« Voler en grand et restituer en petit, c’est la philanthropie » ironisait naguère le marxiste Paul Lafargue à propos des mécènes qui, à la fin du XIXe siècle, camouflaient leurs stratégies prédatrices derrière un voile de bienfaisance apparente, pour mieux s’opposer à l’avènement d’un État social protecteur. L’ouvrage de Vincent Edin, Quand la charité se fout de l’hôpital : Enquête sur les perversions de la philanthropie, est un écho contemporain à cet aphorisme grinçant. L’éditeur présente l’ouvrage comme « l’essai qui dénonce la grande hypocrisie et la vaste arnaque que la philanthropie est devenue ». L’auteur y dénonce méthodiquement les paradoxes d’une activité caritative dont il reconnaît toute la noblesse lorsqu’elle est pratiquée avec honnêteté et discrétion, mais dont il réprouve les dérives lorsqu’elle devient le grossier maquillage fortement médiatisé d’une réalité moins glorieuse. La légitimité de l’auteur à s’exprimer sur le sujet n’est pas anodine et son style vigoureux stimule le lecteur. Les arguments déployés dans cet essai au vitriol méritent qu’on y prête attention, dans un contexte sociétal où la philanthropie (entendue comme « contribution privée volontaire à des causes d’intérêt général ») suscite un regain d’intérêt, à la faveur du déclin de l’État providence [1] et de l’essor rapide de fortunes aux dimensions incommensurables.
Un questionnement légitime et salutaire
Vincent Edin est fin connaisseur des arcanes du sujet, à la fois comme praticien et comme auteur. L’ouvrage est bien sourcé et documenté (112 références) et interpelle un double lectorat : d’une part les experts et praticiens du secteur caritatif, à propos des défis éthiques de la collecte de fonds dans un environnement de plus en plus concurrentiel (le volume total de générosité croît moins vite que les besoins sociaux), d’autre part un grand public qui méconnaît souvent le concept de « philanthropie » (est-il synonyme de « don d’argent » ou de « bienveillance » ?), mais pour qui le propos est parfaitement accessible et interroge nos choix profonds de société.
Les thèses développées sont directes et fortes : la captation d’immenses portions de la richesse collective par un petit nombre d’individus est non seulement injuste, mais aussi socialement dangereuse ; l’embellissement de certains comportements prédateurs par un discours philanthropique est doublement inacceptable, car cette instrumentalisation fragilise le pacte social tout en insultant l’immense majorité des donateurs, petits ou grands, qui font œuvre de générosité sincère et véritablement désintéressée. En somme, d’après l’auteur, le meilleur philanthrope est d’abord celui qui commence par payer ses impôts en totalité. Le contre-témoignage parfait étant celui qui fraude le fisc et s’achète ensuite un brevet de vertu en reversant quelques « piécettes » (p. 29) aux bonnes œuvres. Ce tableau aurait l’air cynique s’il n’était étayé de plusieurs exemples bien réels de milliardaires qui accumulent des fortunes via des opérations à la limite de la licéité (ou à la limite de la décence) et qui s’offrent ensuite une couverture presse favorable à pleines pages de grands journaux (qualifiés de « chiens de garde médiatiques », p. 73) pour les sommes modiques qu’ils reversent à des organismes publics ou caritatifs, sans que personne ne songe à faire le rapprochement entre ces flux croisés de proportions inégales. « Quand le sage dit : ‘Payez ce que vous devez aux États, à vos employés et à vos contractants’, l’idiot regarde la conférence sur les entreprises qui changent le monde ! » résume Vincent Edin (p. 65). L’ouvrage expose ce tour de passe-passe en pleine lumière et nous invite à élargir le regard, souvent délibérément tronqué par les récits enjolivés, pour considérer chaque démarche philanthropique dans une vision d’ensemble.
