À partir d’une lecture de l’ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Alban Bensa, Daniel Cefaï propose une réflexion sur la pratique de l’ethnographie et le rapport au monde social qu’elle implique.
À partir d’une lecture de l’ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Alban Bensa, Daniel Cefaï propose une réflexion sur la pratique de l’ethnographie et le rapport au monde social qu’elle implique.
Ce compte rendu contient deux parties. La seconde partie s’intitule Les politiques de l’enquête (II) : Vers une anthropologie critique.
L’ethnographie entre dans l’âge de maturité en France. On peut mesurer le parcours accompli depuis trente ans et se réjouir de la quantité de cursus d’enseignement, de comptes rendus d’enquête empirique, de livres d’histoire et de réflexion dont nous disposons aujourd’hui. Le rythme des publications s’est accéléré ces derniers mois. Après Observer le travail [1], qui dressait un remarquable état des lieux de l’ethnographie du travail et lançait un plaidoyer en faveur du croisement entre ethnographie et histoire, en parallèle à une série de livres de Jean Péneff [2], Olivier de Sardan [3] et Florence Weber [4], voilà un nouvel ouvrage, Les politiques de l’enquête, coordonné par deux ténors de l’anthropologie, l’un et l’autre directeurs d’études à l’EHESS et respectivement directeur et co-directeur de l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux - sciences sociales, politique, santé). Didier Fassin est un anthropologue de la santé publique, médecin praticien, qui a une longue expérience d’enquête en Afrique et en Amérique du Sud - mortalité maternelle en Équateur, handicap au Sénégal, sida en Afrique australe. Il défend le programme d’une anthropologie politique et morale. Alban Bensa est un anthropologue du Pacifique Sud, qui depuis plus de trente ans étudie la Nouvelle-Calédonie, dont il a accompagné les luttes du mouvement indépendantiste. Il développe une perspective originale, à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire.
Ce livre, Les politiques de l’enquête, est remarquable par la palette des questions de méthodologie, d’éthique et de politique qu’il aborde, en partant des expériences pratiques des auteurs. Il témoigne d’un effort de réflexion sur les épreuves, pas toujours faciles, qui jalonnent nécessairement l’enquête de terrain, laissant parfois un petit goût d’amertume ou de déception, sinon des regrets de n’avoir pas eu davantage de lucidité, au bon endroit et au bon moment. Il a par ailleurs le mérite de s’arracher aux illusions de l’empirisme naïf sans pour autant tomber dans les états d’âme d’une auto-ethnographie qui nous parle plus de l’enquêteur que de ses enquêtés, et qui a fait rage sous différents labels aux États-Unis. Encadré par les deux seniors, ce recueil donne enfin la parole à de jeunes doctorants et chercheurs, qui mettent des mots sur leurs épreuves de l’enquête et qui sans dogmatisme, font entrer dans leur réflexion l’apport de l’histoire de l’anthropologie, des études de genre et des subaltern studies, et une gamme de thématiques, en vogue de longue date dans les recherches anglophones, mais qui ont eu quelque peine à faire leur chemin dans le monde francophone.
L’ethnographie est une discipline d’enquête qui s’efforce de faire mentir ce proverbe africain : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà ». Elle est une méthode qui permet au chercheur de voir et d’entendre en dehors des routines et des habitudes qui se sont sédimenté au cours de son parcours d’expérience. Plus qu’une méthode, elle requiert un véritable engagement dans le travail d’enquête, et un effort réflexif de tous les instants, portant sur les dimensions les plus intimes de l’être-soi, au monde et avec les autres. De ce point de vue, l’ethnographie n’est pas une technique neutre, parmi d’autres, dans la boîte à outils du sociologue ou de l’anthropologue (mais aussi du politiste, du géographe, de l’écologue…). Elle ne fait pas qu’engranger des données, elle entraîne une altération du regard et de l’écoute et elle induit indirectement des transformations dans les façons de lire des textes, de mener des entretiens ou d’analyser des statistiques. D’autre part, l’ethnographie ne se limite pas à un exercice impressionniste, consistant à tirer des portraits du monde social à la façon du reporter ou du romancier, et qui relèverait plus de l’improvisation littéraire que de l’enquête en sciences sociales. Elle n’est pas condamnée à la monographie ethnographique ou sociographique, riche en descriptions pittoresques, mais aveugle aux généralisations théoriques. Elle est un savoir-faire, dont on peut fixer les canons, un métier, que l’on peut transmettre à des étudiants. Dans son mouvement, on peut faire de la « théorie ».
