En étudiant la dimension rituelle de l’exécution capitale en France, censée concourir à l’édification de toute la société, Anne Carol fait saigner les archives. Elle montre que la justice a longtemps été un théâtre d’effroi.
En étudiant la dimension rituelle de l’exécution capitale en France, censée concourir à l’édification de toute la société, Anne Carol fait saigner les archives. Elle montre que la justice a longtemps été un théâtre d’effroi.
Même si la plupart d’entre nous ont une idée de l’apparence de la guillotine, il n’est pas inutile d’en rappeler le fonctionnement. Le principe en est simple : il s’agit de faire tomber d’une hauteur suffisante la lame lestée d’un poids (le « mouton ») sur la nuque d’un condamné. […] Au moment où la lame tombe, il doit être allongé sur le ventre, la nuque à l’aplomb du couperet, bien dégagée et immobilisée. […] Le long de la bascule est disposé un panier d’osier pour recueillir le corps, et devant la lunette, un récipient reçoit la tête tranchée. (p. 56-57)
Il est aujourd’hui difficile de croire que la justice ait longtemps choisi d’éliminer le corps, l’âme, et les crimes des condamnés à mort : tout bonnement dans un panier. Anne Carol vient nous le rappeler avec force détails et analyses, dans Au pied de l’échafaud. En 2003, dans L’Expérience capitale. Une mort donnée en spectacle XVIe-XXe siècles, elle décrivait l’exécution comme une « peine éliminatrice » et expliquait qu’il était un acte social d’« exclusion définitive de la société d’individus reconnus incorrigibles et dangereux ».
Dans Au pied de l’échafaud, l’exécution capitale est envisagée dans sa dimension rituelle, qui concourt à l’édification morale de toute la société, par répercussion psychologique. Mais elle l’est aussi, voire surtout, dans sa dimension proprement pragmatique : Anne Carol en décompose les usages, en suit minutieusement le cours, aux côtés de ses acteurs, pour approcher sa réalité sensible, de manière à en faire percevoir sa durée, son tempo, ses moments critiques. Elle restitue ainsi la complexité des déplacements, des manipulations, des tensions et des épreuves physiques que l’exécution comporte, en évalue les implications corporelles et émotionnelles pour les protagonistes. Aucun des moments que traverse le condamné n’est épargné au lecteur, l’objectif étant de partager l’« expérience humaine paroxysmique » que constitue l’exécution.
Parmi les nombreux ouvrages abordant le sujet dans ses dimensions institutionnelles et éthiques — et ayant choisi le même parti pris méthodologique, le témoignage direct de témoins administratifs et policiers — citons, pour la finesse autonymique de son titre, La Vie des hommes infâmes (1977) de Michel Foucault, petit précis d’« infamies » humaines que l’administration vient constater, homologuer et évincer d’un revers de rapport de police, comme si blâme et inculpation équivalaient à sortie de crise.
Contrairement à Michel Foucault, Anne Carol n’aurait pas pu inscrire en épigraphe de son livre « Ceci n’est point un livre d’histoire ». Les deux ouvrages partagent les mêmes caractéristiques formelles : il s’agit d’exposer et de commenter une source administrative éprouvante, composée d’une série de rapports produits par les procureurs en charge de l’exécution, conservés aux Archives nationales.
C’est une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots.
Anne Carol fait saigner les archives en en extrayant un matériau ignoble : la description de ces exécutions qui suent la panique ou la révolte des condamnés, leur résignation contrainte ou leur anéantissement moral face à l’iniquité d’une pratique dont on a peine à croire qu’elle ait pu perdurer en France jusque dans les années 1970.
Parmi les témoins a minima de l’exécution, l’exécuteur, le procureur et son greffier, qui lit l’arrêt de la condamnation devant la guillotine, un ministre du culte (depuis 1397, les condamnés en étant auparavant privés pour aggraver leur châtiment), l’avocat à partir des années 1880. L’évolution de la présence de tous ces acteurs et les modalités de cette présence sont soigneusement analysées par Anne Carol, à travers les témoignages écrits des intéressés ou proches collaborateurs, qui montrent que l’exécution est toujours éprouvante pour tous ses assistants directs.
Pour que la peine soit administrée là où sa puissance édifiante puisse apparaître comme maximale, l’exécution a souvent lieu sur la place principale d’une ville ou d’un village (place de la Grève, actuelle place de l’Hôtel de Ville à Paris jusqu’en 1932, époque à laquelle on commence à préférer la périphérie) : la foule fait partie du dispositif. Mais
parfois, ce n’est pas le condamné qui draine un public important, mais un événement extérieur : à Paris, pendant l’Exposition universelle de 1889, l’agence de voyage Cook intègre à son circuit la double exécution d’Allorto et Sellier. (p. 51)
La justice est un théâtre et longtemps, son public est délibérément acteur.