Des préconisations radicales
Vincent Edin rappelle que la « théorie du ruissellement » (trickle down theory), censée justifier l’allègement de la fiscalité des plus riches au motif que leurs avoirs seraient réinvestis dans la société (d’où l’idée de « ruissellement » dont la philanthropie serait l’une des modalités), a été constamment démentie par les faits et par les statistiques économiques disponibles à ce jour. Aucune œuvre dans la littérature scientifique ne démontre son exactitude théorique ou empirique, bien qu’elle ait été invoquée à maintes reprises dans un certain discours politique et reprise, implicitement ou explicitement, dans les médias. Afin de dissiper tout malentendu, l’auteur rappelle que les « riches » qu’il met en cause ne sont pas les ménages désignés par François Hollande en 2006 (situés alors à 4.000 € de revenu mensuels), ni même les 1% de ménages les plus prospères, mais les 0,1%, voire les 0,01% d’ultra-nantis, dont les patrimoines s’envolent dans des proportions exponentielles, au sens mathématique du terme, suivant une courbe d’accélération qui semble n’avoir aucune limite. La captation de 845 milliards de dollars de capitaux supplémentaires par les 643 Américains les plus riches durant les six premiers mois de la crise du coronavirus (p.44), alors même que des millions de travailleurs ont été brutalement plongés dans les affres du chômage et qu’autant de familles basculaient dans la pauvreté, lui apparaît indécente. À juste titre, pensera sans doute le lecteur, en attendant de lire un argumentaire contraire aussi robuste pour réfuter ce constat implacable.
Aux grands maux, les grands remèdes : les solutions avancées par l’auteur sont radicales. Il s’agit d’éradiquer le concept de milliardaires-ploutocrates « qui n’auraient jamais dû devenir si riches » (p. 73). L’instrument plébiscité est l’impôt progressif, qui amène les plus fortunés à faire un effort plus important que la moyenne des contribuables, en versant leur écot au Trésor public à proportion de leurs capacités supérieures. Voilà le péché originel que l’auteur pointe du doigt : l’érosion constante de la progressivité de l’impôt depuis un demi-siècle pour les contribuables situés au sommet de la pyramide. Il rejoint en cela les thèses d’économistes français réputés à l’international, comme Gaël Giraud, Thomas Piketty, ou Gabriel Zucman. Si l’idée d’éradiquer les milliardaires peut sembler exagérée de prime abord, elle n’aurait cependant pas choqué nos aïeux qui, durant les années 1950, sous la présidence américaine du Républicain Dwight Eisenhower, acceptaient sans sourciller une tranche d’imposition marginale à 91 %. On connaît la suite : la vague de libéralisation financière enclenchée par le tandem Reagan-Thatcher dans les années 1980 a enfanté le monde actuel, où l’émergence des classes moyennes permise par l’État-providence (le grand succès socioéconomique de l’Occident au XXe siècle) a été brisée. La simple évocation de cette vérité historique est toutefois devenue un sacrilège dans les cénacles de l’économie mondialisée, y compris lorsque le sujet du débat porte sur la juste fiscalité redistributive. En témoigne le tollé provoqué en 2019 par l’historien néerlandais Rutger Bregman lorsqu’il a osé faire ce rappel à Davos, s’affranchissant du script préétabli, en utilisant la métaphore de l’incendie : « J’ai l’impression de participer à une conférence de pompiers dans laquelle il est interdit de parler d’eau. […] La solution est pourtant simple : arrêtons de parler de philanthropie et parlons plutôt des impôts, des impôts, des impôts. ». La séquence, devenue instantanément virale, fut repartagée par des millions d’internautes.
Une voie médiane à bâtir
Si l’ouvrage se présente résolument comme un pavé dans la mare, éclaboussant bien au-delà du champ des fondations et associations, ces dernières pourront se sentir démunies face à ce diagnostic grave et sans remède facile. Elles demeureront en effet confrontées à ce triple questionnement : Comment entendre la critique en l’état actuel des difficultés du secteur ? Comment l’accueillir de manière constructive malgré sa virulence ? Et surtout, comment la démentir à long terme ?