L’une des difficultés majeures de l’entreprise est de faire comprendre, alors que les sciences sociales se sont constituées pour une bonne part sur leur capacité à manier des séries statistiques, à construire des modèles impersonnels et à restituer des structures objectives, comment l’ethnographie, cette « forme spécifique d’intelligence des choses, des personnes et des faits », produit un savoir général, ancré dans des descriptions de situations. Une des idées récurrentes, tout au long de cet ouvrage, est que le savoir ethnographique n’est pas donné d’avance. Dit en d’autres termes, il est davantage de nature abductive ou inductive qu’il n’engage une dynamique des conjectures et des réfutations telle que codifiée par Popper [5]. On n’a guère de modèle analytique qui serait formulé dès le départ et que les opérations d’observation seraient destinées à confirmer ou à infirmer. Pour les contributeurs à ce livre, si engagés théoriquement et politiquement certains d’entre eux paraissent par ailleurs, les idées restent en prise sur des données d’enquête, à la fois comme sources d’inspiration, concepts et hypothèses de sensibilisation [6], ou en retour, comme produits de l’imagination ethnographique, au travail dans l’observation et la description. Quant aux données, loin d’être des faits objectifs et impartiaux, elles dépendent directement de la qualité des « efforts linguistiques et relationnels » (p. 323), de l’administration des interactions et de l’épreuve des rencontres in situ. Leur émergence requiert non seulement des opérations d’objectivation, mais aussi, selon Fassin, un « travail d’intersubjectivation » (p. 10), qui donne accès, de façon heureuse ou douloureuse, à des comptes-rendus d’expérience et qui fasse apparaître, depuis des ancrages corporels et situationnels, des ordres et des processus sociaux. Les politiques de l’enquête nous éclaire sur la façon singulière dont les ethnographes donnent corps à des OPNI, des objets politiques non identifiés [7], ou reviennent explorer des terrains déjà labourés. Et dont ces ethnographes gardent prise sur la façon dont les enquêtés vivent, perçoivent, jugent et parlent des situations qu’ils rencontrent dans le cours de leur vie quotidienne.
Bensa parle lui aussi de « politiques de l’intersubjectivité ». Il se démarque clairement d’approches qui « renvoient les actes à des contraintes culturelles ou à des représentations inconscientes ». Pas question de rapporter les scènes d’observation à des systèmes culturels ou à des formes symboliques, et pas davantage à des structures sociales ou à des totalités narratives. « L’ethnographie est donc ici invitée à rompre avec les régimes de scientificité qui occultent la microsociologie de la communication et en particulier celle que pourraient éclairer nos relations d’enquête » [8] (p. 324-326). Bensa semble se défier de toute forme de sociologisme ou de culturalisme. Son projet d’anthropologie critique se propose d’ « échapper à l’illusion holiste », « se refuse à désindexer les faits de leur commentaire », « opte pour le primat du détail, du local et du circonstanciel » et prête attention à l’individuel, souvent masqué sous les catégories du collectif. L’affinité de Bensa pour la micro-histoire [9] est sensible, tout comme la rupture avec l’anthropologie structurale. Ce n’est pas là qu’un choix épistémologique ou théorique, mais aussi éthique et politique. Pour voir autre chose que ce que l’on connaît déjà, il faut cesser de se raccrocher à des types sociaux ou culturels donnés d’avance et apprendre à regarder et à écouter, se laisser affecter par la singularité des personnes, de leurs histoires et de leurs paroles et accepter qu’elles sont elles-mêmes capables de (se) catégoriser et de (se) classer, et de se repérer par rapport à des collectifs. Il faut rendre justice à ces personnes et à leur sensibilité morale et juridique, reconnaître leur capacité à porter des jugements normatifs, dans des situations uniques, et à s’affronter ou à s’entendre dans des épreuves de droit et de justice. Il faut enfin cesser de raisonner en termes généraux, en reproduisant toutes sortes de fantasmes essentialistes sur Soi et sur l’Autre, et prendre acte de la conflictualité et de l’historicité des mondes humains – bref, assumer le legs de Gluckman et de Balandier et inscrire son effort de compréhension dans l’horizon d’une expérience politique. « Les Kanaks m’ont définitivement guéri de l’utopie exotique qui dissocie l’ethnie de l’État, l’ethnologie de la sociologie et aussi des sciences politiques et de l’histoire ».
