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Recension Histoire

Punir et pardonner

À propos de : Claude Gauvard, Condamner à mort au Moyen Âge, Puf ; Arnaud Fossier, Le Bureau des âmes, Rome


par Jean-Claude Schmitt , le 5 décembre 2018


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Au Moyen Âge, on punit par le bûcher, la pendaison, le bannissement ou la mutilation, mais on pardonne aussi beaucoup. De la confession orale à la Pénitencerie apostolique, l’Église est source de miséricorde. Le châtiment et le pardon contribuent à asseoir le pouvoir judiciaire du roi et du pape.

Les hasards de l’édition scientifique et, plus encore, une conjoncture intellectuelle favorable invitant à décloisonner les études d’histoire du droit et de la justice, pour leur donner la place qui leur revient dans l’histoire de l’État, attirent l’attention sur deux livres bien différents, mais dont les intérêts se croisent à plus d’un titre : il me paraît utile de lire chacun d’eux en gardant à l’esprit les propositions stimulantes de son voisin.

Rareté des mises à mort

Claude Gauvard, professeure émérite à l’Université de Paris I, est bien connue pour ses études sur la justice royale en France à la fin du Moyen Âge. Son monumental ouvrage, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge (1991), consacré aux « lettres de rémission » des rois de France, reste une référence incontournable. Son présent livre sur la peine capitale pourrait laisser entendre qu’elle a décidé de se concentrer exclusivement sur l’autre versant de la justice royale : la rigueur de la peine plutôt que la miséricorde royale.

Mais, et c’est le sens même de sa recherche, le châtiment et le pardon ne peuvent se séparer, puisqu’ils contribuent ensemble à asseoir le pouvoir judiciaire du roi et de l’État naissant. En effet, la documentation éclaire en parallèle, bien qu’inégalement, le développement des deux aspects de la justice royale. D’un côté s’impose de plus en plus le rôle du Parlement, qui cherche à étendre son rôle d’appel à tout le royaume, notamment aux dépens des justices urbaines et des autres seigneurs haut-justiciers. À Paris tout particulièrement, c’est au Châtelet que le prévôt royal tient son tribunal et un registre en a été conservé pour les années 1389-1392. De l’autre côté, la Chancellerie, jouant le rôle d’une cour supérieure d’appel, reçoit les suppliques des condamnés et y répond le plus souvent par la rémission au nom du roi.

Les chiffres sont d’un maniement délicat, car les archives sont très lacunaires ; mais, contrairement à l’image de pacotille d’un Moyen Âge sanguinaire, les exécutions capitales semblent avoir été rares : pas plus d’une mise à mort par an dans la plupart des juridictions. En revanche, les archives de la Chancellerie montrent que la rémission a bénéficié dans les années 1350-1450 à deux-cents condamnés par an environ.

La mort, exceptionnelle donc, est infligée par pendaison (pour les larrons habituels) – le gibet de Montfaucon étant mentionné à partir de 1233 –, sauf pour les femmes qui, beaucoup plus rarement condamnées à mort et moins souvent impliquées dans la violence criminelle, sont ensevelies ou brûlées vives. La noyade dans un sac des uns et des autres est également pratiquée. Coupables de « lèse-majesté », les traîtres et ennemis du roi (surtout s’ils sont de plus haute condition) sont décapités aux Halles ou en place de Grève.

Dans tous les cas, la confiscation des biens accompagne la peine de mort. D’autres peines physiques, des mutilations (oreilles, main, pied, etc.) adaptées à chaque crime, tel le parjure, l’emportent en nombre sur les exécutions. Les faux-monnayeurs, quant à eux, sont ébouillantés. Mais les peines les plus nombreuses ne sont pas physiques : ce sont le bannissement, à terme ou perpétuel, et les amendes pécuniaires et honorables. En revanche, la prison ne joue qu’un rôle préventif (le registre précité du Châtelet montre que les écrous sont généralement levés très vite) : elle caractérise notre époque, pas le Moyen Âge.

Le rôle de la réputation

Par-delà les chiffres, le livre recèle une foule de réflexions importantes sur la procédure, dite « ordinaire » pour les simples délits, « extraordinaire » pour les crimes susceptibles d’être punis de mort et que la justice du roi tend de plus en plus à se réserver à l’échelle du royaume tout entier. Dans ces cas s’appliquent les rigueurs du droit romain (qui, depuis le règne de saint Louis, infléchit la coutume dans un sens tout nouveau, avec l’enquête judiciaire ou inquisition menée par le prévôt ou le bailli et bien souvent le recours à la « question »), sans que disparaisse pour autant toute trace de la vieille procédure accusatoire et corrélativement de la possibilité d’une négociation « infra-judiciaire » entre les parties. Hier pas plus qu’aujourd’hui, la justice n’était le seul moyen de résoudre les conflits.

