Quels liens unissent les sommets de l’État et le monde judiciaire ? Deux sociologues ont mené l’enquête en mobilisant une méthodologie exigeante.
Quels liens unissent les sommets de l’État et le monde judiciaire ? Deux sociologues ont mené l’enquête en mobilisant une méthodologie exigeante.
Qu’est-ce qu’un juge d’instruction à Mende, une substitue au ministère de la Justice et une conseillère à la Cour d’appel d’Aix ont en commun ? Par-delà la diversité des contextes de travail et des types de contentieux que rencontrent les magistrat-es judiciaires, L. Willemez et Y. Demoli mettent l’emphase sur ce qui fait l’unité du groupe et restituent sa structuration interne.
Leur objet se dessine autour de trois thématiques centrales : la bureaucratisation du corps et son organisation, sa morphologie sociale, et enfin le rapport des professionnels à leur fonction. Loin de se cantonner à cette dimension descriptive, l’ouvrage apporte une réflexion stimulante sur la position de la profession vis-à-vis des élites administratives, et plus précisément sur les liens d’interdépendance entre les sommets de l’État et le monde judiciaire.
Pour mener à bien cet ambitieux projet, faisant tenir ensemble monographie de la profession judiciaire et élaborations théoriques, les chercheurs déploient une méthodologie exigeante. L’approche quantitative fournie, allant des régressions logistiques à l’ACM en passant par l’analyse de séquences, est complétée par une campagne d’entretiens et l’exploitation d’un questionnaire. En outre, la forme actuelle de la profession est utilement mise en contexte par une description de sa genèse historique par les auteurs, à partir d’une revue de la littérature et un travail d’archive.
Y. Demoli et L. Willemez réactualisent les savoirs sur la magistrature judiciaire dans une perspective d’ensemble, peu mobilisée depuis les travaux fondateurs de J-L. Bodiguel et A. Boigeol [1]. Les approches propres à la sociologie des professions, telles que l’analyse de la composition sociale de ses membres, l’étude de leurs conditions de travail, et enfin la structuration de leur carrière sont ainsi placées au centre de l’analyse.
Le groupe présente un recrutement social analogue à celui des haut-es fonctionnaires pour ce qui est de leur revenu moyen et de leur origine sociale : 69% sont issu-es des classes sociales les plus dotées en capitaux (pères cadres d’entreprise ou professions libérales majoritairement), contre 12,4 % seulement dont le père est salarié ou ouvrier. Le corps n’échappe pas non plus aux logiques d’homogamie socioprofessionnelle, puisque sur 100 magistrat-es, 79 ont un-e partenaire appartenant au même groupe socioprofessionnel (cadres et professions supérieures) et que 20% sont marié-es à un-e collègue.
Ce recrutement social élevé n’est pas un gage de satisfaction, comme le révèlent les résultats issus des entretiens et du questionnaire portant sur les conditions de travail. Ces données mettent l’emphase sur les risques psycho-sociaux et les cas de souffrance dans le cadre professionnel expérimentés par les personnes interrogées. Cela trouve une explication dans le « débordement du travail par rapport au temps et aux espaces de travail » (p. 179), plus régulier que pour la plupart des autres professions appartenant à la catégorie des cadres. En outre, des situations de télétravail, rendues parfois nécessaires par l’exiguïté des locaux, renforcent l’isolement et favorisent l’empiétement des activités professionnelles dans le cadre privé. Enfin, la faiblesse des effectifs de renfort approfondit les situations de surcharge et d’allongement des temps dédiés à l’activité professionnelle. Ces difficultés sont néanmoins à nuancer car elles sont inégalement réparties dans le corps. Ainsi seul-es 27,2% des enquêté-es ne déclarent ni conflictualité au travail, ni débordement. À l’autre bout du continuum se situent une part non négligeable de magistrat-es se disant en souffrance (17,7% de l’échantillon), au quotidien rythmé par de nombreuses astreintes et permanences, et dont les tâches se prolongent en soirée.
Cette approche par les rapports subjectifs au travail permet également de saisir les dynamiques de carrière des magistrat-es. Elles sont d’abord objectivées d’un point de vue quantitatif à partir de diverses méthodes, puis mises en perspective par les entretiens. La recherche met au jour une stratification par genre et par âge des fonctions dans le corps, avec notamment une concentration des jeunes magistrat-es au parquet. En outre, le parquet apparaît comme une fonction masculine tandis que le siège est plus féminisé. Les postes de chef de juridiction « montrent une forme de masculinisation tout à fait atypique, eut égard à la féminisation de la profession » (p.116). Une régression logistique permet alors d’estimer que, toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être un homme accroît de 13,8% les chances d’accéder au grade prestigieux de hors-hiérarchie par rapport aux magistrates.