Le parcours de Bensa illustre bien ce problème des usages politiques de la recherche [10]. L’ethnologie néo-calédonienne a entretenu avec les “ peuples kanaks ” une relation compliquée, héritée de l’histoire coloniale. La figure primitive, forgée par l’ethnologie missionnaire de M. Leenhardt [11], a dû passer par un véritable travail de déconstruction et reconstruction, qui a accompagné la quête de la génération des Kanaks, pourtant socialisés religieusement, mais engagés dans le mouvement indépendantiste. Là, en Nouvelle-Calédonie moins qu’ailleurs, le terrain n’a jamais été vierge politiquement et historiquement. Bensa raconte comment, parti d’une recherche sur la mémoire orale et la poésie versifiée en 1973, il a pu s’initier aux mondes indigènes auxquels donne accès la langue vernaculaire, comment il a pu éprouver les séquelles de la violence coloniale du point de vue des Kanaks et, aboutissement de ce travail de décentrement, comment au cours des événements des années 1980, il s’est retrouvé propulsé dans les salles de meeting, au cœur de la révolte indépendantiste. [12]. Bensa aurait pu s’en tenir à une analyse culturaliste de la géographie ou de la botanique locales, des cultes « religieux » ou des chefferies « traditionnelles » – dans une « sortie de la réalité… qui tantôt esthétise tantôt dramatise le monde étudié » (p. 27). Il aurait pu figer des systèmes culturels, de façon symétrique à ce que les enquêtés font à l’égard de l’ethnographe, en détachant des expériences, des discours des actions de leurs contextes d’épreuve, d’énonciation et de performance [13]. Mais à l’encontre des opérations de muséification anthropologique – cette fabrique d’essences exotiques : là bas, les Dogons, les Bororos et les Kwakiutl, ici, les Provençaux, les Basques et les Bretons… - il a appris, au fil des rencontres, souvent en forme de quiproquos ou de malentendus à démêler les enjeux économiques, géopolitiques, écologiques et nationaux de la Nouvelle-Calédonie. Impossible de pratiquer la généalogie des lignages et des clans sans être renvoyé aux pratiques d’état-civil de la République française, ou la toponymie sans buter sur le problème des spoliations foncières, dénoncées par les militants du Flnks [14]. Aurait-il voulu se tenir à l’écart, il ne l’aurait pu, tant la radicalisation des parties, dans les années 1980, dont l’épisode dramatique de la grotte d’Ouvéa a été l’apothéose, était forte [15]. La politique, l’ethnographe l’éprouve dans le corps à corps de l’enquête, « à hauteur d’homme et à visage découvert » : ses stratégies d’enquête sont prises dans les stratégies des acteurs sur qui il enquête et c’est en trouvant la « juste distance » qu’il peut les réfléchir et leur rendre justice [16].De ce point de vue, l’expérience de Natacha Gagné a dû être douloureuse. Consciente des difficultés du contexte post-colonial et armée des enseignements d’une Linda Tuhiwai Smith [17], elle prend l’avion pour Auckland, Nouvelle-Zélande, où elle compte mener une enquête « sur et avec [mais aussi par et pour] les Maaori » (276-7). Elle choisit de se concentrer sur les villes, loin des terres tribales et de ne pas enquêter dans la « sphère du sacré-secret », ce qu’elle appelle encore le registre de « l’intimité collective » [18], ce qui dans un monde social doit être « protégé contre le regard scrutateur de l’Autre », et qui est placé par ses membres au fondement d’une lutte « d’affirmation culturelle et politique ». Elle décide de se fixer sur les whare Maaori, des « maisons Maaori » organisés selon les principes du marae, sites cérémoniels réservés à la pratique d’activités rituelles et socioculturelles, où la famille élargie maintient le lien avec les ancêtres. Elle se heurte dans un premier temps à la critique, lors de l’occasion publique d’un colloque, de l’expression house-marae, de la part d’un collègue qui jusque là s’était montré amical. Et à l’occasion d’un séjour post-doctoral à Auckland, elle est interpellée par le membre de l’une des familles enquêtées, lui-même