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Recension Société

Les politiques de l’enquête (II) : Vers une anthropologie critique

À propos de : D. Fassin, A. Bensa (dir.), Les politiques de l’enquête, La Découverte.


par Daniel Cefai , le 18 mai 2009


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L’ouvrage collectif Les politiques de l’enquête étudie la position du chercheur engagé, qui ne peut plus fermer les yeux sur les conditions morales et politiques de son enquête. Il plaide pour une anthropologie critique qui ne se transforme pas en entreprise militante et continue d’appliquer les canons de la recherche scientifique.

Recensé : Didier Fassin, Alban Bensa (sous la direction de), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008

L’anthropologue, comme le sociologue, se voient pris dans une tension insoluble. Il leur faut, d’une part, poursuivre le projet scientifique d’établir des faits, de documenter des relations de causalité, de décrire des biographies et des existences, de dessiner des cartographies du monde social, de rendre compte de situations sociales telles qu’elles sont. Et il leur faut, d’autre part, se soumettre à un impératif de prendre la parole en public, en tant qu’expert ou avocat, en vue de contribuer à la conception de programmes de développement, de politiques publiques ou de législations internationales, ou en vue de défendre des droits et de requérir des réparations en faveur de populations défavorisées. Expertise publique, anthropologie appliquée, impliquée [1] ou critique [2], les étiquettes sont nombreuses pour décrire la palette de possibilités de postures d’engagement. Une chose est sûre : la figure de l’observateur désintéressé, entretenant l’illusion d’une science détachée sur des objets lointains, n’est plus crédible en tant que quelle. Le savoir ethnographique est privé de sens hors de ses contextes de production, de diffusion, de réception et d’application. Il est un type d’expérience en action. Et l’enquête comprend quant à elle un ensemble d’opérations qui ont leur propre performativité, transforment d’ordinaire les sites où elles prennent place et produisent des conséquences souvent immaîtrisables en aval. De ce point de vue, on sent dans Les politiques de l’enquête se dessiner une posture du chercheur engagé, qui ne peut plus fermer les yeux sur les conditions morales et politiques de son enquête, mais qui pour autant ne se transforme pas en militant et continue d’appliquer les canons de la recherche scientifique. Les préoccupations normatives de Fassin et Bensa sont fortes, à l’évidence, et s’expriment plus librement dans certains textes que dans d’autres. Et la plupart des participants à l’ouvrage semblent se retrouver dans une critique sociale et politique de modes de domination. Mais ils le font avec une forte réflexivité, en gardant leurs distances avec des visions activiste ou ingénieuriale des sciences sociales.

Contextes et conséquences de l’enquête

Pour éclairer une telle attitude de l’enquêteur, on peut montrer comment le savoir ethnographique, plus que tout autre, engage un travail de la réflexion sur ses contextes et sur ses conséquences [3].