Dans cette quête, il faudra bien sûr poursuivre un dialogue fécond déjà engagé avec les pouvoirs publics. Il faudra suivre un chemin de crête en évitant de tomber d’un côté sur le versant du concert de louanges encensant tous les milliardaires sans prise de recul, ni de glisser de l’autre côté dans le ravin de diatribes véhémentes qui amalgament et réprouvent tous les philanthropes sans distinction. Dans cette randonnée difficile, remettre à l’honneur des figures exemplaires pourra servir de bâton de pèlerin, à l’instar de Chuck Feeney, milliardaire contemporain qui a distribué l’intégralité de sa fortune de son vivant, dont la générosité secrète et authentique inspire déjà une nouvelle génération de mécènes. Il faudra aussi rappeler que les traditions des vieilles familles françaises, nobles ou bourgeoises, ont un sens profond de transmission intergénérationnelle de valeurs parmi lesquelles la philanthropie occupe une place centrale. Vincent Edin souligne à cet égard (mais trop succinctement) l’engagement des Noailles, toujours discret et persistant au fil des siècles. Cet esprit est perpétué aujourd’hui par des réseaux dynamiques comme ceux des fondations familiales (À l’instar de l’association française « Un Esprit de Famille » qui rassemble des fonds et fondations d’initiative familiale ou privée.), qui ont peu de choses en commun avec les gourous des technologies de la Silicon Valley dont l’ambition affichée confine à l’hubris.
Clarifier le débat pour valoriser la véritable philanthropie
En refermant l’ouvrage, on pourra regretter que le ton plaisant et impertinent de l’essayiste flirte parfois avec les intonations accusatrices du procureur. On eût aimé qu’il se fît davantage l’avocat de tous ces grands donateurs qui accomplissent des œuvres remarquables, mais rarement remarquées. On eût aussi apprécié qu’il distinguât plus clairement les « opérations séduction » de multinationales cotées en bourse, aux actionnaires lointains et indifférents, contrastant nettement avec le mécénat local des entreprises familiales et des donateurs individuels enracinés dans leurs terroirs. La France compte en effet de nombreux philanthropes, qui ne sont certes pas parfaits (qui peut prétendre l’être ?), mais qui agissent de bonne volonté, sans bruit ni contreparties, essentiellement pour la beauté du geste. Peut-être cette réalité (majoritaire) fera-t-elle l’objet d’un prochain essai pour offrir au lecteur un panorama équilibré du paysage philanthropique ?
Du reste, il ne faudrait pas voir cet essai au titre provocateur comme un énième brûlot contre le mécénat ou contre la richesse. L’auteur s’en défend expressément. Il s’agit plutôt d’un diagnostic sans complaisance, certes parfois sévère, sur les travers qu’il est urgent de corriger pour mieux laisser fleurir la véritable philanthropie, au sens grec originel d’« amour de l’humanité ». Car en définitive, les protagonistes qui abîment la belle idée de philanthropie sont-ils : La minorité de ceux qui l’instrumentalisent et la pervertissent ? Les Cassandre qui, comme l’auteur, pointent du doigt le danger se profilant à l’horizon ? Ou ceux qui s’abstiennent d’un discernement nécessaire pour l’éviter ?
En traitant ces questions, on finira sûrement par donner tort à la maxime injuste de Paul Lafargue. Gageons que cet essai avant-gardiste fera germer une réflexion de fond sur la place qu’il convient d’accorder à l’action philanthropique et sur les garde-fous nécessaires pour préserver sa grandeur d’âme, en séparant le bon grain de l’ivraie. Dix-huit ans après la loi Aillagon de 2003, la philanthropie « à la française » a atteint l’âge de la majorité et saura certainement relever le défi de la critique pour rayonner de plus belle.
Vincent Edin, Quand la charité se fout de l’hôpital. Enquête sur les perversions de la philanthropie. Paris, éditions Rue de l’Echiquier, coll. « Les incisives », Février 2021, 83 pages (10 €).