universitaire, qui menace de déposer une plainte au tribunal et au comité d’éthique (ceux des universités de McGill et d’Auckland avaient donné leur assentiment). Les choses s’enveniment avec la famille tout entière, mais des modifications dans la présentation de ses membres dans le manuscrit permettent d’apaiser la tension. Gagné interprète ses mésaventures comme un symptôme du projet politique de production d’une « culture authentique » des Maaori, contrôlé par une élite qui, dans la perspective de la « décolonisation de la recherche », s’en est faite la gardienne. Des intellectuels Maaori ont acquis un pouvoir d’expertise et de censure dans des commissions gouvernementales, les tribunaux et les universités. Ils s’assurent de la rectitude politique des chercheurs et se posent comme les garants de l’identité autochtone. Toute enquête menée par un non Maaori est entachée de suspicion. La décolonisation de la recherche menace de se transformer en « ethnicisation » des relations entre enquêteurs et enquêtés [19]. De nombreux chercheurs dénoncent l’ « essentialisme des élites autochtones » (293), dont il arriverait qu’il nourrisse une espèce de nationalisme ethnique contre des minorités locales – exemple est donné des Indo-Fidjiens.
Bastien Bosa apporte des éléments d’information complémentaires pour comprendre le type de contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’enquête de terrain hors de France. Comme il le dit, on peut se demander quelle est a priori l’utilité d’un Code d’éthique. La majorité des chercheurs appliquent un certain nombre de règles déontologiques, et l’idée que faire signer un document aux enquêtés puisse être perçue par eux comme un garde-fou est problématique. Elle masque souvent l’intérêt des institutions de recherche à se couvrir juridiquement et à éviter d’éventuelles poursuites judiciaires. « Présenter le formulaire de consentement comme un moyen de protection contre le pouvoir du chercheur et/ ou contre la violence symbolique qu’il exerce, peut donc paraître naïf ou hypocrite. Ceci d’autant que le document, en formalisant la relation, ne fait souvent qu’accentuer la distance entre enquêté et enquêteur » (p. 209). L’exigence de consentement éclairé ne peut rendre transparente une relation compliquée, nécessairement duplice, faite de retenue, sinon de calcul et de ruse, de part et d’autre, une relation en clair-obscur, où l’on ne montre pas tout et où l’on ne dit pas tout… Ceci dit, Bosa, tout en racontant ses difficultés avec le Human Research Ethics Committee, reconnaît l’utilité que peuvent avoir des documents comme le National Statement on Ethical Conduct in Human Research et les Guidelines for Ethical Research in Indigenous Studies [20]. Mais il pose une série de questions. Premièrement, dans quelle mesure l’autonomie de l’enquêteur n’est-elle pas remise en cause par l’implication des enquêtés « à toutes les étapes de la recherche, depuis la formulation des projets et des méthodes jusqu’à la détermination des résultats de la recherche et l’interprétation des résultats », comme le veulent les Guidelines ? Et qui sont les représentants et intermédiaires légitimes de la communauté indigène avec qui la transaction doit s’engager ? L’invocation d’un consentement collectif de la part d’organisations accréditées ou d’aînés de la communauté ne risque-t-elle pas de déboucher sur un droit de veto de « bureaucraties ethniques » ? Enfin, la « reconnaissance authentique » des « spécificités culturelles » et des « valeurs indigènes » ne favorise-t-elle pas la clôture d’une entité imaginaire, donnée de toute éternité, sur elle-même – et qui sait, accessible aux seuls autochtones ? Mais Bosa, mesuré, ne tranche pas. L’existence d’un protocole institutionnel, écrit-il, peut garantir des droits et préserver les intérêts de personnes vulnérables, en particulier des ci-devant colonisés – ce qui n’empêche pas de le détourner ou de l’aménager, sans pour autant cesser de se « conformer à une certaine éthique du terrain » (p. 225).
