quelles leçons pouvons-nous tirer du passé ? Quelles « armes » restent à notre disposition ?
Christian Joschke : Ce que cette exposition montre, c’est que la culture visuelle militante est née d’une critique du médium, une critique de la photographie et de son économie – notamment des agences de presse. Le texte d’Henri Tracol, à qui l’exposition emprunte son titre « Photographie, arme de classe », part ainsi d’une critique de la fausse objectivité des images techniques, de l’« armistice consenti par le lecteur » devant le « document » photographique. Or, écrit-il en substance, toute image présente un point de vue sur le monde et il ne tient qu’aux ouvriers d’opposer aux représentations bourgeoises du monde une représentation reflétant le point de vue des prolétaires. Les photographies de la série « Le désarmement des jouets » sont faites par le même Henri Tracol, et dénoncent l’esprit militariste qui s’offre aux enfants par le truchement des jouets et autres figurines. Le titre de la conférence de René Crevel prononcée en 1935, « La photographie qui accuse », explicite la portée critique des images qui montrent le fascisme, la guerre, les injustices sociales.
Mais il est important de souligner que toute critique par l’image doit passer par une critique des images. Cette idée sera massivement reprise dans les années 1970 par l’école de San Diego – en particulier Allan Sekula et Marta Rosler – ou encore, en France, dans le cinéma, avec Chris Marker et Jean-Luc Godard. Aujourd’hui, la situation est certes différente, mais on observe une semblable révolution médiatique et un mouvement analogue de critique de la fabrique de l’information visuelle. Cette critique s’accompagne d’un désir d’utiliser les images partagées à des fins politiques. L’exposition fait écho à la situation contemporaine.
Sarah Al-Matary, « Voir rouge. Entretien avec Christian Joschke »,
La Vie des idées
, 7 décembre 2018.
ISSN : 2105-3030.
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