Contextes

Le chercheur, au lieu d’aspirer à une science objective et impartiale, sûre de son bon droit, ou à l’opposé, de verser dans le subjectivisme débridé de la collecte des « paroles de dominés », mène une enquête sur et dans des contextes de sens. Il peut se poser des questions avant de commencer son enquête, être animé par des « intérêts sélectifs », d’ordre théorique et empirique. Il sait par ailleurs qu’il ne comprend les situations auxquelles il a affaire qu’à la mesure du « corpus de croyances » qui rendent possible son expérience. Mais ces croyances et ces intérêts sont la plupart du temps mis en suspens par le travail de terrain – ou plutôt, ils sont à la fois les ressources et les thèmes d’une autoréflexion, qui permet au chercheur de ne pas tomber dans le panneau de ses « préjugés ». Rapidement, l’étonnement frappe l’ethnographe qui voit et entend des choses auxquelles il ne s’attendait pas, qui est renvoyé à la non pertinence des questions qu’il (se) pose et qui doit réviser les quelques guides hypothétiques dont il s’était prémuni. Rapidement, le doute se saisit de lui, suscite ce sentiment d’irritation qu’éprouve celui que ses habitudes de pensée et d’action ne permettent plus de s’orienter, et le pousse à chercher des solutions à ce qui lui apparaît comme une situation problématique. Ces épreuves sont ici qualifiées d’incertitude, d’inquiétude ou d’inconfort. La démarche est indissociablement existentielle et scientifique. Le propre de l’ethnographie est qu’elle engage des expériences en contexte – dans un autre registre, des actions situées. C’est le contexte qui, se constituant dans l’interaction entre les corpus de croyances et les systèmes d’intérêts de l’ethnographe et des « humains et non humains » qu’il rencontre, à l’épreuve des doutes et des étonnements qu’il suscite, va indiquer les bonnes lignes d’investigation, situations à observer, catégories à utiliser, acteurs à suivre et discours à décrypter. C’est pourquoi une logique abductive et inductive préside à la constitution du savoir ethnographique. Celui-ci, comme y insiste Bensa, est irrémédiablement ancré dans les péripéties de l’enquête. L’ethnographie n’en produit pas moins des savoirs qui ont une portée trans-situationnelle, dont la validité ne se réduit pas à l’espace-temps de l’enquête. D’abord, parce que l’ethnographie menée ici et maintenant est une pièce dans la grande tapisserie des recherches de sciences sociales et qu’elle entre nécessairement en débat avec d’autres enquêtes et d’autres analyses. L’ethnographie est toujours comparative, qu’elle l’assume dans la conception du projet d’enquête, en se faisant multi-située (soit à cheval sur plusieurs sites, soit en suivant des flux et des processus) [4] ou qu’elle se centre sur un cas (mais un cas se fait sur fond d’un jeu de ressemblances et de différences avec d’autres cas) [5]. Ensuite, parce que l’ethnographe n’est pas solitaire : il est lui-même membre d’une communauté d’enquêteurs, dont font partie ses collègues, mais tout autant les « indigènes » qu’il associe à l’enquête et les dispositifs d’enquête qui existent in situ, et moyennant lesquels ces « indigènes » résolvent leurs problèmes. Les enquêtes dont il est question dans Les politiques de l’enquête s’ouvrent ainsi à des « publics » beaucoup plus larges que ceux de l’université ou de la recherche, en s’attaquant à des problèmes publics ou en accompagnant des mobilisations collectives – la Ligue du Nord ou le mouvement kanak, les centres de rétention aux frontières, les trajectoires d’adultes handicapés, les catégorisations de genre ou de race… Elles concernent des « publics » de réception ou d’action qui débordent, et de loin le périmètre spatio-temporel de l’enquête ou l’ensemble de personnes directement concernées par l’enquête.

Conséquences

Pour toutes ces raisons, au lieu de s’inquiéter d’une conformité de ses analyses avec des thèses a priori, le chercheur, tout en s’astreignant à restituer fidèlement des données constatées sur le terrain et en s’interdisant toute élision ou tout rajout qui serait plus en phase avec ses convictions, se préoccupe aussi des conséquences de ses opérations d’enquête, de communication et de publication. L’ethnographe ne renonce pas aux principes de cohérence logique et de correspondance empirique. Pas question de revenir vers une gnose préscientifique, où sociologie et anthropologie rimeraient avec astrologie ou de confondre sciences sociales, art et littérature, comme l’ont prétendu certains postmodernes. Il est de plain pied dans le registre des sciences sociales. Mais rendre public un texte, c’est devoir répondre d’un acte. C’est avoir la charge d’anticiper les conséquences possibles de ce texte – tenter, même si le futur reste imprévisible, de pressentir quelles vont être les suites de ce coup expérimental qu’est l’acte d’énoncer un ensemble de propositions descriptives ou analytiques. C’est accepter que la signification du texte est à venir, dans la série des interprétations qui en seront données et des actions qui en découleront. Dès lors, l’enquête se poursuit après la publication. Le chercheur s’efforce de connaître les conséquences de sa recherche – de favoriser les conséquences désirables et d’éviter les indésirables. Le caractère expérimental, critique et faillible du savoir ethnographique est ce qui engage sa dimension éthique et politique. L’enquête se poursuit le long des chaînes de réception, d’appropriation et d’application des données et des analyses produites par la communauté d’enquêteurs. Geertz insistait déjà sur le fait que les sciences sociales, à la fois, produisent un système de coordonnées pour voir autrement le monde social et proposent une boîte à outils pour s’y orienter et pour y agir. « Modèle de… » et « modèle pour… » [6], elles s’adressent toujours à un public scientifique, qui respecte, peu ou prou, les règles de la corporation, garanties par l’autonomie de l’Université par rapport aux pouvoirs économique ou politique et qui s’efforce d’y voir plus clair, sans parti-pris militant. Mais elles concernent tout autant des politiciens, des fonctionnaires, des journalistes, des entrepreneurs, des prêtres ou des artistes et autres acteurs sociaux et politiques – qui sont eux-mêmes des producteurs de savoirs, qui entrent en concurrence avec les chercheurs en sciences sociales, quand il ne les disqualifient pas, et qui peuvent exercer une pression, directe ou indirecte, sur eux pour contraindre leur parole. Les conséquences de la publication d’une enquête, quand elle ne meurt pas étouffée dans un tiroir ou un placard, en accroissent le sens et en redéfinissent les termes. Qu’il s’agisse de la collecte, de la transcription et de la traduction de récits néo-calédoniens ou de l’observation des faits et des gestes médicaux et infirmiers dans un hôpital sud-africain, les chaînes d’interaction qui s’ensuivent, et qui nous sont relatées dans Les politiques de l’enquête, sont partie prenante de l’enquête elle-même. Et ces interactions ne sont pas seulement des relations de coopération et de communication, mais aussi des relations d’appropriation et d’instrumentalisation, de détournement et d’accaparement, ou encore, des relations de méfiance et d’obstruction, de résistance et de rejet, comme nous le verrons plus loin.