Pas question, donc, de trouver dans Les politiques de l’enquête des déclarations incendiaires pour ou contre les codes et les comités d’éthique, ni des prises de parti systématiques en faveur de populations opprimées, qui auraient un droit de revanche contre les anciens colons, ou à leur encontre. L’enjeu est de cerner comment des dispositifs destinés à garantir des droits, à protéger contre les risques de l’enquête ou à inciter à la participation des enquêtés, accomplissent leur mission, ou finissent par se retourner en moyens de contrôle et de censure. On quitte alors les simplismes de l’accueillante hétéroglossie et de la violence symbolique ; on tient à distance les caricatures du bon sauvage ou de l’enquêté retors. Sans renoncer à la présomption égalitariste d’une parole ménagée à l’Autre dans le cours de l’enquête et dans le corps de l’analyse, tout en recherchant des modalités de coopération avec les enquêtés, on pointe les effets pervers, les dérapages et les inconvénients de différents dispositifs de codification de l’enquête.
L’une des forces de l’enquête ethnographique, quand elle est bien menée, est de bousculer les préjugés, aussi bien ceux de l’attitude naturelle des enquêtés, protégés contre les angoisses du doute par les routines, les stéréotypes et les croyances de la vie quotidienne, que ceux de la critique militante, qui finit par substituer des mots d’ordre au travail d’analyse et qui brandit ses évidences protestataires comme autant d’amulettes contre le mal. Les comptes-rendus d’enquête d’Avanza, de Blondet, de Mazouz ou de Mainsant témoignent chacun, à sa manière, de la complexité du traitement des questions de classe, de genre ou de race, comme thèmes, obstacles et ressources de l’enquête.
Martina Avanza, exposée au racisme ordinaire, au quotidien, et à la xénophobie, revendiquée publiquement, des militants et des notables de la Ligue du Nord en Italie, n’a cessé d’éprouver un sentiment de malaise à l’égard d’enquêtés vis-à-vis de qui elle n’était pas seulement en désaccord, du point de vue des opinions, mais ressentait une forme de « dégoût » politique, éthique et esthétique. Avanza récuse la conflict methodology (53) pour qui tous les coups sont permis, dès lors qu’il s’agit de démasquer et démystifier des organisations ou des institutions – clubs élitistes, entreprises privées, administrations publiques, sectes religieuses et partis extrémistes – dont le pouvoir est fondé sur le contrôle de l’information et la gestion du « consensus ». Toute la difficulté a été pour elle de se positionner par rapport à ses enquêtés, pour ne pas tomber dans la dénonciation sur le mode de la moquerie et du mépris, qui est l’attitude commune de l’intelligentsia et de la bourgeoisie éclairée en Italie, et pour rendre justice à des pratiques et à des opinions qui, si elles lui répugnent, n’en ont pas moins leur gravité et sont à prendre au sérieux. Elle qualifie la posture de duplicité qu’elle a adoptée, dissimulant et protégeant une vie privée en totale contradiction avec les idéaux des « léguistes », de « cynisme méthodologique » [21] - mais le terme n’est peut-être pas le mieux choisi, à voir les scrupules qui rongent cette « cynique » ! Avec une grande honnêteté, elle dit clairement comment le malaise ressenti n’est pas dépassable : il reste là, même après que l’enquête est bouclée.