Cependant, tous les sujets ne sont pas également menacés par la peine capitale. Même si les péripéties de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile (Armagnacs contre Bourguignons) contraignent des traîtres de haut lignage à poser leur tête sur le billot, la plupart des exécutés sont des criminels dépourvus d’« amis charnels » susceptibles d’intervenir en leur faveur et de garantir leur « renommée » (fama). « Inutiles au monde » et « demeurant partout », ce sont pour beaucoup ces « marginaux » dont Bronislaw Geremek retraça naguère l’histoire dans une étude pionnière [1].

La seule solidarité dont ils peuvent bénéficier est celle de leur bande de truands, telle celle des Coquillards avec laquelle fraya François Villon, mais celle-ci ne leur est d’aucun secours au pied du gibet. Ainsi la peine de mort vise, plutôt qu’à l’exemplarité ou à l’épouvante des sujets, si souvent invoquées, à purger le royaume des hors-la-loi sans feu ni lieu et surtout sans « honneur », c’est-à-dire sans garants : la fama personae l’emporte parmi les motifs de la condamnation à mort sur la mesure du crime, la fama facti.

Parmi les niches judiciaires que la justice royale s’efforce d’investir, il y a celles que constituent les tribunaux d’Église (évêchés ou abbayes). L’Église ne fait pas couler le sang, mais les juges ecclésiastiques des officialités peuvent livrer ceux qu’ils condamnent au bras séculier, y compris pour des crimes relatifs à la foi, tels le blasphème, l’hérésie ou la sorcellerie. En même temps, l’Église s’acharne non sans mal à défendre le privilège qu’ont les clercs d’être jugés par elle seule, ce qui du reste incite les malfaiteurs à se faire passer pour des clercs tonsurés.

Forte de sa mansuétude inspirée des Évangiles, l’Église est source de miséricorde. Cet idéal, qui s’insinue dans les voies de justice par le canal du droit canon et l’influence de théologiens comme Jean Gerson (qui n’en défend pas moins la nécessité de la peine de mort), finit par pénétrer les conceptions et les pratiques de la justice royale. À l’instar des papes et des empereurs, le roi de France, qui depuis saint Louis accomplit régulièrement le « miracle royal » du toucher des écrouelles et qui depuis Philippe le Bel se veut « empereur en son royaume », entend aussi remettre les peines et, mieux encore, effacer la faute, pardonner.

Le geste, on le comprend, est empreint de sacralité. L’auteure insiste avec raison sur l’importance de l’ordonnance de 1397, qui oblige les condamnés à se confesser à un prêtre au pied de l’échafaud. Le parallèle est saisissant entre les deux « confessions » ainsi requises du condamné : par l’une, judiciaire et publique, il proclame son crime à la face de la foule et du royaume ; par l’autre, secrète et sacramentelle, il espère obtenir malgré tout le Salut éternel, à l’exemple du Bon Larron crucifié en même temps que le Christ [2].

Confession et pénitencerie

C’est ici qu’on retrouve le livre non moins passionnant et important d’Arnaud Fossier, qui enseigne à l’université de Bourgogne. Depuis le XIIe siècle, la pénitence est bien identifiée dans la liste des sept sacrements. Couronnant cette évolution, le concile de Latran IV de 1215 rend obligatoire, une fois l’an pour tous les chrétiens, la confession auriculaire et secrète de leurs péchés. Le curé de la paroisse est chargé de recueillir les confessions de ses ouailles, afin de les absoudre de leurs péchés moyennant la satisfaction d’une peine, telle que la prière, le jeûne ou pèlerinage. La confession est orale et le pécheur repentant est assuré du silence de son confesseur : la pénitence est par excellence le domaine de l’« occulte ».

Pourtant, certains péchés, qu’on appelle plus volontiers des « crimes », accèdent d’emblée à la notoriété publique : ils font « scandale ». C’est le cas par exemple d’un couple marié dont on découvre a posteriori qu’il a enfreint, par consanguinité, affinité ou parenté spirituelle, les règles de l’empêchement de mariage, lesquelles viennent justement à cette époque d’être rendues plus contraignantes. Le « scandale » peut aussi provenir d’un clerc vivant ostensiblement en concubinage ou d’un moine « fugitif », qui a quitté définitivement son cloître ou s’est réfugié sans autorisation de ses supérieurs dans une autre communauté. Il peut s’agir aussi d’un homme ayant indûment accédé aux ordres sacrés, malgré la macule de la bâtardise ou une infirmité physique (defectus) qui auraient dû, suivant une longue tradition réglementaire de l’Église, l’en écarter.

Dans ces cas et bien d’autres, dont le public a pu avoir connaissance, l’évêque et surtout le pape entendent se réserver le jugement de la faute commise, afin de prononcer le cas échéant une « dispense » de peine. De surcroît, la Chancellerie pontificale fonctionne de plus en plus comme instance supérieure d’appel, à laquelle les pécheurs et aussi les autorités judiciaires inférieures, évêques ou abbés, adressent leurs suppliques. Au XIIIe siècle, cette pratique devient si importante qu’elle entraîne l’autonomisation d’une administration propre, distincte de la Chancellerie, la Pénitencerie apostolique, dont le fonctionnement régulier est attesté dès la première moitié du siècle et à laquelle Benoît XII donne son premier règlement en 1338.