Terrains sensibles, convoités, réfractaires, minés

Le terrain, s’il est un lieu de vérité, est aussi un lieu où s’exercent aussi des rapports de force et des jeux de pouvoir et où des problèmes d’accessibilité et de restitution ne cessent de se poser. Les situations extrêmes en seraient la participation des « anthropologues embarqués » à des opérations de guerre [7], ou à l’opposé, l’exercice de la critique anthropologique sur les camps de réfugiés [8]. Sans aller dans des situations extrêmes, Les politiques de l’enquête posent le problème, et franchissent un seuil d’explicitation au-delà des béatitudes du dialogue interculturel ou des mortifications de la domination postcoloniale. Tout un spectre de difficultés auxquelles des praticiens se sont heurtés est ici présenté, en recourant à une réflexion ethnographique de l’enquête ethnographique par elle-même.

Commençons par l’enquête de Julien Grard, sur un groupe d’entraide mutuelle à Lille où il a affaire à des patients en situation de handicap psychique. Son outil principal est le récit de soi, mais il se rend compte rapidement qu’il n’est pas le premier à passer par là, comme Paul le lui fait savoir : « J’ai raconté ma vie à des psys, à des infirmières, à des ergothérapeutes, à des assistantes sociales, à un éducateur, une fois, à mon avocat, au juge, à mon médecin, et même à des kinés, mais à un anthropologue, c’est bien la première fois » (p. 143) ! Chaque mise en récit est un moment de « subjectivation », parfois contraint, et toujours « liminal », marquant le « passage d’un statut de personne “normale” à celui de malade mental, de suspect à mis en examen, ou encore de chômeur à handicapé » (p. 144). Une épreuve à forte charge affective, où sont testées des qualités morales et sont prises des décisions institutionnelles. Faire du récit de vie dans de telles conditions n’est pas simple, et Grard analyse les multiples significations qui s’imbriquent dans les paroles de ses interlocuteurs. Il se voit attribuer des places de « juge » ou de « témoin de moralité » où on lui demande d’évaluer l’attitude d’un tel ou de tel autre, et encore d’opérateur de reconnaissance de la dignité des personnes, qui s’affirment dans le récit de soi et revendiquent leur appartenance à une « communauté morale ». Ce faisant, il décrypte les modes d’engagement de ses enquêtés en relation à la « vie normale », leurs manières de se positionner les uns par rapport aux autres et leurs façons de s’approprier leur expérience du handicap, de se sentir dépossédé de soi et d’éprouver les transformations de leur corps. L’enquête crée là un lieu d’écoute, en concurrence avec les autres méthodes de professionnels du handicap, que les enquêtés investissent pour se découvrir, recoller les morceaux de leurs « biographies morcelées », en attente de reconnaissance, avec des effets de « capacitation » (empowerment) – ce qui fonde Grard, dans son élan, à réfléchir son ethnographie comme une « praxis politique ».

