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Recension Arts

Vérité de l’image numérique

À propos de : À. Quintana, Virtuel ?, Cahiers du cinéma.


par Olivier Fournout , le 28 avril 2009


Pour Àngel Quintana, le numérique n’est nullement contraire au réalisme qui depuis la naissance du cinéma inspire le septième art. C’est qu’il n’y a pas un mais plusieurs réalismes, et que le cinéma ne se contente pas de prélever des empreintes du réel, il révèle aussi les pièges de notre rapport au monde.

Recensé : Àngel Quintana, Virtuel ? À l’ère du numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts. Cahiers du cinéma, coll. 21e siècle, Paris, 2008, traduit par Esther Fouchard, 127 pages.

Un kangourou boxeur fut l’un des sujets tournés dans la salle dite « Black Maria » des ateliers Edison à la fin du XIXe siècle en 1895, tandis que le léger flottement d’un feuillage était saisi par la caméra des opérateurs Lumière. Deux traditions de réalisme naissent en même temps, dès les balbutiements de la technique. Le livre d’Àngel Quintana se construit sur ce contraste entre deux tendances du cinéma, dont il suit les traces et les mélanges jusqu’à l’époque contemporaine. À la question : virtuel ? vous avez dit virtuel ? il répond : À l’ère du numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts. Question et réponse s’affichent dès le titre, mais la thèse, aussitôt énoncée, se complexifie, car il n’y a pas un, mais des réalismes au cinéma. Chaque période, jusqu’à aujourd’hui, les a cultivés. Le lecteur quitte le livre enrichi d’une typologie qui pose des jalons dans l’histoire tout en se penchant sur les plus récentes technologies et esthétiques de l’image animée.

Le réalisme du « comme si »

Selon une première tendance, le cinéma se nourrit d’une esthétique de foire. C’est le règne du kangourou boxeur. Qualifié par Àngel Quintana de cinéma d’attraction, il apprécie l’illusionnisme et le trucage. Avec les Hale’s Tours, populaires dans les années 1900, les spectateurs se trouvaient comme mis à la place de voyageurs dans un train découvrant le paysage qui défile. Dans L’hôtel électrique de Segundo de Chomón (1908), les déplacements d’objets sont truqués grâce à un dispositif lié à la prise de vue. Dès les années 1920, le cinéma gagne son statut d’art en mettant en valeur la fabrication d’une image artificielle, par les éclairages glamour, par le maquillage qui sculpte des déesses, par le montage osant des effets de rythme, d’ellipse ou de rapprochement de réalités éloignées.

Les grands succès contemporains se raccordent à cette tradition du cinéma spectacle, bigger than life. Leur esthétique est celle de la statue de marbre, plus belle, plus grande que nature, retouchée à l’infini. La post-production digitale permet d’aboutir à des chefs d’œuvre de l’illusionnisme, dont le premier d’entre eux fut Jurassic Park de Steven Spielberg (1993), doté par Àngel Quintana d’une amusante descendance : « Le parc thématique de Spielberg est une préfiguration de Second life, ce monde parallèle où l’internaute réalise tous types de transactions simulées ». Les manipulations numériques débouchent sur un robot qui se transforme en humain (par la technique du morphing, dans Terminator 2 de James Cameron, 1992) ou sur des pingouins qui font des claquettes (Happy Feet de George Miller, 2006). Elles pourraient, un jour, accoucher d’un monde où Lara Croft se verrait décerner l’oscar de la meilleure actrice.

Il y a bien là un effet de réel. Le spectateur y croit ; tout au moins, l’image à l’écran est-elle vraisemblable. Àngel Quintana évoque un réalisme de la représentation. Les architectures néo-baroques du Seigneur des anneaux de Peter Jackson (2001-2003) ou de Matrix de Andy et Larry Wachovski (1998-2003) n’existent pas dans le monde, elles sont créées, mais comme le palimpseste de formes baroques anciennes. La stimulation sensorielle est bien réelle, qui occupe tous les efforts de la production. Frankenstein sort de l’écran pour que le spectateur frémisse.

Le réalisme de l’empreinte

À l’inverse, le tremblé du feuillage des laboratoires Lumière capture le mouvement de la vie même. Il a besoin de la durée pour s’exprimer. Il engage à une attitude contemplative. Àngel Quintana parle de cinéma de l’attention. Ce réalisme est celui du temps et de l’espace vécus. Dans les films de Charlie Chaplin, le corps de l’acteur, exercé au music-hall, produit les mutations à l’image, sans trucage. Dans Stromboli, terra di Dio de Roberto Rossellini (1948), l’histoire est une fiction, il y a narration, mais le cadre naturel – le volcan jeté sur la mer – apporte une dimension de réalité. Un document naît, qui enregistre l’activité tellurique au moment du tournage. Le symbolisme du mystère et de l’aléatoire s’y engouffre. Il s’agit de « faire exploser le réel à l’intérieur même de la fiction ». Selon cette esthétique, le réel, tel qu’il se donne, vient à déposer une empreinte. Shadows de John Cassavetes (1958) revendique son statut d’improvisation de comédiens, et si les prises ne sont par raccord au montage, c’est que l’impulsion du moment est privilégiée.