Sarah Mazouz rend compte du malaise initial à devoir choisir des « jeunes susceptibles de subir des discriminations raciales » [22]. La chose n’est pas simple, en général, du fait qu’elle risque d’induire l’objectivation de critères de définition de la « race » - de produire des effets d’ « altérisation et assignation raciales » (82). Elle est compliquée en France par l’interdit républicain qui continue de peser sur les opérations d’identification de « minorités visibles » - et ce même si les paradoxes de la posture universaliste sont de plus en plus critiqués du point de vue de leurs conséquences inéquitables. Le problème de Mazouz est de mettre en évidence des « modes de racialisation » sans pour autant « stigmatiser racialement » [23]. Avec beaucoup de sensibilité, Mazouz, tunisienne, mais « perçue comme “blanche” » et même « anti-arabe », faute de « calculer [= comprendre] la mentalité rebeue », raconte les grands écarts permanents qu’elle doit faire sur le terrain. Elle analyse la sensibilité qu’elle développe à l’embarras et au lapsus comme modalités d’exprimer la différence et l’attention qu’elle prête à la ronde des étiquetages de soi revendiqués – « algérien », « arabe », « musulman », « français »… Si l’ethnographie est ici en position forte par rapport à n’importe quelle autre méthode d’enquête, c’est parce qu’il n’y a de processus d’identification que situé et que le sens discursif est rarement littéral – surtout dans la confrontation au « paradoxe minoritaire », conduisant, dans une espèce d’oscillation incessante, en forme de double bind, à affirmer et à refuser à la fois la différence. On ne peut s’empêcher de penser que l’apprentissage d’un tel regard et d’une telle écoute, attentifs à l’expérience de personnes qui se sentent confrontées à des formes de stigmatisation et de discrimination est, au-delà de sa valeur ethnographique, porteur d’un sens civique. Et l’interrogation politique semble ici inhérente à la réflexivité de l’enquête ethnographique.
Gwénaëlle Mainsant centre son enquête sur une autre source de malaise : le rire. Sa démarche ethnographique lui permet de donner une interprétation des plaisanteries en milieu policier bien plus dense que ne l’autorise l’analyse fonctionnelle en termes de contrôle normatif, expression de conflits, assignation d’identités, réduction de la souffrance, renforcement de la cohésion… L’humour est présenté à la lumière d’un apprivoisement réciproque entre l’enquêtrice et ses enquêtés (102). Les moqueries à propos de la prise de notes lui font percevoir la réticence de professionnels de l’enquête et du procès-verbal à être « surveillés » et comprendre leur méfiance vis-à-vis de l’excès de sérieux avec lequel elle conçoit son activité. Mais elle découvre aussi qu’elle n’est pas habilitée à elle-même tourner en dérision les policiers, qu’on lui assigne les identités les moins valorisées de gardien de la paix ou d’adjoint à la sécurité, que son statut de femme-intellectuelle prête à toutes sortes de commentaires… On la fait participer, tout en se moquant de son investissement : « cette participation au jeu engendre une appréhension pratique plus poussée des techniques et une compréhension fine de ce qui se joue entre policiers au moment des surveillances » (111). Le « jeu policier », où lui sont consentis divers modes et degrés de participation, lui permet de porter un regard réflexif sur les activités des policiers. Mainsant voit dans les blagues un élément clef des « sociabilités policières », moyennant lesquelles elle passe au revers de leur autocontrôle et de leur réserve en public. Elle perçoit à travers ce prisme les registres d’interaction des policiers entre eux et avec leurs clients – violence, humiliation, séduction, complicité. Elle saisit les « frontières de la légitimité » de leurs interventions, ce qu’ils valorisent et ce qu’ils discréditent. Elle analyse le « processus de stigmatisation » qui pèse sur les policiers, et ce qu’ils en font, en jonglant notamment avec les catégories du proxénétisme. Le rire permet de contourner les façades publiques et d’accéder à l’économie morale d’une activité professionnelle.