C’est dans un tout autre contexte que Samuel Lézé rejoue « l’homme au magnétophone ». Il raconte comment il a gagné son ticket d’entrée dans le milieu des psychanalystes parisiens, et réinterroge la notion de « résistance » à l’enquête. « Avez-vous fait une cure ? (…) Quel est votre désir ? », lui opposent les analystes qu’il rencontre. Systématiquement, il se fait « remettre à sa place ». Sa requête est interprétée comme une demande de soin qui s’ignore. À la différence des « fous » en mal de reconnaissance de Grard, les psychanalystes disposent d’une lecture idéalisée de leur activité et se présentent comme porteur d’une forte « autorité » vis-à-vis des non initiés – que Lézé interprète avec Bourdieu comme la « défense d’un monopole cognitif » (p. 266). Il contourne l’obstacle de n’avoir le « vécu » ni de l’analysant, ni de l’analyste, et se défait du handicap de ne pas maîtriser cet art de l’interprétation et ne pas être passé par ce « travail sur soi », en s’orientant vers une description pragmatique d’activités, d’opérateurs et de dispositifs. Pas question de critiquer le charme de l’analyse et la croyance de ceux qui la pratiquent. L’enjeu est d’analyser un jeu de « places », au sens de Favret-Saada [9], qui sont attribuées dans des échanges de gestes et de paroles. Lézé va ainsi « d’entretiens ratés en entretiens ratés » jusqu’à ce qu’il apprenne à s’extirper de la place de « patient potentiel » qu’on lui imputait. Il devient un « médiateur » et un « pourvoyeur de noms » auprès d’impétrants et se gagne, auprès des analystes, la place du « tiers impartial » à qui l’on peut accorder sa confiance.

Changement de décor. Fanny Chabrol relate son expérience d’enquête au Botswana dans un hôpital où des personnes affectées par le VIH-sida ont accès aux traitements antirétroviraux. La « surveillante générale » lui déclare clairement l’illégitimité de sa présence dans cette institution (p. 230). Elle lui reproche de n’avoir rien à y faire, sinon de satisfaire sa curiosité pour ce « centre d’attraction ». Chabrol est du coup renvoyée à la présence des ethnographes sur des terrains « convoités », « surenquêtés » ou « surexploités ». Elle adopte une tactique d’enquête « aux interstices », où elle occupe des positions où on ne l’attend pas – elle redécouvre le « sale boulot » d’E. C. Hughes : « les activités les plus laborieuses et les moins gratifiantes » (p. 240) dont sont d’ordinaire dispensés les chercheurs de passage. Elle prend de la distance avec les évidences servies sur un plateau aux outsiders et contourne le « site surinvesti » pour accéder à d’autres pistes. Outre les problèmes épistémologiques que suscitent ces « réservoirs d’enquête », qui sont aussi des « réserves » qui fixent l’attention des chercheurs et les écartent d’autres lieux peut-être plus significatifs, la bousculade qui y prend place entre acteurs et observateurs, parfois mâtinée de concurrence, est vécue comme une « perturbation » par les insiders. Elle suscite de l’agacement, de la gêne, de la lassitude, et même du ressentiment et de la xénophobie – les chercheurs botswanais étant eux-mêmes exclus de ce type de terrain. L’ethnographe n’est pas toujours le bienvenu.

Ce manque de confiance et d’hospitalité vis-à-vis de l’intrus se retrouve dans plusieurs autres contributions du livre. Antonella Di Trani restitue toutes les catégorisations de l’enquête, de l’enquêtrice et des enquêtés qu’elle a pu recueillir lors de son terrain sur un « lieu sensible », le ghetto de Venise. La résistance des habitants à son égard est extrêmement forte. Elle parle plusieurs langues et pose beaucoup de questions, elle doit être une « espionne ». Ou alors, si elle travaille aussi dur sur les études juives, c’est qu’elle doit vouloir se convertir… Ses interlocuteurs refusent d’être pris pour des « animaux de cirque », des « Indiens » ou des « sauvages », s’indignent qu’une anthropologue les confonde avec les membres d’une « ethnie », et s’indignent encore qu’elle puisse croire que les juifs ne sont pas une « race »… On tente de l’éloigner des archives et de la bibliothèque, on discute de ce que l’on va « faire de [son] “cas” », qui divise la communauté. Et les événements de septembre 2001 et d’Istanbul en 2003 conduisent à une réinterprétation de sa place. Di Trani montre bien que tous ces obstacles sont autant d’opportunités et d’expédients pour « accumuler un matériau d’enquête plus dense et plus nuancé » (p. 256), pour mieux comprendre les « stratégies défensives » des enquêtés et pour mieux ajuster les « voies détournées » de l’enquête. Elle retourne ses handicaps en autant de révélateurs.