Longtemps, logiques religieuse (le repentir avant le coup fatal) et judiciaire (l’exécution comme sanction sociale) étaient étroitement entremêlées : il importait que le condamné ressente des émotions (aveu du crime et de la culpabilité, expression de regret, espoir d’une rédemption) et qu’il les extériorise. En ce sens, il sert la société à laquelle il expose la mise en scène de sa mort. Pour que le rituel gagne en efficacité, le condamné « peut pleurer, mais sans excès ; il peut trembler, mais pas au point d’en être paralysé ; on attend de lui qu’il parvienne à se dominer a minima » (p. 97).
Autrement dit, la société lui impose une « manière d’être condamné à mort » juste avant l’acte fatal éminemment despotique et aliénant : il y a des scénarios d’exécutions idéales qui, s’ils ne se déroulent pas correctement, « surcondamnent » le condamné. Ainsi, un critère essentiel de la réussite d’une exécution est la résignation à cet ordre (aveu, reconnaissance de la faute, demande de pardon). La société qui exécute ses criminels exige de ses condamnés qu’ils consentent à leur propre peine et qu’ils le montrent. Foucault l’énonçait en ces termes : « Instaurer le supplice comme moment de vérité ».
Peu à peu, la religion, qui imprégnait fortement le modèle de l’« exécution réussie », perd du terrain dans la société française et son secours se voit de plus en plus refusé activement de la part des condamnés.
Avec le refus des secours religieux s’exprime la revendication d’être son propre recours, sa propre fin, son propre soutien ; une déclinaison intime de la revendication d’être son propre maître, en quelque sorte. (p. 211)
Aussi, les résistances d’ordre politique sont de plus en plus fréquentes sous la Troisième République, dans la mesure où l’exécution est assimilée à une forme de pouvoir archaïque et arbitraire : son but étant de faire jouer, comme le rappelle Michel Foucault, jusqu’à son point le plus extrême, « la dissymétrie entre le sujet qui a osé violer la loi, et le souverain tout-puissant qui fait valoir sa force ».
Ainsi, l’anarchiste François Koënigstein, dit Ravachol, guillotiné en 1892, selon le carnet de condamnation qui enregistra son exécution,
fit preuve de violence, disant n’avoir aucun regret de ses actes, insultant la bourgeoisie, magistrats et l’aumônier de la prison, et sur le minime parcours de la porte de la prison à l’emplacement de l’échafaud, chantant à tue-tête des mots orduriers. Criant au moment suprême : « Vive l’anarchie ! »
Le moment anarchiste marque durablement l’histoire de la guillotine. Les résistances au rituel bien huilé sont de plus en plus nombreuses ; la machine s’enraye.
Se construit une contre-culture de l’échafaud, qui circule à l’intérieur de la société, et qui définit de nouvelles normes de comportements. Insensibilité, ironie, audace (interprétés en « cynisme » et « forfanterie »), souci de faire valoir sa liberté de penser et d’agir — si minime soit-elle — remplacent l’émotion, le repentir, la résignation, la piété et la soumission. (p. 222)
À la vieille de la Seconde Guerre mondiale, un décret du 24 juin 1939 met fin aux exécutions publiques. L’éloignement de la foule affaiblit la puissance du partage émotionnel que constituait l’exécution. La guillotine se rapproche de la prison, le rituel de préparation perd de sa solennité et le travail de mise à mort se modernise, se « standardise ». Dès la fin du XIXe siècle, une exécution réussie est une exécution rapide (p. 231). Dans La Guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, Emmanuel Taieb décrit les raisons de l’étiolement progressif du spectacle de la mort. En devenant « furtive et secrète », selon les mots de Victor Hugo dans son discours du 15 septembre 1848, elle devient de plus en plus suspecte.
Le dernier condamné à avoir eu la tête tranchée est Hamida Djandoubi, le 10 septembre 1977, à Marseille. Le témoignage de la juge commis d’office qui enregistra ce moment — qu’elle ne savait pas encore historique — est en partie cité à la fin du livre d’Anne Carol. Il est scandé de séquences descriptives où les rites de l’exécution, vidés de sens, créent un grotesque et un désarroi qui signalent l’incongruité de la sanction.
par , le 11 juin 2018
Fanny Arama, « Vivre la peine de mort », La Vie des idées , 11 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vivre-la-peine-de-mort
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.