Ce tour d’horizon des parcours professionnels est complété par une visualisation graphique des carrières d’une cohorte de magistrat-es des années 1980. Elle révèle que si les mouvements de carrière sont organisés autour des mêmes règles d’avancement, cela n’exclut pas l’existence de trois modèles idéaux-typiques de carrière : les magistrat-es du parquet, les magistrat-es du siège plus ou moins spécialisé-es et enfin celles faites de nombreux détachements. La réalisation d’entretiens permet de saisir les ressorts des mobilités professionnelles. Celles-ci apparaissent comme une qualité inhérente à la profession, largement valorisée. Elles sont néanmoins source de frustrations et le résultat d’arbitrages pour faire coïncider vie privée et professionnelle. Qu’ils soient fonctionnels ou géographiques, les changements de poste se font au désavantage des femmes. Pour réduire les débordements du travail sur la vie familiale, ces dernières sont plus enclines à sacrifier une mobilité fonctionnelle désirée pour une mobilité géographique de proximité. Or, ces choix contraints affectent les chances d’accéder au grade hors-hiérarchie. Les « mobilités gagnantes » (p. 165) s’alignent ainsi sur les trajectoires typiquement masculines, marquées par une spécialisation fonctionnelle et de plus amples mobilités géographiques.
Faire le portrait de cette « bourgeoisie d’État » (p. 103) est l’occasion de poser les fondements d’une réflexion théorique encore peu explorée par la sociologie du droit, relative à la position des magistrat-es vis-à-vis de la haute administration. Pour opérer cette montée en généralité, les auteurs étudient la profession en tant que corps d’État, c’est-à-dire comme forme spécifique d’organisation du travail héritée du corporatisme d’Ancien Régime, dans laquelle les carrières sont organisées et encadrées par l’administration centrale, du recrutement à l’avancement, en passant par la formation et la délimitation des fonctions [2]. Se dégage alors le portrait d’une profession ambivalente, prise dans une contradiction entre, d’une part, le processus historique d’autonomisation de la profession vis-à-vis de la haute administration, et d’autre part, la subsistance de liens d’interdépendance organisationnelle entre les deux entités.
L’ouvrage s’étend ainsi sur la description de la genèse du corps. La période retenue s’étend de 1810, « premier moment d’étatisation de la magistrature » (p.21) à la loi organique du 8 août 2016, dernière modification de son statut. Se dessine le tableau d’une professionnalisation progressive de la magistrature, dont l’enjeu principal réside dans son effort d’autonomisation vis-à-vis des instances de gouvernance politique [3]. D’abord entièrement soumise à leur pouvoir de nomination, elle s’en détache très progressivement à la faveur des modifications des mécanismes de recrutement à partir de la fin du XIXe siècle [4].
Du fait du rôle central joué par la magistrature dans le maintien de l’ordre social, cette question demeure essentielle tout au long du XXe siècle [5]. La subordination au ministère de la Justice explique le statut peu valorisé de la magistrature durant cette période, se traduisant par une crise de recrutement et une désaffection par les élites juridiques. Il faut attendre la Ve République pour que la tendance s’inverse et que des réformes confèrent au groupe professionnel certaines caractéristiques propres aux grands corps d’État : concours d’entrée, école de formation spécialisée, entrée de certain-es magistrat-es au Conseil Supérieur de la magistrature (CSM) en charge de la discipline du corps et de la distribution des plus hauts postes de l’organigramme judiciaire. La période est également marquée par l’ordonnance de 1958 qui organise le corps sur le modèle des hauts fonctionnaires : proclamation de son unité, différentiation et hiérarchisation en trois grades, encadrement des mobilités de carrières et instauration de procédures de disciplinaires. C’est sur le fondement de ces réformes que la magistrature se différencie progressivement. Néanmoins, le maintien de liens d’interdépendance organisationnelle avec le ministère de la Justice restreint l’autonomie du groupe et l’étendue de ses prérogatives.
Le difficile équilibre institutionnel entre la Cour de cassation, le ministère de la Justice, le CSM et enfin les syndicats professionnels résulterait, selon les auteurs, de l’inachèvement du processus d’autonomisation de la magistrature. Ces tensions entre aspirations à l’autogouvernement des magistrat-es et tutelle de la Chancellerie sont illustrées dans le livre par le cas de la gestion des carrières dans le corps. La direction des services judiciaires joue un rôle central dans l’organisation des mobilités professionnelles en plaçant les magistrat-es dans la plupart des postes de la profession, à l’exception des fonctions hauts placées qui sont pour leur part distribuées par le CSM. Si ce dernier est composé de magistrat-es et de personnalités qualifiées désignées par des instances politiques, la Chancellerie conserve un droit de regard privilégié sur les nominations en donnant un avis plus ou moins contraignant sur toutes les nominations y ayant cours [6].