C’est à un autre type de problème que s’expose Chowra Makaremi, prise dans le tourniquet entre observation et participation. Elle a décidé de faire son terrain aux côtés de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers. Une forme d’ « implication active, professionnalisée et militante » (165) dans la « zone d’attente pour personnes en instance » (ZAPI) de Roissy – centre d’hébergement et centre administratif sous contrôle policier. La seule possibilité d’accès à un tel terrain fermé, souvent qualifié de « zone de non droit », est d’y prendre part à titre d’acteur autorisé. Divers problèmes se posent. D’abord, comment les « assistés » perçoivent-ils l’enquêtrice ? Celle-ci remplit des dossiers, demande des papiers, reçoit dans des bureaux, occupe une position dans le dispositif de filtrage des étrangers. Cette place ambivalente, à cheval sur plusieurs « réseaux d’action et de pouvoir », peut être perçue, depuis la « situation liminaire de l’étranger » (p. 174), comme un maillon dans une chaîne des décisions discrétionnaires et péremptoires. D’un autre côté, l’enquêtrice doit avant tout assumer une tâche pratique : l’efficacité de son assistance juridique ne doit pas être pénalisée par le projet d’observation. Elle doit aider à argumenter un « recours » devant le tribunal administratif et produire des preuves, en collaboration avec un collectif, afin d’éviter l’expulsion – jouant un jeu compliqué de mise en scène de dossiers vraisemblables. À la différence d’une militante, elle doit contrôler ses affects de colère et garder un calme bureaucratique, se plier à la discipline de l’intervention juridique et ne pas s’insurger contre la « violence institutionnelle ». Son attitude a des conséquences directes sur le repérage des zones de visibilité et d’opacité, sur le recueil des données et sur leur compréhension. En jouant le jeu, l’enquêtrice parvient à se ménager des moments d’observation flottante hors du bureau, dans les couloirs ou à la sortie de la zone d’attente. Mais elle ne peut en aucun cas en finir avec la tension entre observation et participation.

Dilemmes éthiques et politiques : « répondre de sa recherche »

Abordons deux problèmes classiques pour finir, l’un et l’autre liés à la publicisation de la recherche. Celui de la « restitution » de l’enquête aux enquêtés, pensé ici comme « retour » – pour éviter les connotations de spoliation et de réparation dont serait porteur le terme de « restitution » – et recouvrant les moments que l’on pourrait qualifier de réception, d’appropriation et d’application par un public. Et celui de la confidentialité et de l’anonymat, deux principes que l’on retrouve dans tous les codes d’éthique, qui semblent à première vue aller de soi, mais qui soulèvent toutes sortes de difficultés dès qu’il s’agit de les mettre en pratique.

Ce second problème, Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman en traitent à propos de leurs enquêtes sur des enfants handicapés mentaux et sur des personnes âgées. Comment masquer la vie privée des personnes, afin que leurs proches ne les reconnaissent pas dans un milieu d’interconnaissance ? Comment, par ailleurs, parler de personnages connus, de notoriété publique, sans qu’aussitôt ils soient identifiés comme tels ? Béliard et Eideliman remarquent à juste titre que s’il n’y a pas de solution standardisée à ces problèmes, l’on peut rechercher des solutions appropriées selon les contextes. À la différence de l’enquête statistique, l’ethnographie explore en profondeur des cas, des lieux, des moments, des situations, des histoires dont la singularité n’est pas indifférente. Le problème des modalités d’anonymisation se pose pourtant avec une acuité différente, selon le type d’objet que l’on choisit et le type de questions que l’on pose [10]. Exemple est donné de l’ethnographie du Conseil d’État de B. Latour qui s’abstient de tout dévoilement intempestif et n’en a du reste pas besoin [11], mais l’on pourrait à l’opposé se référer à l’étude des activités illégales ou des conflits familiaux, où la révélation du secret est le cœur du problème. On pourrait encore distinguer entre la description de la vie de la communauté italo-américaine d’East End à Boston, et l’exposition par Whyte dans sa postface du personnage unique de Doc [12], et la restitution de la dramaturgie des espaces publics aux îles Shetland par Goffman, où les personnes observées ne sont que les opérateurs interchangeables d’un ordre d’interaction [13]. L’enquêteur, au moment de la rédaction, peut se poser la question de la centralité des cas présentés : sont-ils cruciaux dans l’économie de la description ou n’ont-ils qu’une simple fonction illustrative ? Souvent, pour des personnes ou des institutions publiques, on ne peut faire mieux que garantir un certain degré d’anonymat, nécessaire pour ne pas conduire à des formes de censure ; mais il se peut aussi que l’ethnographie ait valeur de reconnaissance des enquêtés, lesquels réclament d’apparaître en nom et en personne. Enfin, dans certaines études de cas, Béliard et Eideliman proposent d’emprunter des éléments à divers cas et les mixer – ce qui suppose d’avoir déterminé le partage du singulier et du typique et d’accomplir une opération de configuration narrative, qui nous éloigne de la description au sens strict.