Marieke Blondet, enfin, revient sur la question du genre sur le terrain. Elle rappelle comment les terrains lointains ou périlleux ont longtemps été fermés aux femmes et explique comment les hommes qui l’ont précédée aux îles Samoa ont pu accéder à des positions d’autorité, dont la participation au conseil politique, interdits aux femmes. En réactivant les questions de la protection, de la conformité et de la suspicion qui avaient gagné leur légitimité avec le collectif de Peggy Golde [24], et en passant en revue une série de travaux sur la question [25], elle montre le carcan normatif qui pèse sur les femmes. Protection : pour ne pas être soupçonnée de malhonnêteté, et perçue comme une femme facile, séductrice ou disponible, Blondet mène ses entretiens avec des hommes sous les yeux de leurs épouses ou de leurs pairs – la situation inverse étant aussi effective des femmes que l’on tient éloignées de l’homme blanc. Conformité : elle doit se mettre à vivre comme les Samoans, occuper une place dans des groupes de parenté. À partir du jour où elle est hébergée gratuitement par une famille, elle se voit ouvrir, mais tout autant fermer des possibilités d’enquête. Elle se voit surtout imposer une série d’obligations : s’occuper de ses jeunes frères et sœurs, respecter un code de conduite, nettoyer la maison et subir des interrogatoires sur ses activités. Suspicion : l’enquêtrice suscite toutes sortes de fantasmes stéréotypés, et des rumeurs circulent sur son compte, sur sa compétence et sa crédibilité, sur ses véritables raisons d’être à Samoa… Son statut d’étudiante n’est confirmé qu’après qu’elle donne une conférence à l’université locale. Cette situation, due à la difficulté de la classer dans les schémas préétablis, est compliquée par la présence en ces lieux du fantôme de Margaret Mead, que son étude de la sexualité des adolescentes avait rendu suspecte, dont on racontait qu’elle avait eu des aventures avec des informateurs hommes, et que le travail de Derek Freeman avait fini de discréditer [26].
Cette série d’épreuves montre à quel point la qualité des résultats d’enquête dépend de la capacité du chercheur à s’engager dans des transactions avec les enquêtés, à contrôler ses modalités d’implication dans des situations et à maîtriser les catégorisations dont il ou elle est le sujet et l’objet. Le pilotage de la situation d’enquête permet de maintenir les bonnes formes, de sauvegarder les bonnes apparences et de créer un sentiment de confiance avec les autres participants à l’enquête. Mais il permet aussi de réfléchir le type d’informations que l’on obtient, d’analyser les échecs et les impairs de certaines interactions, de faire du genre, de la race ou de la classe des analyseurs, autant que des thématiques, de la situation d’enquête. Et d’assumer le jeu multiple qui en ethnographie, redouble l’enquête d’une enquête sur l’enquête et parfois, d’une enquête des enquêtés sur l’enquêteur.
Voir la deuxième partie
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par , le 22 mai 2009
Daniel Cefai, « Les politiques de l’enquête (I) : Le travail de l’altérité », La Vie des idées , 22 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-travail-de-l-alterite
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[1] Arborio A.-M., Cohen Y., Fournier P., Hatzfeld N., Lomba C., Muller S. (dir.), Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte, 2008.
[2] Péneff J., Le goût de l’observation, Paris, La Découverte, 2009.
[3] Sardan O. de, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain la Neuve, Bruylant-Academia, 2008.
[4] Weber F., Manuel d’ethnographie, Paris, PUF, 2009.