On voit tout le paradoxe de cette évolution : c’est le soin des âmes et du salut qui a donné naissance à l’un des principaux rouages de la bureaucratie pontificale. En théorie, c’est le pape qui « confesse » et absout. En fait, il délègue cette charge par mandat au pénitencier apostolique, dit « pénitencier majeur », qui parle au nom du pape, mais use de la première personne de majesté (Nous), comme si lui-même, et non le pape, accordait sa dispense. À son tour, il se décharge du travail d’écriture sur une dizaine ou plus de « pénitenciers mineurs » en charge des diverses zones géographiques et linguistiques, puisque les suppliques affluent de la chrétienté tout entière. Et ces délégués de se reposer sur leurs « bureaux » de clercs et de scribes.

Cependant, l’enregistrement des suppliques est resté longtemps irrégulier et lacunaire, trop lié peut-être au caractère oral et secret de la confession pour être aussitôt scellé dans un acte écrit. En témoigne le caractère isolé et exceptionnel d’un registre de suppliques adressées à la Chancellerie avignonnaise entre 1342 et 1345 et le fait que le plus ancien registre de suppliques envoyées à la Pénitencerie et conservé par elle ne soit pas antérieur à 1410-1411.

L’exercice de la miséricorde

Ces obstacles documentaires n’ont pas arrêté Arnaud Fossier : il a eu l’ingéniosité de se tourner vers une autre source, bien représentée celle-là, celle des formulaires, au nombre de sept entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle. Ces registres de modèles (formae) étaient destinés à permettre aux clercs de la pénitencerie de répondre plus aisément et pertinemment, suivant les formes stylistiques requises et un dispositif écrit stabilisé (exposition du cas, qualification de la faute, attendus, clauses et « nonobstant », jusqu’à la décision finale) à tous les types possibles de suppliques adressées au pape.

Or, le plus souvent, ces modèles ne sont pas fictifs, mais reprennent, en remplaçant par l’initiale N le nom des acteurs et en taisant les lieux, des situations réelles soumises dans le passé au « bureau des âmes ». L’examen minutieux de ces textes auquel se livre l’historien est un exemple de méthode, en raison notamment de l’attention portée au vocabulaire, ce qui lui permet de mener à bien une véritable archéologie du substrat canonique et théologique des termes essentiels, comme « scandale », « occulte », « énorme », « clameur », « fama  ». Ce qui se dessine ainsi, c’est la construction de la toute-puissance du pouvoir apostolique, la plenitudo potestatis du pape, au moyen de l’administration de la dispense. Le livre invite en effet les historiens des institutions et du pouvoir à réfléchir aux racines spirituelles et pénitentielles de leur objet.

C’est par là que ce livre rejoint la recherche de Claude Gauvard, explicitement placée elle aussi sous le patronage de Michel Foucault : les deux auteurs montrent avec érudition et éclat que c’est l’exercice réglé de la supplique, de la miséricorde et du pardon, au moins autant que la violence légitime de l’État, qui a permis au pouvoir souverain de se construire, dans la France monarchique comme dans la Rome des papes.

Tous deux nous disent que l’affirmation et l’exercice d’un tel pouvoir n’allèrent pas sans l’appropriation concomitante d’une aura sacrée. C’était une évidence pour le pape (encore que son prestige eut à souffrir des effets du Grand Schisme d’Occident) et ce fut pareillement un objectif assumé des rois de France à partir de saint Louis. Enfin, les deux auteurs nous démontrent que, pour apprécier et comprendre de telles évolutions historiques, le recours aux textes théoriques et normatifs ne suffit pas. C’est par la pratique quotidienne du châtiment et du pardon que le roi est devenu « empereur en son royaume » et que le pape a acquis la « plénitude de son pouvoir ».

- Claude Gauvard, Condamner à mort au Moyen Âge. Pratiques de la peine capitale en France, XIIIe-XVe siècle, Puf, 2018, 364 p., 24 €.
 Arnaud Fossier, Le Bureau des âmes. Écritures et pratiques administratives de la Pénitencerie apostolique (XIIIe-XIVe siècle), Rome, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 318), 2018, 617 p., 39 €.

par Jean-Claude Schmitt, le 5 décembre 2018

Pour citer cet article :

Jean-Claude Schmitt, « Punir et pardonner », La Vie des idées , 5 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Punir-et-pardonner

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Notes

[1Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Paris, Flammarion, 1976.

[2Voir Christiane Klapisch-Zuber, Le Voleur de paradis. Le bon larron dans l’art et la société, XIVe-XVe siècle, Alma, 2015.

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