Carolina Kobelinsky aborde quant à elle le problème épineux des opérations de restitution de l’enquête aux enquêtés – cette mise à l’épreuve délicate où, pour des raisons épistémologiques de « vérification par les membres » ou pour des raisons éthiques de « réappropriation par les enquêtés », le risque est pris de rendre compte, à titre personnel ou collectif, des résultats de l’enquête. Kobelinsky choisit l’expression de « situations de retour » pour désigner ces processus périlleux – que l’on se rappelle les mésaventures de A. Vidich-J. Bensman [14], de C. Brettell [15] ou de J. Sluka [16] – de transformation du sens de l’enquête et de ses résultats, mais aussi du rapport entre enquêtrice et enquêtés. Et elle analyse différentes possibilités. L’enquêtrice se heurte à l’incompréhension, de bonne ou de mauvaise foi, de ses interlocuteurs. Ceux-ci peuvent manifester de l’indifférence ou du désintérêt, de l’ironie vis-à-vis d’un langage trop technique ou de la colère vis-à-vis de ce qui est perçu comme un double langage, quand est découvert le clivage entre auditoires de réception. L’enquêtrice peut aussi voir des travaux à visée scientifique instrumentalisés à d’autres fins, dans des jeux d’influence qui lui échappent, à moins qu’on lui demande de faire le porte-parole, en raison de sa compétence, de son autorité ou de son extraterritorialité ou à l’opposé, qu’on la discrédite et que l’on discrédite son travail. Les réactions de déni à une analyse sont fréquentes et exigent d’être déchiffrées ; les malentendus en raison de lectures moralisatrices des résultats sont monnaie courante ; les ripostes malveillantes d’acteurs qui sentent menacée la lecture autorisée dont ils sont les porteurs ne sont pas à exclure ; les comptes-rendus, enfin, sont souvent taxés de manque d’équité ou de justice ou disqualifiés en raison de leur parti-pris. Le moment de la réception, que l’on peut anticiper comme un moment d’utilité publique ou de responsabilité commune, est très souvent décevant ou traumatisant pour le chercheur.