[5] Passeron J.-C., Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
[6] Blumer H., Symbolic Interactionism, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1969, parlait de sensitizing concepts, qui indiquent des lignes directrices pour entrer sur le terrain, suffisamment vagues pour ne pas déterminer le rayon de l’attention et suffisamment réfutables pour être abandonnés à l’épreuve de cas négatifs.
[7] Martin D.-C., Sur la piste des OPNI, Paris, Khartala, 2002.
[8] En France, des pistes avaient été ouvertes par Masquelier B., Siran J.-L. (dir.), Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien, Paris et Montréal, L’Harmattan, 2000.
[9] Bensa A., « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Revel J. (dir.), Jeux d’Échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, 1996, p. 37-70.
[10] Bensa A., Chroniques kanaks. L’ethnologie en marche, Paris, Peuples autochtones et développement/ Survival International France, 1995.
[11] Naepels M., « Les pratiques ethnographiques de Maurice Leenhardt », in Naepels M., Salomon C. (eds), Terrains et destins de Maurice Leenhardt, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, « Cahiers de L’Homme », n° 39, p. 95-115
[12] Elle peut être recoupée avec l’entretien très parlant, « De l’autre côté du mythe », accordé à S. Grelet, M. Lary et V. Patouillard, pour la revue Vacarme, juin 2008, n° 44 : http://www.vacarme.org/article1604.html.
[13] Pour une ethnologie qui échappe aux raccourcis culturalistes, on pourra lire Jean Bazin, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008, avant-propos d’A. Bensa et V. Descombes.
[14] Bensa A., Nouvelle-Calédonie. Un paradis dans la tourmente, Paris, Gallimard, Découvertes, 1990.
[15] Il raconte ailleurs comment la demande de Bernard Pons de l’expulser de l’île est restée sans suite, grâce à la protection du CNRS, et comment le savoir ethnographique est devenu un enjeu politique dans la mobilisation collective du mouvement indépendantiste.
[16] De Sardan O., « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1995, 1, p. 71-109 et Bensa A., « De la relation ethnographique. À la recherche de la juste distance », ibid., p. 131-140.
[17] Smith L. T., Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous People, Dunedin et Londres, Zed Books et University of Otago Press, 1999. Conformément à cet ouvrage, N. Gagné applique des principes de recherche kaupapa maaori, en montant un dispositif « de consultation et de discussion avec les participants à la recherche » à toutes les phases de l’enquête, du recueil à l’analyse des données.
[18] Herzfeld M., Cultural Intimacy : Social Poetics in the Nation-State, New York, Routledge, 1997.
[19] Sur ces questions, voir Gagné N., Martin T., Salaün M. (dir.), Autochtonies. Vues de France et du Québec, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2009.
[20] Bosa B., « L’Aigle et le Corbeau. Quand les Aborigènes s’invitent à la table des anthropologues », Gradhiva, 2005, 2, p. 31-47 ; ou « Les mots et les choses. Les Aborigènes et la decolonization », Genèses, 2005, 61, p. 98-120.
[21] Reprenant de Sardan J.-P., « Le “Je” méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, 2000, 3, p. 417-445.
[22] Fassin D., Mazouz S., « Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain », Revue française de sociologie, 2007, 48, 4, p. 723-750.
[23] Sur cette problématique de la « racialisation », voir Fassin D., Fassin É., De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, 2006. Il s’agit de penser le « racisme après les races » (Balibar), quand le préjugé racial continu d’être opérant après l’invalidation scientifique du concept de race.
[24] Golde P. (dir.), Women in the Field : Anthropological Experiences, Chicago, Aldine, 1970.
[25] En français, voir Caratini S., Les non-dits de l’anthropologie, paris, PUF, 2004 ; et Fournier P., « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur », ethnographiques.org, 2006, n° 11 : http://www.ethnographiques.org/IMG/pdf/ArFournier.pdf.
[26] Tcherkézoff S., Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa, Paris, PUF, 2001.