La situation d’interdépendance est incarnée par les professionnels eux-mêmes qui circulent entre des postes en juridiction, et des postes dans la haute administration et des autorités de régulation [7]. L’étude pointe ainsi la part notable de membres du corps en mouvement vers des postes au ministère de la Justice et le nombre important de détachements (en 2017, près de 11% des magistrat-es ont connu un détachement au moins), bien que la typologie des postes alors investis reste méconnue [8].
Plus qu’un ouvrage de référence, Sociologie de la magistrature est une invitation au terrain. Les liens complexes entre la Chancellerie et le judiciaire se déclinent ainsi dans de multiples sphères demeurant pour l’heure inexplorées, laissant à voir l’intérêt de recherches plus approfondies. Entre autres, le ministère accueille des bureaux en charge du budget et de l’immobilier judiciaire, le service de l’Inspection générale de la Justice et exerce toujours un pouvoir d’édiction d’instructions générales à destination des parquets.
Si l’approche par la profession est heuristique pour les enquêteurs, elle les éloigne de développements récents en science politique offrant d’autres perspectives sur le statut actuel de la magistrature dans l’État. Les mutations actuelles des formes de régulations sociales par le droit [9], s’illustrant notamment par la délégation de l’action publique à un système d’agences [10], redistribuent les cartes en élargissant le territoire professionnel des magistrat-es [11].
Ces nouveaux espaces du travail administratif [12] redéfinissent les postes leur étant accessibles et représentent une opportunité d’expansion pour la profession. Le développement de ces trajectoires inédites redéfinit le champ des possibles pour les membres de la magistrature judicaire, laissant à présager de profondes mutations. En miroir de cette sociologie morphologique du corps de la magistrature s’esquissent ainsi les remodelages de la fonction publique et les transformations contemporaines de l’État.
par , le 24 avril
Elsa Coutaux-Bouscary, « Une sociologie d’un corps d’État », La Vie des idées , 24 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-sociologie-d-un-corps-d-Etat
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[1] Jean-Luc Bodiguel, Les magistrats : un corps sans âme ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 ; Anne Boigeol, « La magistrature française au féminin : entre spécificité et banalisation », Droit et Société, vol. 25, 1993, p. 489-523.
[2] Marie-Christine Kessler, Les grands corps de l’État, Presses de Sciences Po, Paris, 1986.
[3] Cette idée est centrale dans la thèse de Violaine Roussel. Voir V. Roussel, Affaires de juges. Les magistrats dans les scandales politiques en France, Paris, La Découverte, 2002.
[4] Pour une étude historique exhaustive des modes de recrutement des magistrat-e-es, voir Catherine Fillon, Marc Boninchi et Arnaud Lecompte, Devenir juge. Modes de recrutement et crises des vocations de 1830 à nos jours, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, 2008.
[5] Cette idée est centrale dans la thèse de Violaine Roussel. Voir Violaine Roussel, Affaires de juges. Les magistrats dans les scandales politiques en France, op. cit.
[6] Cet avis n’est que consultatif pour les nominations au siège mais lie le CSM pour celles au parquet.
[7] Luc Bolstanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue Française de Sociologie, vol. 14, no 1, janvier 1973, p. 3.
[8] Anne Boigeol, « La magistrature « hors les murs ». Analyse sociologique de la mobilité extra-professionnelle des magistrats », Bulletins de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, vol. 71, no 1, Persée - Portail des revues scientifiques en SHS, 1998, p. 150-155 ; Lucile Belda, « Sortir du corps judiciaire : un détachement sans attachement », École Nationale de la Magistrature, 2020.
[9] Philippe Bezes, Réinventer l’État, Puf, Paris, 2009.
[10] Antoire Vauchez, Le moment régulateur : naissance d’une contre-culture de gouvernement, Paris, Sciences po, les presses, 2024.
[11] Andrew Abbott The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, University of Chicago Press, Chicago, 1988.
[12] Natacha Gally, « La haute fonction publique entre organisations, professions et patrons : Une sociologie comparée des marchés du travail administratifs », Revue française de science politique, vol. 70, no 1, Presses de Sciences Po, 10 mars 2020, p. 49-74.