Le problème du jugement de valeur est insoluble – surtout pour des chercheurs qui espèrent tenir ensemble les exigences de la rigueur scientifique et celles de l’engagement public [17]. Une solution classique est de dire qu’on peut être un activiste de la lutte antiraciste ou du mouvement des sans-papier, choisir ce thème comme sujet d’enquête et ne pas moins maintenir sa réserve dans le travail d’observation, de description et d’analyse – en renvoyant les prises de parti normatives à d’autres scènes et d’autres moments [18]. Mais une fois que l’on a dit cela, le problème reste entier. D’abord, parce que tout se sait, qu’il est difficile de compartimenter ses sphères de vie et qu’il est difficile de ne pas être identifié comme le défenseur d’une cause – a fortiori quand on a une pratique d’ethnographe. L’ambiguïté peut tenir un certain temps, mais il est rare que les milieux d’interconnaissance ou les réseaux de réputation ne finissent par s’entrecroiser. Ce dilemme est insoluble et il requiert du tact, de la prudence et de la diplomatie. Mais cela ne suffit pas. On peut mener son enquête en toute honnêteté, jouer cartes sur table, ou comme D. Fassin dans une enquête sur les soins hospitaliers – les « formes élémentaires du care » - en Afrique du Sud, en répondre devant les patients, les collègues, les responsables hiérarchiques de l’hôpital et le comité d’éthique de l’Université – et s’exposer malgré tout à toutes sortes de griefs [19]. Fassin raconte comment il a travaillé dur pour mettre en place un partenariat scientifique fondé sur la transparence et la réciprocité, et comment il a été renvoyé, à travers l’interpellation d’une collègue sud-africaine, à son irréductible extranéité [20] : « But why are you working in South Africa ? » Les indigènes, autrefois cantonnés dans l’altérité d’avant l’écriture, du sans État et du sans histoire, ont désormais un droit de regard et un pouvoir d’évaluation scientifique, sinon de censure politique de l’enquête ethnographique. « La réflexion épistémologique, mais aussi éthique, sur l’enquête s’était longtemps concentrée sur les conditions de production de la connaissance anthropologique et sociologique. Elle doit aujourd’hui prendre en compte également les conditions de sa coproduction, de sa réception et des médiations multiples qui s’opèrent entre les différents moments » (301). Dans ce texte de clôture, « Répondre de sa recherche. L’anthropologue face à ses “autres” », Fassin raconte en détail les avatars de l’interaction entre chercheurs français et sud-africains et propose une typologie des conflits qui émergent entre eux, qu’il indexe sur leur position sociale et leur inscription historique – indépendamment de toute considération psychologique ou morale. Les conflits peuvent être d’autorité (l’autorité scientifique de l’étranger, au sens de J. Clifford [21], est récusée comme ethnocentrique par les autochtones, qui arguent de leur connaissance intime des situations), de loyauté (les chercheurs locaux sont tenus par des contraintes « de collégialité et de solidarité au sein d’un espace d’interconnaissance », dont l’étranger est en partie exempté), de responsabilité (la posture déontologique de vérité détachée de l’anthropologue étranger est décalée par rapport à la posture impliquée, porteuse de conséquences pratiques, des professionnels du cru) et de légitimité (la souveraineté nationale de la communauté scientifique sud-africaine, dans un contexte post-colonial et post-Apartheid, est parfois brandie contre le prétendu universalisme des chercheurs étrangers) (p. 307). Il est vain de rêver une situation d’enquête sur le mode de la communication réciproque. La situation d’enquête est traversée par une dimension d’historicité qui l’empèse dans des rapports de savoir et de pouvoir, ceux de l’héritage colonial [22], de la matrice disciplinaire ou de l’administration bureaucratique de la recherche. Elle est tendue entre des points de vue situés – des standpoint epistemologies – qui font que les formes de production et de réception du savoir ethnographique des enquêteurs indigènes et étrangers sont décalées, sinon conflictuelles. Elle implique enfin des arènes publiques peuplées d’acteurs, de plus en plus nombreux, souvent en compétition les uns avec les autres, qui introduisent, dans la menée de l’enquête ou dans l’appropriation de ses résultats, des attentes et des visées, des régimes de vérité et de moralité hétérogènes.

Au-delà du doute et de l’étonnement, l’incertitude, l’inquiétude et l’inconfort sont le lot de l’ethnographe. À lui les bonheurs d’un savoir dont son corps, en prise sur des situations, est l’organe et le médiateur, à travers des séries d’épreuves – de compréhension de situations, de découverte de soi et de reconnaissance de l’autre – qui procurent une forme de jubilation à quiconque les a traversées. À lui, aussi, les malaises de la duplicité, les irritations du malentendu, les tourments de la suspicion, les explosions d’indignation et les angoisses de rejet. Mais dans tous les cas, l’ethnographie n’est pas seulement une méthode, et rien de plus. Les politiques de l’enquête montrent comment l’ethnographie fait émerger une nouvelle science du « politique » [23], beaucoup plus dense dans ses descriptions des formes de vie des acteurs, beaucoup plus pertinente dans sa compréhension de leurs contextes d’expérience et d’action, beaucoup plus réflexive dans la maîtrise de ses tenants et de ses aboutissants, beaucoup plus engagée dans son souci des conséquences sur le terrain d’enquête.

par Daniel Cefai, le 18 mai 2009

Pour citer cet article :

Daniel Cefai, « Les politiques de l’enquête (II) : Vers une anthropologie critique », La Vie des idées , 18 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vers-une-anthropologie-critique

Nota bene :

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Notes

[1Fassin D., «  L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique  », in Becker C., Dozon J.-P., Obbo C., Touré M. (eds.), Vivre et penser le sida en Afrique, Paris, Codesria / Karthala / ird, 1999, p. 41-66.

[2Bensa A., La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.

[3La perspective que nous ouvrons et le lexique que nous utilisons dans ce paragraphe s’inspirent du pragmatisme nord-américain. Ce n’est pas la thèse dont se réclament Fassin ou Bensa dans leur livre, mais elle l’éclaire, peut-être, latéralement.

[4Marcus G., «  L’ethnographie du/ dans le système-monde. Ethnographie multi-située et processus de globalisation  », à paraître dans Cefaï D., Costey P., Gardella E., Gayet-Viaud C., Gonzalez P., Le Méner E., Terzi C. (eds.), L’Engagement ethnographique, à paraître, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2009.