Àngel Quintana, à la suite de beaucoup d’autres analystes, note qu’aujourd’hui les images générées par ordinateur mettent à mal cette esthétique. La post-production digitale fait douter d’une quelconque saisie du flux de la vie. L’image omnipotente, autonome, se coupe de sa référence mondaine. L’empreinte chimique originelle a disparu. La technique emporte l’idée d’un « vu à l’écran » décalqué de la réalité : que la retouche se généralise, ne nous rendant l’imagerait pas ou plus réelle que nature, ou plus excitante à nos sens de spectateurs, ou plus conforme à la norme attendue.

Cependant, Àngel Quintana consacre le dernier tiers de son livre à montrer que le cinéma contemporain n’a pas abandonné l’utopie du réel au sens de l’empreinte, et que la technique numérique, par certains usages minoritaires mais féconds, y prend sa part. Avec des caméras beaucoup plus légères, des coûts d’enregistrement moindres, un stockage moins encombrant, un montage plus rapide, un nombre d’intervenants réduit, il est possible de s’engager dans des projets dont le budget aurait paru, il y a peu de temps encore, inaccessible. De ces tentatives, il révèle la variété.

Contemplatif numérique

La captation de tout ce qui se passe, au moment où ça se passe, dans une certaine improvisation, une poétique de l’éphémère, saisie telle quelle au tournage, puis réécrite au montage, forge un style. À l’ouest des rails de Wang Bing (1999-2004) s’attache, dans un triptyque de neuf heures, à décrire l’état des ruines industrielles de la Chine contemporaine. L’image est artisanale, les mouvements de caméra approximatifs, brouillons, parfois sans netteté ou avec de brusques coups de zoom, selon une esthétique, mais aussi une économie, de cinéma amateur. Sur un tout autre plan, l’exploration des territoires et des personnes traverse l’expérience intime, avec Vacances prolongées de Johan Van der Keuken, 2000. La chronique du dernier voyage du réalisateur, atteint d’un cancer, est filmée à l’aide d’une petite caméra vidéo numérique.

L’acte de documentation est aussi au centre des films de Jia Zhang-ke, comme Still Life (2006) qui campe une histoire fictionnelle dans le contexte de l’engloutissement de la ville de Fengie par le barrage des Trois Gorges, ou comme 24 City (2008) qui montre les dernières années d’existence d’une usine sidérurgique dans une Chine en cours de post-industrialisation. L’image haute définition et le plan fixe y servent la construction d’une mémoire collective poursuivant ses vestiges.

Dans la chambre de Vanda, de Pedro Costa, 2000, suit la destruction du quartier de Fontanhias, à Lisbonne, à travers le portrait d’une femme, Vanda, héroïnomane. La narration, sans effets ni fausses coupes, s’inspire de récits témoins, puis les module. Pedro Costa retourne à Fontanhias pour tourner En avant jeunesse, 2008, où la « froideur numérique propose une nouvelle esthétique du réel ». En cultivant le plan fixe et une statique des rencontres, le cinéaste stylise le réel.

Valse avec Bashir de Ari Folman (2008) est un dessin animé : nul doute que l’image est artificielle, à l’opposé de l’empreinte. L’effet de réel provient du fait que le réalisateur a participé à la campagne militaire israélienne au Liban en 1982, au cours de laquelle se sont déroulés les massacres de Sabra et Chatila. La quête du souvenir, ici, maintenant, potentiellement vécue par l’auteur vingt cinq ans plus tard, se met en scène. La recherche de témoignages dont le film est tissé accompagne la reconstruction de la mémoire d’Ari Folman lui-même. Du moins la narration joue-t-elle de ce ressort. Ce qui se donne alors comme réel, c’est le mouvement même de fabrique du film, rendu explicite, même si ce geste aboutit à une histoire dessinée par ordinateur.

Ainsi, la révolution du numérique débouche autant sur la foire de l’illusionnisme que sur le recueil – problématisé – d’empreintes du monde réel. Ce nouveau réalisme n’est pas naïf, car les images, même les plus fidèles, fabriquent le regard, mais pour Àngel Quintana, le cinéma n’en reste pas moins « le plus réaliste des arts ». L’effet de réel qu’il préfère donne toute son ampleur à l’acte de voir, de s’imprégner de textures, de durée, d’espace, de mouvement, de corporéité, dans un certain minimalisme de la représentation, par la beauté des petits formats, par des formes brutes, simples, par l’attention à l’éphémère. La globalisation couplée à l’industrialisation de l’image, avec tout le déterminisme technologique, économique et social qui s’y associe, laisse une place à l’hétérogène. L’esthétique cinématographique fait de la résistance : « Le numérique permet la conquête d’une image du monde qui ne passe pas par les nombreux stéréotypes engendrés par la globalisation mais par la recherche d’un espace ouvert à l’hétérogénéité et à l’hétérodoxie ».

À certaines conditions, le désir de réalité s’épanche dans la création d’une pensée sur le monde où fiction et contemplation se confortent ; le cinéma ne prétend pas seulement prélever la vérité sur le réel, il montre « certains des pièges de notre relation avec le tangible ». L’image façonnant notre rapport au monde s’y réalise, doute inclus.

par Olivier Fournout, le 28 avril 2009

Pour citer cet article :

Olivier Fournout, « Vérité de l’image numérique », La Vie des idées , 28 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Verite-de-l-image-numerique

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