[5Passeron J.-C., Revel J., «  Penser par cas. Raisonner à partir de singularités  », in Id., Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. «  Enquête  », 2005, 4, p. 9-44.

[6Geertz C., «  Religion as a Cultural System  », in The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 87-125, ici p. 94.

[7Price D. H., Anthropological Intelligence : The Deployment and Neglect of Anthropological Knowledge During the Second World War, Durham et Londres, Duke University Press, 2008  ; Bonhomme J., “Anthropologues embarqués”, http://www.laviedesidees.fr/Anthropologues-embarques.html, 4 décembre 2007  ; et Assayag J., «  L’anthropologie en guerre. Les anthropologues sont-ils tous des espions  ?  », L’Homme, 2008, p. 187-188.

[8Agier M., Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion, 2002  ; et Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008 – voir Vidal D., “Ethnographie des camps de réfugiés”, http://www.laviedesidees.fr/Ethnographie-des-camps-de-refugies.html, 4 mars 2009.

[9Favret-Saada J., Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

[10«  L’ethnographie combinatoire  », défendue par N. Dodier, I. Baszanger, «  Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique  », Revue française de sociologie, 1997, 38, p. 37-66, déplaçant l’observation des personnes vers des situations et leurs opérateurs, serait moins embarrassée par le problème de l’anonymisation que «  l’ethnographie multi-intégrative  » de F. Weber, «  Settings, Interactions and Things : A Plea for Multi-Integrative Ethnography  », Ethnography, 2001, 2, 4, p. 475-499, sensible à l’appartenance des personnes à de multiples sphères sociales et complétant l’enquête par observation par des entretiens. Les risques de reconnaissance des personnes en seraient augmentés.

[11Latour B., La fabrique du droit, Paris, La Découverte, 2002.

[12Whyte W. F., Street Corner Society (1943 et 1955), Paris, La Découverte, 1995.

[13Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne (1959), Paris, Minuit, 1973.

[14Vidich A., Bensman J., Small Town in Mass Society, Princeton, Princeton University Press, 1958.

[15Brettell C. B.(ed.), When They Read What We Write, Westport, Conn., Bergin and Garvey, 1993.

[16Sluka J., «  The Other Talks Back  », in A. Robben, J. Sluka (dir.), Ethnographic Fieldwork : An Anthropological Reader, Malden et Oxford, Blackwell-Wiley, 2007, p. 177-182.

[17A fortiori quand ces chercheurs enquêtent sur des guerres, génocides, massacres et autres crimes contre l’humanité : Fassin D., «  L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’intolérable  », in P. Bourdelais, D. Fassin (eds), Les constructions de l’intolérable, Paris, La Découverte, 2005, p. 17-50.

[18Sur une «  éthique de l’implication  », voir Fassin D., «  les épreuves politiques du travail scientifique  », in Les enjeux politiques de la santé. Études sénégalaises, équatoriennes et françaises, Paris, Karthala, 2000, p. 321 sq. – où il défend un double principe de compatibilité et de discontinuité entre les activités de recherche, d’expertise et d’intervention.

[19Fassin D., «  L’éthique au-delà de la règle. Réflexions autour d’une enquête sur les soins en Afrique du Sud  », Sociétés contemporaines, 2008, 71, p. 117-136.

[20Il rappelle l’ambivalence de la perception de l’étranger en latin, selon Benveniste, oscillant hospes (hôte) et hostis (ennemi).

[21Clifford J., «  De l’autorité de l’ethnographe  » (1988), in L’Enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.

[22Voir Assayag J., «  Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser  ?  », in M.-C. Smouts (ed.), La situation postcoloniale, Paris, Presses de la FNSP, 2007.

[23Une version en est proposée par D. Fassin, «  La politique des anthropologues. Une histoire française  », L’Homme, 2008, 185-186, p. 165-186, qui se démarque des études des formes institutionnelles, symboliques et rituelles de la vie politique. Fassin propose une «  anthropologie critique  » qui traite du politique comme «  enjeu de définition de l’humain et des rapports sociaux, de mobilisation de la mémoire et de l’histoire, de déploiement de lois et de normes, de production d’inégalités et de violences, de manifestation d’injustices et d’oppressions, de manipulation des identités nationales et de rejet des altérités multiples  » (p. 183).

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